Et l’orgue commença à jouer : sa respiration absorba le vent des nuages et celui des montagnes, celui de la terre et du ciel de printemps et celui qui fait friser toutes les vagues, elle absorba le vent de la multiplicité de l’univers, elle-même ; elle absorba tout cela et le réunit pour en faire une unique et grandiose tempête chantante et mesurée, qui dans ses flots grondants, dirigés par la candeur musicale d’un maître d’école de village transmuait toute la multiplicité profondément cachée du souffle de l’univers arrivant et s’écoulant, et transmuait, plus cachées encore, toutes les diversités du temps. Elle les transmuait en un instant présent qui persiste, en une spatialité à tel point flottante qu’elle était capable de se marier à l’espace local et présent, bien que ce ne fût que celui d’une église de village indigente et hélas très détériorée, se mariant aux sons qui depuis des siècles sont indestructiblement enclos dans ces murs gothiques. Une forme conservée ! Notre vie s’écoule dans un monde sans forme s’évanouissant dans l’oubli, un monde crépusculaire, et comme nous sommes souvent incapables de créer une forme, de créer une véritable connaissance, nous prétendons aimer cet état crépusculaire animal et même végétal, parce qu’il représente, après tout, l’enfoncement le moins douloureux dans le non-être, la vie informée qui se dissoudra doucement dans l’absence de forme. N’est-ce pas la même chose que nous exigeons de la musique ? N’entendons-nous pas en elle également rien que notre évanouissement, que l’onde répercutée et s’évanouissant au loin du souffle émanant de l’herbe, émanant des nuages, l’écho de l’existence qui arrive et s’évanouit au loin ? Nous l’entendons et
précisément parce que, dans l’écho de ses individualisations et de ses pré-individualisations, nous y entendons le souffle qui passe et s’écoule, nous sentons derrière elle l’action du Tout qu’elle comprend en elle, – compréhension totale sans laquelle il n’y aura jamais, en aucun cas, de compréhension individuelle. L’écho du Tout, c’est la musique … »
Hermann Broch, Le Tentateur (Der Versucher), trad. Albert Kohn, Paris, Gallimard, 1960, p.73-74.
NB : pour qui veut s’efforcer de comprendre les processus qui conduisent aux fascismes, au nazisme, aux totalitarismes « de gauche », il faut lire ce roman de Hermann Broch, d’une lecture exigeante, mais c’est la moindre des choses eu égard au problème. On se rendra enfin compte que ce dernier est moins celui des politiques (qu’ils soient rusés, pervers ou égocrates) que celui des foules, des masses, du « peuple »… Chacun devrait donc commencer par faire l’inventaire de ses propres ressentiments.
Le choix de André Hirt