On se souvient des Ragazze dans un disque consacré à l’opus 132, rien que cela, de Beethoven et à son miroir que fut un peu plus tard le quatuor opus 13 de Mendelssohn qui avait pris cette œuvre majestueuse pour modèle et qui lui édifie une statue en même temps qu’elle en poursuit l’inspiration. Le disque, mémorable, portait d’ailleurs un titre : Spiegel, c’est-à-dire Miroirs. Au-delà même de la qualité musicale engagée et exposée, on avait reconnu un art de composer un programme, de révéler des associations et non simplement d’en produire. Des associations, oui, mais nécessaires, qui sont en réalité aussi indispensables à la lecture et à l’écoute d’une œuvre qu’elles le sont pour sa survie, son devenir et son déploiement ramifié et reflété dans l’histoire.
Et voici qu’après un premier volume nous vient le second qui clôt ce cycle des quatuors de Bartók, avec les 3, 5 et 6°. Et c’est à nouveau une réussite, rien que si l’on prend en compte la seule exécution du 3°, certainement le plus déroutant des six quatuors, ne serait-ce encore que par l’exigence et la tension qu’impose sa concision, sa fulgurance qui au demeurant, et ça n’est pas une des moindres caractéristiques de cette œuvre, n’exclut pas une sorte de vitesse interne, on allait dire intérieure, comme dans la terminale et très brève Coda : Allegro molto qui, dans ses toutes dernières mesures fait penser à un réveil précipité au sortir d’un rêve, et sans le moindre doute d’un cauchemar.
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En matière de critique artistique, en l’occurrence musicale, la critique qu’on ne devrait pas confondre avec l’étude des œuvres, l’écoute impose, en excluant toute gesticulation rhétorique ou savante, toujours ridicule comme dans Molière, non pertinente parce qu’en définitive elle ne touche personne et ne fait passer, très momentanément, qu’un voile d’apparences, qu’on ne juge pas, parce qu’on en est incapable et que par ailleurs on se l’interdit au regard du travail investi par les artistes, en raison, essentiellement, de ce que l’écoute d’une œuvre, même complexe, n’a pas à être conditionnée par un savoir d’ordre technique. C’est là le principe non pas négatif mais très positif qui permet de soutenir le rapport à une œuvre, principe qu’on redoublera par cet autre, plus important encore, selon lequel ce qui commande l’écoute, c’est ce que nous fait une œuvre. À chacun, donc, à n’importe qui, au « premier venu » comme dit Baudelaire.
Ce qu’une œuvre nous fait ? C’est-à-dire ? On ne s’arrêtera pas à la seule émotion, pourtant nécessaire, d’abord, mais non suffisante, sauf à tomber, comme Heidegger en avait produit l’avertissement à propos de Nietzsche et de Wagner dans le règne de l’affectivité, donc du pur vécu. Non, l’émotion est un chemin, elle conduit vers une pensée, sinon, elle ne sera jamais que flatterie flattée. L’immersion dans l’émotionnel empêche, en effet et comme on sait, ou devrait savoir essentiellement en matière politique, car c’est bien dans ce domaine qu’elle finit par s’écouler, de penser, autrement dit, s’il est en quelque façon envisageable de traduire ce terme, de déterminer ce dont il retourne dans ce qui nous arrive, dans ce que nous éprouvons, dans ce que nous ressentons. Car il ne suffit pas de ressentir dans le seul partage du plaisir et du déplaisir, il s’agit de percevoir, disons de capter ce qui est senti dans le ressenti, un peu comme l’événement n’est aucunement ce qui arrive, mais ce qui arrive dans ce qui arrive.
