Musique par advertance
ALLEGRETTO
Les musiques romantiques, post-romantiques et du XXème siècle habitent ma petite maison.
La bien-nommée TSF en fut le tout premier le vecteur, d'autant que nous habitions à l'écart des concerts symphoniques. La radio était une sorte d'organe magique. Il trônait au centre de l'armoire de cuisine, et plus tard un modèle plus sophistiqué de radio devint meuble vernis au salon, avec tous ces noms mystérieux de lieux gravés sur la grille de programme : le si proche visuel d'un lointain sonore. Peut-être le début de ma fascination pour les toponymes en toutes langues, associés à leurs sonorités ? Mon frère, ignorant qu'un grand oncle avait installé la radio au village maternel, fabriqua adolescent, des postes radio minuscules et, à l'ère numérique, des amplis à lampes, puis son propre auditorium.
Une première révolution consista en l'arrivée de la chaîne stéréo balayant l'électrophone mono. Avec en corollaire une frénésie générale pour les vinyles. Je pouvais acquérir tout le "dernier" Beethoven et l'écouter dans de bonnes conditions. Aux 16 décembre et 26 mars, je "séchais" les cours au lycée : commémoration de Ludwig oblige, parfois avec un copain de classe. C'est par Beethoven via Romain Rolland, que j'en suis venu à Goethe et, dans la foulée, à lire Novalis et Hölderlin. Peu après bien sûr, il y eut L'absolu littéraire de Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe ...
J'avais désormais l'âge d'aller seul au concert avec ma "bécane" ; puis en voiture. Je n'ai pas oublié Sergiu Celibidache au festival de Besançon. Ni le son puissant et le regard beethovénien que projetait Emil Gilels dans le couvent de Guebwiller. Bien plus tard, j'en appris sur sa vie difficile par l'un de ses collègues, également élève de Neuhaus et proche de Pasternak, par ailleurs magnifique interprète des Pianos préparés de John Cage : Gérard Frémy.
Ce furent ensuite les concerts et opéras à Strasbourg. L'impressionnant Wozzek de Berg ; ou Musique pour cordes, percussions et célesta de Bartók, enfin en "live" – j'entends encore mon camarade d'études Serge Cyferstein me souffler la veille du concert, comme pour m'exciter davantage : " Bartók c'est le Bach du XXème siècle". Il y avait également les concerts dominicaux et gratuits de musique contemporaine à la Maison de la radio. Les Rencontres de musique contemporaine de Metz m'ont ouvert aux figures de la musique vivante de l'époque. Permis de rencontrer le malicieux et attentionné John Cage. Et préparé à des collaborations avec le pianiste de jazz Pierre Vinit et plus tard, avec le compositeur Jean-Jacques Benaily.
Le souvenir radiophonique le plus marquant, à l'adolescence, est la série d'émissions sur France Musique, où Henry-Louis de La Grange évoquait, d'une voix précise et passionnée, Gustav Mahler. Si bien que lorsque l'homme ayant interrogé Walter Gropius m'accorda – des décennies plus tard – un entretien dans son hôtel particulier, ce fut un enchantement. Je travaillais au périple final de Gadjo-Migrandt : Vienne - Berlin - Weimar - New York - Black Mountain College. Le fil d'Ariane était l'école de Vienne - Mahler en figure tutélaire - jusqu'à John Cage (élève de Schoenberg), Stefan Wolpe et Edgar Varèse (tous deux élèves de Busoni).
Je n'étais sans doute pas le premier à lui demander comment Gropius avait justifié sa lettre d'amour expédiée par "erreur" à Herr Direktor Mahler. La Grange souria : "il m'a répondu que c'était par inadvertance".
Dans son corridor était accrochée l'affiche de la création de la symphonie Résurrection. Une des deux solistes était Elise Elizza. J'entretenais alors avec elle une relation privilégiée.
Annie avait 95 ans quand je l'appelais en pleine nuit à San Diego, pour qu'elle me raconte sa vie d'avant guerre. Sur une photo de 1934, aux côtés de son époux le poète Ghérasim Luca, elle portait un bracelet, et je lui demandai de m'en parler. Sa tante le lui avait offert quand, s'exilant à Paris, Annie fit étape à Vienne. Cette tante, Elise Elizza, avait été une soprano sous la direction de Gustav Mahler et, m'avait raconté Annie, lorsqu'elle avait bien chanté, Mahler lui donnait 10 gröschen ! Soudain, deux foyers principaux de mon livre, qu'étaient Ghérasim Luca d'une part, Gustav Mahler d'autre part, étaient reliés par ce bracelet. Cette synchronicité ouvrait de nouvelles portes.
