Voici une manière étonnante de faire de la musique, aujourd’hui. Pensez, un instrument sinon oublié du moins très méconnu, la viole de gambe, un répertoire pour le moins austère (Bach, une suite ainsi qu’une sonate, Carl Friedrich Abel (1723-1787) et ses Solos, un musicien que l’histoire tarde à inscrire et à rétablir dans son importance). Une fois dépassés l’impression et le préjugé d’avoir affaire à un disque fait pour méditer, comme il s’en fait beaucoup, pour supporter (en l’oubliant, ce qui ne sert à rien puisqu’un retour de ce qui est désagréable a toujours lieu, comme celui du refoulé) le train du monde qui, il est vrai, est insupportable, alors s’offrent à nous une musique d’une musicalité incomparable (d’une puissance combinée d’intériorité et de déploiement expressif), d’une part parce qu’elle nous était jusque-là largement inconnue, d’autre part parce qu’elle possède une réelle grandeur (écoutez ne serait-ce que la séquence Solos in D mineur d’Abel qui inaugure le second disque…).
Voici des transcriptions pour viole de gambe par Lucile Boulanger elle-même.
Il s’agit donc d’un instrument « ancien » qui, à l’écoute de ce disque, apparaît pourtant si intemporel, et même inactuel (unzeitgemäss, dirait l’allemand avec Nietzsche ou avec Serenus Zeitblom, le narrateur du Docteur Faustus de Thomas Mann, qui joue de la viole de gambe, justement !), c’est-à-dire pas du tout à la mesure du temps ou de l’époque, c’est-à-dire encore, car ce n’est pas du tout la même chose, profondément actuel en ce qu’il fait entendre en négatif notre temps et que par conséquent il en produit, au moins au sens technique du terme, en résonance et en vibration, une révélation ! L’instrument nu, sorti on ne sait d’où, de quel paradis, s’il est possible d’en parler en ces termes, car il n’existe que joué, exprime des sons qui, en effet, ne sont ni anciens, datés comme on peut le dire par exemple certainement d’une vieille horloge, ni contemporains si on les réfère aux bruits qui nous sont familiers, mais proprement inouïs.
À l’écouter avec attention, il est l’instrument à venir, nous ne l’entendons pas encore, ne savons pas l’entendre. L’impression est qu’il vient à notre rencontre. Ce qui est certain, c’est que la musique de Bach, jouée ici sur cet instrument, depuis cet instrument serait plus exact, renouvelle son écoute. Et, comme on l’a compris, celle d’Abel est encore à découvrir, elle commence à se dévoiler enfin une fois pour toutes à nous. Et on entend autre chose de ces musiques, en elles, on entend une autre musique dans la musique qu’on connaît et dont on croyait avoir fait le tour. Un écartement sonore s’installe aussitôt donnant lieu à une profondeur très différente, beaucoup plus ample, qui conduit au-delà, en deçà et par-delà notre monde, que celle du violoncelle dont on avait (trop) pris l’habitude, depuis la rugosité magnifique, mais massive et étroite de Pablo Casals jusqu’aux versions en recherche dit-on d’authenticité sonore d’Anner Bylsma. Cette musique jouée par Lucile Boulanger contient et délivre un infini dont nous n’avions pas idée. Elle est bouleversante.
Le choix de André Hirt
Deux renvois video à Lucile Boulanger
Première vidéo
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