Comment éclairer une existence qui éprouve tellement de difficultés à le faire, mais qui s’y sera efforcée envers et contre tout, une existence dont toute la tension est justement portée vers la Lumière ? Toutefois, à la fin des fins, et dans le meilleur des cas, qu’est-ce qui se trouve ainsi éclairé ? À moins que l’œuvre seule, pour celui qui aura eu la chance, la force et surtout le courage de la produire, soit en mesure de dégager cette source de lumière et de l’exprimer, afin qu’en retour elle apporte à l’existence elle-même quelques lueurs de sens… Toujours est-il que la correspondance de Paul Dukas (1865-1935) est substantielle. Elle aura connu le bonheur de trouver en la personne de Simon-Pierre Perret un apôtre, au point de livrer, juste avant son décès survenu en 2017, le dernier volume des lettres du musicien admiré accompagné de notes et d’un appareil éditorial dont même les plus grands écrivains ne connaîtrons jamais l’équivalent. Non pas que cette correspondance, dans sa publication très soignée, agréable à lire, soit pour autant passionnante sur le plan artistique (il n’y est, en gros, question que de circonstances de la vie, de concerts, de rendez-vous, de remarques sur la santé des uns et des autres, en particulier celle de la fille chérie de Dukas, Adrienne), mais elle doit être évaluée – au-delà de son statut de document, ô combien important et précieux pour l’amateur ou l’historien – au regard de l’œuvre produite. Ce serait en effet du rapprochement du cours de l’existence, à travers ses péripéties, qu’elles soient agréables ou pénibles, avec l’œuvre et le souci de la poursuivre que pourrait se dégager précisément une lumière partagée.
À cet examen, c’est toute une problématique qui, dans le cas de Paul Dukas, on comprendra très vite le paradoxe, se fait jour et obscurcit la trajectoire créatrice du musicien. Car au moment où commence ce volume 3 de la correspondance qui s’étend de 1921 jusqu’à 1935, date de la mort de Dukas, l’œuvre, à peu de choses près, la création de La Péri surtout, est derrière lui. Et cette quinzaine d’années, tout de même, pour quelqu’un qui a composé ce chef-d’œuvre si particulier qu’est Ariane et Barbe-Bleue, ne devaient, intérieurement, pas être faciles à vivre pour le créateur qu’il était et est resté envers et contre tout.
Stérilité, dira-t-on. Il ne s’agit pas vraiment, pas exactement, pas tout à fait – on hésite – de cela. Il est vrai qu’on cherche au détour de la lecture de cette imposante correspondance quelque signe d’une œuvre vraiment amorcée, ne seraient-ce que des velléités d’une production musicale à venir. Or, à la lecture, pas grand-chose… On lira en revanche des remarques très intéressantes sur les livres qui viennent de paraître. Ce constat permet de se persuader que Paul Dukas fut une personne de très grande culture, littéraire essentiellement, et que cette dimension, loin d’être partagée par tous les créateurs, aurait dû, en principe, lui fournir au moins des sujets, des thématiques et des perspectives pour sa propre création. Or, cela ne fut absolument pas le cas. Car rien de ces lectures n’aura infusé dans une partition.
La question est par conséquent : pourquoi ? Et cette question, même ainsi posée dans sa généralité et dans son abstraction, est en elle-même intéressante. C’est elle qui doit guider l’intérêt et la curiosité que l’on porte à la personne comme au compositeur Paul Dukas. Autrement formulée, la question serait : que se passe-t-il après l’œuvre ? Ou bien : comment exister après l’œuvre ? Et du reste, que signifie cet après, pourquoi y aurait-il ou devrait-il y avoir un après ? Au demeurant et en principe, un compositeur investi connaît-il un après ? Ne compose-t-il pas, au-delà des aléas courants et inévitables de l’existence, jusqu’au terme de sa vie ? Et n’existe-t-il pas justement des œuvres tardives et des « styles tardifs » ? D’autant plus que l’absence d’existence proprement créatrice ne relève pas – on n’en trouve aucun indice, Dukas n’en parlant pas ! – davantage d’un silence, on songe par exemple à celui, résolu ou qui affirmait en quelque manière l’être, de Sibelius… S’il ne s’agit donc pas d’un « silence », de surcroît décidé, de quoi peut-il s’agir ?