ADAGIO RELIGIOSO
J'écris le plus souvent en musique. Selon le texte et son climat, je choisis la musique ; parfois l'inverse. Hormis quelques musiques moyen-âgeuses (Le Llibre Vermell de Montserrat), Bach, de rares baroques, le spectre est relativement étroit : de 1825 jusqu'à Maurice Ravel, Béla Bartók, Leoš Janáček ; Dmitri Shostakovitch, Ernest Bloch, Jean Sibelius ou "Rachma". Et les Viennois, toujours. Sans doute une recherche préalable de confort, contrastant certes avec l'équilibre précaire de mes "fabricatures". J'apprécie la musique vivante en concert, mais plus difficilement en CD ou radio. Aux musiques déjà évoquées pour accompagner l'écriture, s'ajoutent les groupes de rock et de pop légendaires, notamment ceux qui passaient en concert à Berlin au début des années 1980. Nick Cave par exemple. Certains groupes continuent de me stimuler, comme U2 lorsque je travaillais il y a peu à mon poème irlandais "avec" Antonin Artaud et d'autres. J'écris parfois dans l'ambiance suscitée par Tuxedomoon, ou And Also the Trees. Ou les voix singulières de Nico, d'Asaf Avidan ou de Sigur Ros. Il y a aussi les musiques dites "du monde". Celles du Moyen-Orient. Ou les chants carmatiques d'Inde. Avec le jazz, c'est devenu plus délicat depuis l'interruption de ma pratique de trompettiste.
Une deuxième révolution fut naturellement l'arrivée du CD. J'ai certes compris les habituels reproches à son encontre. Mais dans mes usages l'outil apporta un progrès décisif – sans parler de l'économie de place dans nos modestes appartements urbains. Avec les vinyles je devais me lever toutes les 25 mn pour retourner le disque ou le changer. Désormais je pouvais écrire sans interruption pendant une heure, parfois plus.
Est-ce que cela accrut mon désir du poème long ? Mon envie d'ouvrages volumineux ? (des volumes, donc). J'entrevois une autre piste. À mi-chemin de mon Cycle des exils, j'ai fantasmé sur le fameux nombre 9 des symphonistes. Beethoven ; Bruckner ; Schubert. Les symphonies de Mahler. Sa Neuvième est insurpassable, avait dit Alban Berg à sa création. Une œuvre autant animus qu'anima, tant on entend chaque goutte d'eau fluer dans le fleuve. Elle, comme la Neuvième de Beethoven ou celle de Bruckner – qui retouchait encore la partition sur son lit de mort – dépassent l'entendement de leur époque. Il y a là l'expression d'un surpassement indomptable, voire sacrificiel, qui à présent ne peut plus être porté socialement, à moins d'émaner d'un geste sportif – c'est alors l'exploit, avec possible exploitation. Faut-il voir une leçon d'humilité quand Alban Berg laisse de côté son grand œuvre Lulu, pour composer d'urgence le limpide et précaire Concerto à la mémoire d'un ange, un requiem, son ultime opus qui s'achève en citant le choral "Es ist genug" de Bach ?
En août 1935, à Vienne, à Berlin, on pouvait toujours prier pour que ce fût assez ...
ALLEGRO VIVACE
Longtemps l'on ne connaissait de la Dixième de Mahler qu'un Adagio. La blessure avait été trop profonde. Folie ... détruis-moi avant que j’oublie que j’existe, que je cesse d’être, en marge de la partition.
J'ai une affection pour sa reconstitution intégrale. Son précaire Purgatorio semble narguer avec ironie ce jugement dernier peint sur toute la façade de la maison jouxtant la demeure familiale - à Jihlava - qui devait obséder l'enfant.
En songeant après trente-cinq ans de Cycle des exils, à sa future conclusion, y avait-il l'ambition titanesque et mélancolique d'un surpassement ? Ou bien l'espoir d'une sérénité trouvée avant achèvement ? Je m'étais en tout cas, après La fugue inachevée, convaincu qu'il y aurait neuf forts volumes. Par mimétisme ? Par numérologie, plutôt. Un peu à la manière des 24 parties de la Descente de l'Escaut calquées sur les 24 lieder des Winterreise, par Franck Venaille (lui par Van Dam, forcément ; moi plutôt par Quasthoff).
Finalement le huitième livre du Cycle - et le dernier - a pour titre Lamenta des murs. C'est pas mal non plus, le nombre huit ...
Une troisième révolution fut celle des radios par satellites, qui ont permis à nouveau l'accès aux radios musicales étrangères. J'ai retrouvé mon plaisir de jeunesse avec des retransmissions allemandes, autrichiennes, suisses, etc. Pour une courte durée : les programmes sont devenus classiquement si conventionnels. Et logiquement, sont en voie de cesser d'émettre. Quant aux "radios" via le net, ou les "playlists", elles ont un autre usage dans mon activité d'auteur. Musique d'ameublement, plus que pénétration sonore dans l'air du scriptorium jusqu'à l'ébranler. Quelque chose semble décidément programmé pour être perdu, avec ce design intégral des ordinateurs domestiques. Mais je n'aurais pu écrire certains de mes livres sans eux ...
Patrick Beurard-Valdoye
image : Sergiu Celibidache, © Getty