Soudain je me souvins. Juliek ! Ce garçon de Varsovie qui jouait du violon dans l’orchestre de Buna…
« Juliek, c’est toi ?
- Eliezer… Les vint-cinq coups de fouet… Oui… Je me souviens. »
Il se tut. Un long moment passa.
« Juliek ! M’entends-tu, Juliek ?
- Oui… dit-il d’une voix faible. Que veux-tu ? »
Il n’était pas mort.
« Comment te sens-tu Juliek ? » demandai-je, moins pour connaître sa réponse que pour l’entendre parler, vivre.
« Bien, Eliezer… Ça va… Peu d’air… Fatigué. J’ai les pieds enflés. C’est bon de se reposer, mais mon violon… »
Je pensais qu’il avait perdu la raison. Qu’est-ce que le violon venait faire ici ?
« Quoi, ton violon ? »
Il haletait :
« J’ai… J’ai peur… qu’on casse… mon violon… J’ai… je l’ai emporté avec moi. »
Je ne pus lui répondre. Quelqu’un s’était couché de son long sur moi, m’avait couvert le visage. Je ne pouvais plus respirer, ni par la bouche, ni par le nez, la sueur me perlait au front et dans le dos. C’était la fin, le bout de la route. Une mort silencieuse, l’étranglement. Pas moyen de crier, d’appeler au secours.
Je tentais de me débarrasser de mon invisible assassin. Tout mon désir de vivre s’était concentré dans mes ongles. Je griffais, je luttais pour une gorgée d’air. Je lacérais une chair pourrie qui ne répondais pas. Je ne pouvais me dégager de cette masse qui pesait sur ma poitrine. Qui sait ? N’était-ce pas un mort avec qui je luttais ?
Je ne le saurai jamais. Tout ce que je puis dire, c’est que j’en eus raison. Je réussis à me creuser un trou dans cette muraille d’agonisants, un petit trou par lequel je pus boire un peu d’air.
« Père, comment te sens-tu ? » demandai-je, dès que je pus prononcer un mot.
Je savais qu’il ne devait pas être loin de moi.
« Bien ! » répondit une voix lointaine, comme venant d’un autre monde. « J’essaie de dormir. »
Il essayait de dormir. Avait-il tort ou raison ? Pouvait-on dormir ici ? N’était-il pas dangereux de laisser s’évanouir sa vigilance, même pour un instant, alors que la mort à chaque moment pouvait s’abattre sur vous ?
Je réfléchissais ainsi lorsque j’entendis le son d’un violon. Le son d’un violon dans la baraque obscure où des morts s’entassaient sur les vivants. Quel est le fou qui jouait du violon ici, au bord de sa propre tombe ? Ou bien n’était-ce qu’une hallucination ?
Ce devait être Juliek.
Il jouait un fragment d’un concert de Beethoven*. Je n’avais jamais entendu de sons si purs. Dans un tel silence.
Comment avait-il réussi à se dégager ? À s’extraire de sous mon corps sans que je le sente ?
L’obscurité était totale. J’entendais seulement ce violon et c’était comme si l’âme de Juliek lui servait d’archet. Il jouait sa vie. Toute sa vie glissait sur les cordes. Ses espoirs perdus. Son passé calciné, son avenir éteint. Il jouait ce que jamais plus il n’allait jouer.
Je ne pourrais jamais oublier Juliek. Comment pourrais-je oublier ce concert donné à un public d’agonisants et de morts ! Aujourd’hui encore, lorsque j’entends jouer du Beethoven, mes yeux se ferment et, de l’obscurité, surgit le visage pâle et triste de mon camarade polonais faisant au violon ses adieux à un auditoire de mourants et de morts.
Je ne sais combien de temps il joua. Le sommeil m’a vaincu. Quand je m’éveillai, à la clarté du jour, j’aperçus Juliek, en face de moi, recroquevillé sur lui-même, mort. Près de lui gisait son violon, piétiné, écrasé, petit cadavre insolite et bouleversant.
*Un peu plus haut, p. 473 : « Il se plaignait qu’on ne laissait pas interpréter Beethoven : les Juifs n’avaient pas le droit de jouer la musique allemande. »
Le choix de André Hirt
Elie Wiesel, La Nuit, chapitre VI, in L’Espèce humaine et autres écrits des camps, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2021, p. 508-510.