On peut encore préciser, si l’on cherche comme il se doit à resserrer l’interrogation et la pensée d’un phénomène de cet ordre. Qu’est-ce qu’exister ou comment exister lorsqu’on est persuadé qu’on a l’œuvre derrière soi ? Le créateur n’est-il pas dans ce cas triste comme l’animal après le coït ? Et qu’est-ce que cela signifie ? Comment surmonter, ainsi qu’a su le faire pour sa part Goethe, cette tristesse ? Celle perceptible dans cette correspondance de Paul Dukas, qui pourtant n’est pas plaintive, s’écrit comme derrière un rideau de non-dit, en dérobant la vie intérieure, comme un voile jeté sur une vie secrète, souffrante et tourmentée, d’autant plus qu’elle ne manifeste pas ouvertement et quant à sa personne son tourment ? Pudeur ? Simple pudeur ? Complexe ? Et lequel, par rapport à qui ? Fauré au premier chef, d’Indy, Ropartz, ou encore la conscience d’une dimension indépassable qu’il entend toujours dans Wagner puis dans Debussy, le véritable « rival » intérieur ? Toutes ces hypothèses traversent l’esprit, mais la lecture de la correspondance ne permet pas de les dépasser.
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Toutefois, le lecteur possède un peu de recul et sans doute également dispose-t-il d’une vision latérale bien plus large. On se trouve en présence avec Paul Dukas d’un champ musical essentiellement français, à l’exception de l’Espagne, par exemple s’agissant des rapports avec Manuel de Falla. Mais rien n’apparaît des révolutions musicales qui sont contemporaines de cette correspondance, qu’elles portent le nom de Stravinski ou surtout de l’École de Vienne avec Schoenberg et Berg. Même Richard Strauss est au fond « ignoré ». Ne parlons même pas de Mahler et plus largement du legs allemand à la modernité plus « classique » avec Hindemith par exemple ou Reger. On fera l’hypothèse, une fois de plus, que ce sont ne sont pas de simples omissions, mais que derrière cette mise de côté il faut entendre la volonté, nationaliste certainement car on est encore si proche de la dernière guerre et au bord de celle qui vient, de produire une musique qui se soustrairait précisément à la prétendue domination de l’Allemagne. Il n’est pourtant jamais fait mention de politique, en tout cas, ce fil n’apparaît guère, pas davantage que la réalité sociale alors même que Paul Dukas est Inspecteur de musique dans le Nord de la France, qu’il passe un temps très important à Boulogne, Lille ou Douai… Ce complexe à l’égard de l’Allemagne existe, sans conteste.
Supposons néanmoins un instant que ça ne soit pas le cas, que l’enjeu soit en réalité d’un tout autre ordre. On pourrait donc se demander si le rapport très général à l’époque n’est pas en question. Entendons par là un mode inexprimable, impossible ou interdit à l’égard de cette époque. En effet, qu’exige-t-elle au fond, et comment rendre compte de sa tonalité sans recourir aux artifices que sont les seuls journaux qui ne pénètrent pas ce qui a lieu et encore moins ce qui arrive ? Ajoutons : la musique n’a-t-elle pas à exprimer quelque vérité concernant la situation du monde ? C’est cela qui se tiendrait derrière le mot de stérilité qui, par facilité verbale, ne cesse de faire retour dans l’impression. Or, toutes les interrogations légitimes à ce sujet sont à l’évidence évitées. Presque soigneusement a-t-on envie de dire. Si l’on admet un seul instant qu’elles sont néanmoins importantes, bien qu’on les formule ici d’une manière dans laquelle Paul Dukas ne se reconnaîtrait pas, ou bien, parce qu’on n’a pas vraiment changé de régime de langage et que dans la période que recouvre cette correspondance on pouvait tout de même lire Valéry, Claudel, Joë Bousquet, Bernanos et on en passe, dont certains sont au demeurant lus par lui, alors s’impose l’idée que la problématique plus générale que rencontre Paul Dukas, et qui a dû, nécessairement, le faire souffrir, est celle d’une impuissance de la modernité, d’une crise de l’inspiration, en un mot d’un retrait de la vérité elle-même cachée dans un réel devenu insaisissable ou, risquons le mot, en partance, soutenu en cela, dans son évanouissement, par les déploiements de la technique, l’essor pris par les totalitarismes, le communisme d’abord puis son bâtard que fut le national-socialisme. Il existe donc un texte invisible de cette correspondance, qu’une lecture un peu insistante porte à la lumière.
