Pour Florence
L’utopie a déjà eu lieu, ne nous y trompons pas et n’ayons pas peur du paradoxe ! Ce constat est extrêmement troublant. Par tous les nerfs, par toute la peau, avec toute la pensée disponible, à l’écoute de la musique de Haydn et plus particulièrement de ces symphonies des « Heures du jour », qu’on avait découvertes il y a des années grâce à Harnoncourt et qui constituent le N° 10 de la vaste entreprise de l’enregistrement de l’intégralité des symphonies par Giovanni Antonini, ici avec Il Giardino Armonico, l’horizon étant la date anniversaire du tricentenaire de la naissance du musicien en 2032, on ressent une forme de bonheur, en vérité pas même une forme, mais le bonheur lui-même. Quelque chose de lui (car on ne sait pas trouver ailleurs ou autrement le critère de sa présence ni même celui de sa venue) nous émeut encore à l’écoute de cette musique, celle de la traversée d’une seule et même journée, comme il en existe quelques-unes dans une vie, par exemple, mais cela est si imprévisible, si miraculeux, lorsqu’on pénètre dans un espace ouvert d’un endroit de Toscane et qu’on respire comme on n’a jamais respiré, en sentant un mélange d’huile, de végétal et de vin (oui, il doit s’agir de la boisson des dieux qui sont ici partout, derrière chaque arbre ou buisson), ou encore en remontant la route des vins en Alsace, avec sur le haut les ruines du château. L’on sait aussitôt, car c’est cela l’événement que presque chaque mesure de cette musique marque, par exemple surtout les entames de ces symphonies et souvent aussi de chaque mouvement, que cet instant dilaté, qui demeure absolument présent alors qu’il nous reste déjà, en se superposant, comme un souvenir, oui nous savons que c’est là le bonheur qui vient de résonner et de retentir. Nous nous disons alors, pour poursuivre la remarque faite plus haut, qu’il consiste en fort peu de choses, un quatuor à cordes comme Haydn en a composé tant (jusqu’au dernier, op. 103, inachevé, auquel, avec sérénité, sans la moindre aigreur, le compositeur a ajouté au soir de sa vie : « Voici tout mon art, je suis vieux et faible »), en instituant le genre, en l’édifiant plutôt en majesté, ou bien ces symphonies-là, aussi modestes en apparence qu’elles sont pleines et riches en réalité, sans reste, sans nuance, c’est-à-dire de part en part heureuses. Et lorsqu’à peine une ombre de mélancolie leur vient, ou lorsqu’un courant d’air les chasse, c’est alors magnifique au point de lui conférer sa signature, la musique de Haydn les absorbe et les inclut au sein d’un seul et même sentiment, celui d’heures heureuses. Lorsqu’on écoute cette musique, et il suffit en quelque sorte de seulement l’entendre, les sens comme la pensée, l’imagination aussi ne sont portés que par la positivité d’une humanité satisfaite.
Mais non, dira-t-on, même s’insurgera-t-on puisque la 8° Symphonie, « Le Soir », s’achève par l’orage et le tonnerre ! C’est que c’est le soir, c’est parce que le bonheur tient à un peu de lumière, que cette mince pellicule qui justifie et embellit la vie peut, va même, de diverses façons, se briser comme du cristal. Pourtant, sans cette menace, cet affect qui n’est que la modalité la plus désagréable de la conscience, il ne peut y avoir la moindre sensation pleine, avide, ou un sentiment lui-même presqu’à l’étroit en nous du bonheur.
Avec Haydn, il faut donc considérer les choses de haut, de très-haut, ce qui n’empêche pas une attention extrême aux détails des choses et à cet totalité nuancée et faite d’oppositions qu’on appelle le monde. De haut, c’est-à-dire en son cœur ! Laissons donc pour une fois de côté ce qu’en disent les musicologues, par ailleurs de façon souvent très instruite (en l’occurrence à propos de ces symphonies, sans doute la course du soleil, l’influence de tel événement ou encore la fonction inductrice de telle circonstance sur la composition), ne retenons que le programme, cette musique purement et exclusivement affirmative, très différente de celle de Mozart chez lequel apparaît le négatif pour, il est vrai, être le plus souvent relevé dialectiquement. Dans la musique de Haydn, on ne trouvera aucune dialectique, mais une plénitude, l’absence du vide. De même, ce n’est pas franchement l’innocence qui vient à l’esprit s’agissant de cette musique, pas même un amoralisme supérieur et déjà goethéen, ou plus immédiatement une indifférence, mais, disons, la pure positivité de tout ce qui est, y compris la tempête et l’orage.