Et justement, les quatuors de Bartok ne flattent guère la dimension superficielle et donc sans profondeur aucune du plaisir. Ils sont rêches, durs même, exigeants, pensants. Oui. Et ils pensent l’époque, ce qui arrive dans l’époque au point que les six qui composent la série des quatuors forment une histoire du XX° siècle sous l’angle de ce qui arrive dans ce siècle. Le seul équivalent, génial lui aussi, peut-être un peu plus complexe, car ironique et même sarcastique par la nécessité des choses, grinçant dans l’ombre menaçante de Staline, est constitué par les quinze quatuors de Chostakovitch. Cette histoire du siècle dont le 5° quatuor marque le moment absolu de crise (1934 !) trouve son lieu d’expression dans cette subjectivité d’Europe centrale, menacée de toute part par Hitler. Un personnage de ce genre n’est pas seulement une menace politique, mais il est parvenu jusqu’à nous, au-delà de nous, comme Staline, comme Mao, à quelques différences près, à défaire notre psychisme, en s’efforçant de l’écraser, de le déstructurer et de l’uniformiser comme une masse de seule matière réactive. C’est là la grande nouveauté de ce siècle qui se poursuit au demeurant dans celui qui se déroule actuellement. Pour bon nombre de raisons, Bartók quittera bientôt l’Europe, cet écart pris qui est le symbole de la fuite en avant non seulement de l’Occident, mais d’un continent qui au sens propre se vide et ne cesse de toutes les manières de se vider et de se nier, il partira en exil aux USA. Sa mère est morte. Il savait que la mort du père signifie, dans la douleur, qu’on est passé à l’âge adulte ; il sait désormais que la mort de la mère annonce qu’on est devenu vieux. Le 6° quatuor verra le jour, dans la nuit comme la nuit du monde.
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À l’instant, on voulait suggérer que l’ambiance du 3° quatuor est nocturne, indéniablement, et ce qui en renforce l’idée est la tonalité du rêve qui y apparaît manifeste. Techniquement, toutefois, au sens très large du terme, chacun remarquera bien les flottements dans la tonalité, malgré des moments de concentration, de rassemblement ou de stabilisation. Et c’est bien ce qui engage à se demander dans quelle langue on rêve, si c’est avec des mots, d’abord, ou bien seulement avec des images qui se composent tout en se décomposant. Et encore, quelle serait cette langue instable des formes du rêve. Alles schwebt, disait de son côté Webern. En effet, tout est flottant. Bartók se montre extraordinaire s’agissant de l’expression de cette dimension du réel (on songe aux concertos, pour piano, évidemment, mais aussi pour violon et alto).
À ce propos, on ne peut éviter cette autre question. Quel est ce rêve ? Quel peut-il bien être ? On n’en sait rien, comme on ne sait rien des rêves, si ce n’est qu’on les rêve, qu’ils nous rêvent. À la vérité, il y a le rêve sans sujet et sans objet déterminés. Et c’est de ce flottement précisément, dans ce non savoir que la musique témoigne et qu’elle exprime tout en sachant d’un savoir saturé et en lui-même inexprimable que ce qu’elle manifeste là est ce qui émane des plus grandes et même incommensurables profondeurs. Dans sa forme, plus haut on a évoqué la vitesse que les Ragazze rendent si bien, comme dans des virages qui seraient ceux que prend un bolide, on est saisi par la temporalité du rêve, à la fois étendu et ramassé, condensé dira-t-on en faisant usage d’un terme central de la Traumdeutung. La musique est ce qui reste.
