Remettez-vous dans cette disposition : vous ignorez tout de lui, qui il fut, comment il vécut et mourut, qui il connut (Brahms par exemple auquel il fit entendre tout jeune son concerto) et vous ne l’avez jamais entendu jouer de son violon. Il n’y aurait que ce nom, qu’on croirait rencontrer dans I.B. Singer (avec un n ou deux ? la pochette du disque et les informations prises sont en contradiction : c’est pourtant très important, comme l’a, je crois, souligné Georges Didi-Huberman, je ne sais plus précisément où, mais en tout cas dans Aperçues, Minuit, 2018, p. 239-242, mais j’ai sans doute rêvé d’un autre endroit) et qui apparaît à présent presqu’irréel parce qu’il appartient au monde d’avant. Au monde d’avant ? Vraiment ? Ou plutôt à un monde qui n’eut que la seule ressource d’abord de résister, de montrer ce que pouvaient être la musique et la littérature, c’est-à-dire le chemin vers quelque Terre promise, qu’on soit croyant ou pas, peu importe finalement puisque l’art lui-même contenait, on le dit désormais au passé, cette promesse, puis de disparaître, d’être anéanti par la fureur des foules qui ont confié leur sort à la folie incarnée et englouti par la dévastation des puissances techniques et médiatiques, un « monde » sans silence, qui est pourtant la condition de toute musique comme de la pensée, ce que Baudelaire avait analogiquement remarqué avec l’arrivée de l’éclairage au gaz en écrivant qu’il ne ferait plus jamais nuit, avant que le monde qui va finir, précisait-il, ne nous plonge définitivement en elle.
À présent, je crois savoir tout cela, il est possible de le savoir, ou bien de le sentir, ce qui est bien plus fort et certain, en écoutant Bronislaw Huberman dans ce disque. Comment le dire ? J’en ai par devers moi la preuve, celle de l’expérience. C’est assurément une illusion rétrospective, mais peu importe, même si je l’avais compris, intuitivement, dès la première écoute, il y a désormais bien longtemps. J’ai conservé ce disque réédité au tout début des années 1980 dans la collection Références dirigée par André Tubeuf du concerto de Beethoven avec Georges Zsell, un enregistrement, rendons-nous compte, de 1934 ! Je regarde sa pochette, jamais rangée mais déposée à la manière d’une icône comme sur l’image ci-jointe, et je regarde avec gratitude et si c’est concevable avec amitié ce visage incliné, volontaire, cette bouche sensuelle, tous les jours. Sa découverte fut un moment inoubliable, qui ne cesse de se reproduire.
***
Mais le concerto pour violon de Beethoven… Tout le monde le connaît, aurait-on dit, jadis, dans les milieux cultivés. Alors, pourquoi faire toute une affaire d’une œuvre si souvent entendue et la plupart du temps presque rabâchée ? On devrait se le rappeler, il y a la découverte en et pour elle-même, et il y a la redécouverte, qui est la vraie découverte. Un peu comme lorsque le philosophe Alain soutenait : « la seconde lecture, la seule vraie ». Il faut toujours revenir, y revenir. Et le réel, dans son obstination, il se définit par là comme du reste l’inconscient, impose sa répétition et exige qu’on revienne à lui. Et ce retour fait au demeurant partie intégrante de lui. Même l’assassin retourne sur les lieux de son crime… Pourquoi donc, au juste ? Pour vérifier, pour être certain de ne pas avoir halluciné son action ? Ou bien, de façon perverse, pour jouir de son crime, enfin, comme on le ferait de son œuvre ? En tout cas, il revient. Et dans notre existence, nous « revenons » également pour d’autres raisons ? Ainsi, avec Bronislaw Huberman et grâce à lui, à ce concerto.