L’utopie, ce n’est pas que le monde doit être en ordre, mais qu’en réalité et en vérité il l’est depuis toujours. Il est seulement voilé, il l’est devenu, il s’est ainsi recouvert et obscurci en raison des activités humaines qui ont jeté des germes de désordre aussi bien dans les choses que dans les pensées. À l’inverse, cette musique est non seulement celle d’un monde plein, sans la moindre béance dont ferait aussitôt usage quelque dialectique toujours à l’affût, mais un monde léger, qui va dans les deux siècles suivant progressivement basculer dans l’Histoire, c’est-à-dire la tragédie moderne, celle qui ne supportera même plus la moindre représentation.
L’utopie, donc. Elle commença avec la Création dont on entend ici, au début de la Symphonie Le Matin, l’écho du commencement de l’Oratorio du même nom. Comme on sait et comme l’humanité en a fait la tragique expérience, elle se brisa aussitôt dans la suite de la création, après avoir connu quelques moments où elle se souvint brièvement de la lumière qui s’était alors faite. Il en va, on l’a déjà compris, de même dans ces trois symphonies qui égrènent le heures du jour comme s’il s’agissait des trois temps de l’Histoire.
Mais Haydn insiste, il sait que la Création a eu lieu et qu’elle ne put qu’être « bonne », d’une bonté innocente, d’une innocence qu’aucune culpabilité première ne précéderait. C’est pourtant encore raisonner en termes de principes ou de causes. Haydn répète plutôt un rythme, une raison, une forme de circularité toujours. Ainsi, dans Les Saisons. Chez Haydn l’utopie n’est pas à réaliser, elle est seulement cachée. Elle apparaît dans sa réalisation comme le temps qui se lève ou à la façon dont un ciel est essuyé après l’averse ou encore un paysage après l’orage.
Déjà « les heures du jour », si on les distingue ou si l’activisme de la civilisation le permet et les laisse apparaître, n’ont de réalité que si elles possèdent chacune leur valeur et leur sens. La distinction est déjà une opération de la logique et indique précisément un sens, autrement dit une ouverture dans laquelle quelque chose peut se manifester, qui lui appartient en propre, dont elle forme le point d’imputation. Ainsi, un matin ne peut que s’ouvrir à l’avenir, autrement il ne possède pas vraiment de sens. Midi est un moment suspendu où on se laisse vivre, où la journée est pleinement apparue et réelle. Le soir en revanche est cet autre moment d’un recueillement, d’un repos, du travail achevé. Alors le sens de la journée se recueille. Tous ces moments, qui ne sont pas simplement ou seulement des séquences singulières de la journée forment des fenêtres d’ouverture du monde lui-même. Et il n’est pas étonnant que ce soit la musique qui en dégage les espaces en les marquant, en les déclarant, en les scandant comme nulle autre activité humaine. Même celle du travail est dépendante du moment de la journée, en principe du moins lorsque les brouillages civilisationnels n’ont pas encore répandu et infusé leurs aliénations, autrement dit leurs contresens. Disons que la musique fait résonner la conscience de ces moments du jours, de sa réalité et de son processus, comme d’un prélude à la conclusion d’une symphonie ou les différents moments, très liés et se superposant, d’une sonate. Chacune de ces œuvres forment une expérience, en miniature si l’on veut, du monde.
C’est donc moins l’attention portée aux circonstances et aux conditions apparentes de la création, la teneur chosale dirait Walter Benjamin, qui doit être requise en cette matière que la concentration, ou son écoute, sur ce qui se compose et qui, s’agissant de Haydn, ne ressemble en rien à ce qui sera produit par la suite en musique. Il est vrai qu’on plaque sur celle de Haydn soit un classicisme sans intérêt, proche de la musique de table, soit, au mieux, une énergie Sturm und Drang qu’on entend effectivement ici, c’est indéniable. Toutefois, cette musique est si singulière, si suffisante à elle-même, inatteignable et donc souveraine, qu’elle renvoie, on ne peut le nier, pour y faire accéder, à un « autre » monde, mais non pas révolu (qu’y a-t-il de nostalgique dans cette musique ? Cette absence est bouleversante pour nous), mais un ailleurs qui s’ouvrirait pour un peu que l’humanité le veuille après avoir compris qu’elle se trouvait à un point décisif de bifurcation. D’une certaine manière, cette trilogie des symphonies des Heures du jour constitue la dernière grande journée avant le basculement dans l’Histoire devenue trop écrasante pour ceux-là mêmes qui la font. Tout cela s’entend dans cette musique, tout cela est annoncé par elle. Elle est le symbole de cela.
© André Hirt
1 janvier 2022
Haydn, Les heures du jour, Giovanni Antonini, Il Giardino Armonico, Alpha-Classics, Haydn 2032, n° 10
Autres informations sur le projet Haydn 2032 et sur Giovanni Antonini sur le site du label.
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