Il s’agit tout autant de ces restes qui sont et forment tout le rêve, et qui laissent échapper le tout du rêve, comme chacun en fait l’expérience dans laquelle il se perd, et perd celui et qui il était un instant un plus tôt. On se retrouve également au milieu du rêve, entre autres et nombreux moments, dans le 5° quatuor, le deuxième mouvement, adagio molto, au cours duquel les Ragazze se font de plus en plus exploratrices du mystère, ou encore dans l’andante lorsque les cordes sont frappées par l’archet. Parfois seulement, des images pleines, indéniables, un peu fixes viennent ou alors semblent un instant stabiliser le rêve, comme ces citations du folklore magyar. Les Ragazze soulignent, du moins une fois de plus est-ce ce que l’écoute singulière et du moment retient, plus nettement que les Vegh ou que les Juilliard I cette dimension du rêve (on écoutera le Quatuor Hongrois à part, car il fut pionnier et constitue toujours, je crois, la référence). Les Vegh, surtout dans leur admirable première intégrale, avaient révélé sinon une sauvagerie, du moins une violence. Pour des raisons d’époque, on peut en faire l’hypothèse, cette version est directement inspirée par l’histoire. Quant aux Juilliard, eux aussi dans leur première manière et un tout petit peu plus tard que les Vegh, avaient en revanche mis en évidence les états de la subjectivité, de l’émotion, des souvenirs (c’est ainsi qu’apparaissent à l’écoute ces instants de remémoration du folklore comme faisant partie intégrante de l’histoire personnelle cette fois-ci). Il semble, à cet égard, que les Ragazze soient parvenus à tendre l’arc entre l’Histoire et l’histoire subjective, l’une éclairant, ou bien assombrissant l’autre. Plus que jamais, dans l’écoute, on saisit à quel point cette musique des six quatuors, redoublée par celle des trois concertos pour piano qui leur correspondent strictement terme à terme, est comme issue des textes de Kafka.
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Quelle fureur dans ce début du V° quatuor ! En 1934, le pressentiment de la catastrophe y est plus qu’indéniable. C’est pour une fois, au moins, une rencontre sur ces quelques accords répétés et qui se répondent avec Chostakovitch. On a pu dire, je crois, que ce début faisait penser au Jugement dernier ! Les dimensions de nocturne qui suivent dans les 2° et 4° mouvements prennent les caractéristiques moins du rêve que de l’effroi, on y passe parfois d’un élan de chaleur à la fureur en effet, comme dans une vision, on croit poursuivre un beau rêve alors qu’en réalité le cauchemar se tient prêt. Toutefois, il existe un moment de grâce dans le 2° mouvement lorsqu’on entend un choral qui fait irrésistiblement songer au 3° mouvement du XV° quatuor de Beethoven, ce chant de remerciement à la divinité, mais les pizzicati semblent en dissoudre la réalité. L’andante confirme la dimension tragique de l’ensemble : angoisse, hurlements même que les Ragazze rendent avec force, mais sans jamais infléchir leur jeu vers quelque expressionnisme qui dénaturerait la singularité de cette musique.
Dans le VI° quatuor, la tragédie est devenue subjective. C’est un deuil, c’est une tristesse infinie qui se font entendre. Les deux histoires, objective et subjective, se rejoignent dans l’exil qui, désormais, est à entendre dans tous les sens du terme. Le centre de gravité du quatuor se trouve indéniablement dans le mesto final lorsqu’on touche une sorte de fond sonore, un fond qui au demeurant n’en est pas un, on l’a compris, disons donc au bord du néant que la musique seule peut faire résonner comme le bruit que ferait une citerne. Le quatuor est celui de l’épuisement, que le ralentissement des tempi manifeste, il est aussi celui de l’absence de finalité, ou encore de sens, que la ritournelle envahissante va dissoudre dans la mort. La musique devient, on ne sait plus trop, ou bien épaisse comme la nuit noire, ou bien tout au contraire légère, parce qu’il n’y a plus rien. En tout cas, elle disparaît, elle s’enfonce dans le néant comme si elle se noyait, sans même lutter.
© André Hirt
Une présentation du CD par le quatuor lui-même : https://www.youtube.com/watch?v=P_ff3hOYTXA
(Source : youtube)
On notera le soin apporté à cette publication, tant s’agissant de la pochette que des textes.
Bartók Bound (vol.2), String Quartets 3, 5 & 6, Ragazze Quartet, Channel classics, 2021.