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Ces espaces insoupçonnés, en tout cas cachés, ainsi dégagés, ces dimensions une fois, d’une manière ou d’une autre révélées, on interrogera à nouveau cette création en tous points remarquables qu’est Ariane et Barbe-Bleue, parce qu’elle se tient au verso de la correspondance, comme la statue d’une vérité qui aura été dite une fois pour toutes, et que par ailleurs elle éclaire, si l’on peut dire, les questions qu’on a soulevées à défaut de les résoudre.
Car que dit Ariane et Barbe-Bleue ? D’abord, on rappelle que le livret est dérivé du conte de Perrault dans lequel le personnage de Barbe-Bleue tue des femmes. Une femme, non nommée, fait à son tour tuer Barbe-Bleue, mettant fin ainsi à l’enchaînement fatal de la série (dans toute « série », on songe également au catalogue des conquêtes de Don Giovanni, il faut reconnaître non seulement une fatalité subjective, mais également une fatalité mythique, de celle qui traverse structurellement l’histoire et l’existence des hommes ; en cela elle se prête à l’examen de la vérité qui la soutient et relègue au second plan la problématique subjective de l’obsession et de la perversion).
On le sait, l’opéra de Paul Dukas croise la préoccupation de la délivrance subjective avec la thématique de la Lumière. Autrement dit, la triangulation liberté, délivrance, vérité tend vers la clarté, comme pour disposer du moyen, les peintres diraient le medium, pour se déployer elles-mêmes. Alain Badiou, dans son commentaire filé de l’œuvre par lui à juste titre admirée de Paul Dukas (1) souligne à cet effet qu’« être » libre ne suffit pas, et n’est que pure abstraction, mais qu’il est nécessaire que cette liberté « apparaisse », en d’autres termes qu’elle se mondanise, qu’elle prenne pied dans le grand espace du monde. Toutefois, la lumière, même portée par Ariane qui la fait apparaître, qui la diffuse à vrai dire matériellement, ne parvient pas éclairer la conscience et les corps des autres femmes de Barbe-Bleue qui n’ont pas encore rencontré la mort (Sélysette, Ygraine, Mélisande, Bellangère et Alladine).
Mais à cet égard ces dernières ne sont-elles pas, si l’on accorde un peu de sérieux à cette formule, encore plus mortes ? Plus mortes que mortes ? Car il ne suffit pas pour la mort de survenir, en quelque sorte d’apparaître, donc en l’occurrence d’adopter le mouvement et l’apparence de disparaître, encore faut-il pour elle être ! Et mortes sont les libertés qui ne désirent pas se libérer. Et à la vérité encore, ces libertés sont moins ce qui meurt que ce qui n’est pas même né. Mortes, donc, depuis toujours, ou bien, c’est cela tout ensemble, elles veulent la mort, l’acceptent et la désirent alors qu’Ariane, la Lumière en acte, la Lumière venant, est la vie.
Une preuve de ce processus concernant la liberté serait qu’Ariane, en effet, parvient à délivrer de fait les femmes, sans pour autant qu’elles le soient par devers elles-mêmes. L’inversion a donc lieu : il existe une apparence de la liberté (« l’apparaître » dont il fut question un peu plus haut) qui ne présuppose ni n’induit son « être ». Olivier Messiaen dans le texte qu’il a rédigé pour l’opéra de Dukas (2), afin de rendre hommage à l’œuvre comme à l’auteur sur le plan spirituel, essentiellement symbolique, met en relation les paroles d’Ariane avec celles de Saint Jean. Ariane : « Mes pauvres, pauvres sœurs ! Pourquoi voulez-vous donc qu’on vous délivre, si vous adorez vos ténèbres ? ». Et saint Jean : « La Lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas comprise ». Il est impossible de passer à côté de la puissance de ces mots et l’on comprend soudainement que le sujet véritable de l’opéra est celui de l’apparence et des combats qu’on doit lui livrer. Le fameux « air des diamants », le plus célèbre de l’œuvre, en tout cas un des plus saisissants, en est le concentré et la démonstration. Et il est non moins certain que les mots en question restèrent gravés à jamais dans l’esprit de Dukas. Et même encore qu’ils guident aussi bien la moindre de ses pensées et toutes les lignes de musique et de correspondances qu’il aura rédigées. On l’a souligné, et Alain Badiou comme Olivier Messiaen y insistent chacun à sa façon, toute l’œuvre Ariane et Barbe-Bleue est une montée vers la lumière. Ariane désire s’inscrire dans la Lumière, qu’on revêtira d’une majuscule lorsqu’il s’agit de souligner un être ou un milieu par contraste avec cette lumière active qui se fait dans la montée vers Elle.