Ne négligeons pas que la répétition n’est ni la reprise d’un événement ou d’un état à l’identique, ni une différence au sens d’un non-retour à l’identique, pas davantage ce retour, se différenciant alors de l’original ou de « la première fois » par sa tonalité nostalgique. Alors quoi ? En vérité, qui ne se devine pas nécessairement dans la réalité, elle annonce, elle ouvre ce qui a peut-être déjà eu lieu, factuellement en tout cas, mais qui ne s’était guère laissé entrevoir jusque-là. La répétition est tournée vers l’avenir. Elle n’est pas si étrangère que cela à ce qu’est la promesse. On notera qu’une simple différence ne réalise pas cela, qui ne s’avère seulement possible que dans une reprise ou bien une articulation exacte qui aurait-été, ou qui aurait dû être celle de la première fois. Pensons aux répétitions théâtrales ou à celles des musiciens. Veut-on encore répéter aujourd’hui ? C’est aussi une affaire, comme on dit existentielle, comme dans l’amour. (C’était, c’est, en profondeur, le sens réel du mariage). Dans « répétition », il y a « amour ». On répète ce qui doit avoir lieu et qui a déjà en quelque façon eu lieu. Mais ce n’est que dans l’espoir, et donc avec la promesse que cela va avoir lieu ou venir à nous que cela aura déjà eu lieu.
***
La lumière peut s’entendre ! On la perçoit dans la parole sans heurt du violon de Bronislaw Huberman, dans cet instrument si fragile contrairement au piano qui impose sa force et qui exige d’être domestiqué comme dans une arène. À l’écoute de ce disque, et aussi grâce lui soit rendue, jamais l’œuvre de Beethoven n’a atteint un tel degré d’évidence. De transparence. Une conduite, une ligne se trace qui sait clairement où elle va parce que sans les ressources toujours douteuses des idéologies et des religions, c’est la même chose, elle s’éclaire elle-même au moyen de sa propre certitude. La musique, et c’est extraordinaire, devient alors ce qu’elle était dès sa composition par Beethoven, solaire, alors que les tons de l’époque dans laquelle jouait Bronislaw Huberman étaient si sombres (1934) et alors même que leurs ombres semblent s’étendre à nouveau sur la nôtre. Il y a comme un défi dans cette musique, ce fut là aussi déjà celui de Beethoven lui-même.
***
À cet égard, il apparaît clairement qu’un moment musical fait partie du contenu le plus substantiel d’une biographie. Et écrire devrait se ramener au récit de la suite des moments musicaux. Avec quelques autres, c’est certain, mais tous ne se ramènent-ils pas à eux ?
De même que le disque se tient là, sur la photographie, pour ainsi dire dans son milieu naturel, qu’il appartient étroitement à une histoire personnelle et que jamais il ne quitta l’exposition, le premier rang, de même l’interprétation du concerto qu’il propose n’a rien, vraiment rien, à voir avec les autres versions qu’on a pu entendre dans sa vie, même les plus admirables, Menuhin avec Furtwängler, Oïstrakh avec Cluytens, Schneiderhan toujours avec Furtwängler, ou encore Francescatti avec le merveilleux Bruno Walter qui dépose pourtant un chemin de fleurs à celui qu’emprunte le violon. Elle est d’un autre ordre, elle provient d’un tout autre plan, elle vient d’ailleurs. Écoutez le bruit des pas, d’abord, cette entrée du violon dans le premier mouvement, puis leur élan, leur joie, l’accueil irrésistible que l’orchestre leur accorde. Et dans le second mouvement, nous sommes déjà parvenus en Terre promise, comme la montée des premières mesures l’atteste. Le violon, nous le savons alors, est désormais tout le sens d’un monde qu’il a fallu abandonner (dans le passage de Georges Didi-Huberman cité plus haut, il est question du violon de Bronislaw, perdu, volé, et qui avait été dissimulé et défiguré par un vernis afin de servir dans un simple cirque… Il y a là une parabole que Kafka aurait pu développer, n’est-ce pas ?). Il contient, inébranlable, celui qu’eux, les victimes des bourreaux, n’ont pu vivre comme celui, c’est pourtant le même, qui pour nous n’est plus qu’un souvenir très irréel. Ce qui est certain, c’est que c’est dans cette gravure, à tous égards, de ce sens parti que nous pouvons trouver le nôtre.
© André Hirt
Écouter le concerto pour violon de Beethoven par Bronislaw Huberman