Tant que Dante écrit au sujet de l’enfer où vivent les humains, son poème épique reste vivant ; mais dès l’instant où il franchit le cap du ciel et s’apprête à décrire le divin, l’écriture meurt entre ses doigts. La musique peut l’exprimer, la peinture le peut aussi, car leur forme est dépourvue de mots, leur langage est différent et dépourvu de noms, aussi peu lié avec le je qui l’emploie et avec le je qui le comprend que le sont les chiffres dans une équation. Lire un roman après avoir écouté les Suites pour violoncelle de Bach équivaut à se détourner d’un soleil couchant pour aller s’enfermer au fond d’une cave. Le roman est la forme de la petite vie et ment dès qu’il s’en éloigne, il n’est dès lors plus un roman car il n’y a pas de je qui ne soit petit. La seule forme littéraire capable de transcender cela, c’est le poème.
Karl Ove Knausgaard, Fin de combat, trad. Christine Berlioz, Laila Flink Thullesen, Jean-Baptiste Coursaud et Marie-Pierre Fiquet, Paris, Denoël, 2020, éd. Folio, p. 536. Trad. modifiée (André Hirt).
Le choix de André Hirt
NB : ce livre est remarquable à bien des égards. Il est d’un ennui passionnant ! Un peu comme le définissait Thomas Mann à propos des œuvres d’Adalbert Stifter et de son Witiko en particulier. L’ennui du quotidien rapporté dans ses détails apparemment les plus dérisoires est à la lecture si épais qu’il parvient, par bouffées, à faire remonter à la surface ce sur quoi une existence repose, ici et maintenant.
Le livre renouvelle le genre de l’autobiographie, il en interroge les soubassements et la pertinence. En particulier, il rend compte de ce qui attache une vie assez quelconque à, entre autres, un poème de Paul Celan et à la personne d’Hitler, tous deux faisant l’objet d’une exégèse de plus de quatre cents pages à l’intérieur même du livre !
On se félicite qu’un éditeur intelligent ait su reconnaître l’importance de ce livre, la nécessité de sa lenteur, de ses détours et de ses références.