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Le mystère est donc celui de Paul Dukas lui-même, celui de son « être » qui « apparaît » si peu, plus exactement dont l’intériorité apparaît à peine dans la correspondance, et s’exprime seulement dans quelques très rares œuvres, essentiellement, presqu’exclusivement à la vérité dans Ariane et Barbe-Bleue. Olivier Messiaen évoque « l’étrange personnalité de Paul Dukas ». La lecture de cette correspondance corrobore cet avis. Messiaen poursuit : « De cette culture quasi trop vaste jaillissait un doute, une inquiétude, un scepticisme terribles (sic !) qui s’étendaient jusqu’à ses œuvres et condamnèrent au silence ses vingt dernières années. “Qui sait la vérité ?”, disait-il. » Le propos révèle indéniablement quelque chose de la personnalité de Paul Dukas et Messiaen avance une formule qui en permet, négativement certes, l’approche : « Son Ariane est le drame de la Vérité méconnue ! ». Autant dire que Paul Dukas n’est pas Ariane, mais son désir. Inversement, Ariane serait Paul Dukas en quelque sorte « réalisé » ou accompli, car enfin éclairé. Toutefois et pour autant, si Ariane porte en quelque façon la Vérité, si elle est la Lumière, au moins son incandescence, Paul Dukas ne se confond pas avec les femmes rebelles à sa clarté de Barbe-Bleue, mais il se tient en réalité, concrètement, existentiellement, dans la zone inconfortable, paralysante quant à la création artistique elle-même, entre ténèbres et Lumière. Paul Dukas, au regard de la phrase de saint Jean, n’a pas compris quelque chose à la Lumière, parce qu’il est lui-même encore pris, et à la hauteur du désir de Lumière qui est le sien, dans les ténèbres. Et les ténèbres l’empêchèrent tout autant de composer à la hauteur de son talent.
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Un dernier point est certain. Paul Dukas, dans son enseignement avait pour principe ceci : « Travaillez dans le complexe plus que dans le compliqué ». On comprend, et ce principe pourrait même être la devise de certains philosophes. Mais est-il exact, pertinent ? Qu’implique-t-il surtout ? N’est-il pas un artifice, peut-être même une dénégation. Car il y a incontestablement du compliqué… Le compliqué, c’est le réel, ce qu’on ne peut quasiment pas résoudre, ni par conséquent exprimer alors que le complexe porte en lui-même déjà, après un peu effort et de soin méthodologique, sa solution. Autrement dit, le principe évite l’obscurité et présuppose la Lumière. C’est à l’honneur de Paul Dukas de le penser. Toutefois, toute cette symbolique de la Lumière sur laquelle s’attarde Olivier Messiaen dans son texte est accrochée soit à une foi, comme pour ce dernier, soit à un présupposé, soit encore à un désir, ce qui semble être le cas de Paul Dukas. Le réel, ce point obscur de ce qu’ « il y a », Paul Dukas l’effleure constamment dans son amour pour sa fille, dans une autre mesure dans le soin délicat qu’il apporte à prendre des nouvelles de la santé des uns et des autres. Le réel ici est bien sûr ici la mort, mais elle ne connaît jamais directement une thématisation à la hauteur de sa préoccupation. Paul Dukas s’est rencontré dans Ariane. Du moins a-t-il retiré de ce face-à-face un chef-d’œuvre. En revanche, tout du long de cette correspondance, il est, volens nolens, comme à côté de lui-même, écarté, décentré. Paul Dukas fut donc autant Ariane que Barbe-Bleue et ses femmes. La force de lettres qu’il envoie suppose, exige même un lecteur sagace sachant pénétrer ce drame jamais résolu dont l’expression musicale est restée silencieuse. Et ce silence dans lequel la musique d’Ariane ne cesse de se retirer est celui de l’absence d’œuvre.
© André Hirt
Simon-Pierre Perret, Correspondance de Paul Dukas, vol. 3 : 1921-1935, Actes sud/Palazzetto Bru Zane, 2022, 584 pages, 45€.
Écouter l'acte I d’Ariane et Barbe-Bleue :
Écouter et regarder l’air des diamants
1. Alain Badiou, Logiques des mondes, Paris, Le Seuil, 2006.
2. On peut lire le texte d’Olivier Messiaen dans le livret de l’édition vinyle d’Ariane et Barbe-Bleue sous la direction d’Armin Jordan (premier enregistrement mondial de l’œuvre), Erato, 1984. Malheureusement, la réédition en CD ne reprend pas ce texte.