L’INARTICULÉ
I
Il y eut d’abord cette inquiétude, celle de ne plus entendre. Et puis vint la certitude, heureuse cette fois-ci, celle de ne pas être sourd. On pouvait donc être en capacité d’entendre sans être sourd. Pour s’en assurer définitivement, il aura fallu réitérer l’expérience douloureuse de prêter une oreille attentive à quelques émissions de radio, le propos par exemple d’une ministre en exercice, ou bien d’une actrice, plus généralement lorsqu’on regarde un film, ou encore d’un animateur pour se rendre à l’évidence : on parle français, manifestement, la langue est reconnaissable, bien sûr, et on ne cherche pas à exagérer en quoi que ce soit, mais l’idée s’impose, c’est le premier constat qu’il est possible de faire, que quelque chose s’est modifié dans la langue, dans le phrasé et jusque dans les profondeurs de l’articulation nécessaire pour que la langue soit audible, donc compréhensible, une modification qui ne tient aucunement, c’est un autre constat d’importance, à l’usage de quelque accent régional ou celui qui serait porté par un étranger encore en difficulté avec l’apprentissage d’une langue étrangère, non, il s’agit d’une transformation, à vrai dire d’une déformation.
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Déformation de quoi ? Du langage et de la langue. Du langage et de la musique. De la langue et de la musique. Mais de quoi parle-t-on au juste ? Face, c’est le mot, à des propos qu’on ne comprend pas alors qu’on cherche à saisir l’idée avec la meilleure volonté du monde, et que l’élocution fait obstacle à toute intelligibilité, on songe immédiatement, mais on en a presque honte, au vieillissement, à ses propres difficultés ou problèmes de santé, on a honte aussi de porter sa pensée vers des modifications biologiques, voire des mutations qu’aurait connues à sa manière la langue, dont on n’est pourtant pas un thuriféraire en matière de pureté, surtout pas. Par ailleurs, on s’est assuré qu’on n’est pas en présence d’un comédien qui adopterait on ne sait quel ton pour dessiner les travers d’un personnage, certainement pour le ridiculiser. Rien n’y fait, on ne s’y fait pas, l’oreille ne parvient pas à se régler sur un phrasé qu’elle n’est pas en mesure de suivre et dont, décontenancée, elle n’est pas en mesure de percer le sens et encore moins de pénétrer la signification.
Comment est-il devenu possible ou concevable de connaître une telle désolation devant sa propre langue ? Qu’est-ce qui est arrivé au langage et à travers sa distribution dans notre langue ? On connaissait les ravages dans la langue écrite et cela jusque dans les livres publiés, et même, on devrait toujours ou bien enfin s’en inquiéter, de ce que cette langue déformée, étriquée, raccourcie, juste frôlée, pénétrée en même temps par tout autre chose, des bruits, du monde comme à l’évidence du corps, de la paresse, très palpable comme quelqu’un qui n’a pas envie d’aller au bout de ses mots ou de sa phrase, est en l’état promue en modèle d’écriture, parce que, dit-on, il faut « faire bref », ne pas « faire de phrases » ou encore « aller droit au but » en mettant tel mot « entre guillemets » et ainsi de suite ... Mais, semble-t-il, on, c’est-à-dire par devers soi, on n’avait pas pris la mesure d’une difficulté qui s’est révélée ne pas être d’écoute ni d’audition, de compréhension ou d’entente minimale. Il s’agit donc de tout autre chose.
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On peut être certain que tout le monde a à l’esprit les modalités actuelles d’expression concernant les publicités en particulier, débitées à toute vitesse. Mais certains acteurs, certains politiques, de très nombreux journalistes, de télévision surtout lorsqu’ils font état de nouvelles pourtant catastrophiques avec un ton triomphal – et pourquoi cette conjonction outre l’audimat et l’aveu réitéré du sensationnel comme étant le seul et unique critère journalistique ? on en est encore à chercher ailleurs l’origine des fake news… –, essentiellement de la jeune génération, procèdent de même alors qu’objectivement rien ne les y contraint, si ce n’est que les lèvres s’ouvrent à peine et que les paroles s’étouffent dans quelque borborygme ou bredouillement, que les échanges n’ont désormais plus lieu, que la parole est systématiquement interrompue, coupée dans les interview après l’énoncé de quelques mots seulement et avant même que quoi que ce soit de signifiant ait été formulé, tout cela indiquant une mutation encore une fois moins dans la langue elle-même que dans son usage, avec cette réserve toutefois que l’usage finit par perforer les ressorts, les conditions et plus généralement l’état de la langue elle-même. L’effet majeur de cette pratique de mise en tension de la langue, qui s’accompagne d’inattention à son égard, ainsi au choix du lexique, de l’usage d’éléments stéréotypés qu’on appelle pompeusement « éléments de langage » qui font songer aux signaux de Pavlov, de tics insistants, pénétrants, pénibles, comme « voilà », et le désespérant « du coup », cet effet est d’ordre mimétique. C’est donc ainsi, de cette manière et sur ce ton, qu’il conviendrait de s’exprimer. Car on ne parle plus, on s’exprime, on reprend des « sujets », ce qu’on nomme désormais des « sujets » (à la place de problèmes, ou d’interrogations). S’exprimer ainsi, c’est suivre et perpétuer une norme. Et c’est au nom d’un tel principe, au demeurant très peu réfléchi et encore moins raisonné par ailleurs, ce qui le rend d’autant plus profond et irréformable, semblablement aux idéologies proprement incorporées et greffées, et sans risque majeur de rejet, comme on a vu et on voit toujours en Chine ou en Russie, que se déploient ici et maintenant un phrasé sans phrase, des énoncés qui s’engloutissent au fur et à mesure de leur profération et des lambeaux de langage inachevés et effilochés.
II
Cela fait longtemps que l’on aurait dû s’arrêter sur la nature de ce qui dans le phénomène qu’on vient rapidement de décrire est inarticulé. On a beau résister à la dramatisation, il faut se rendre à la raison de l’existence de cette déraison spécifique d’un inarticulé, appelons ainsi cet élément de trouble de la langue et, profondément, dans la langue, qui la dévaste, socialement de manière manifestement insensible – car qui y prête sérieusement attention ? –, philosophiquement peu interrogée alors qu’il est plus que certain que Nietzsche ou Wittgenstein auraient été terrifiés par le phénomène, et que Viktor Klemperer nous aura pourtant prévenus et avertis – mais qui lit Klemperer, qui en prendrait la peine ? –. À la vérité, s’agissant de l’auteur de LTI, de ce livre qui fait état de la déformation par les nazis de la langue allemande, jusqu’à sa destruction pour des raisons et à des fins idéologiques, Klemperer avait prévu, anticipé, intuitionné puis malheureusement pu vérifier qu’une langue était susceptible de se détruire de l’intérieur. Plus grave encore, peut-être parce qu’on ne parvient pas très bien à en saisir la cause première, une langue peut s’user par ricochets mimétiques et répandre le virus qui la travaille sans qu’aucune idéologie repérable puisse en être la cause et le vecteur. C’est pourtant ce qui arrive, et qui est sans doute déjà arrivé, lentement et à très grande vitesse, dans cette conjugaison qui détermine toujours le rythme de la manifestation d’un événement majeur. En vérité, l’Histoire traverse le langage, le marque, le déforme parfois, il arrive même, disait une fois encore Klemperer, qu’elle détruise une langue en y inscrivant sa fureur et son hurlement.
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L’inarticulé n’est même plus une difficulté, une situation qu’il conviendrait d’imputer à une scolarité devenue défaillante, parce qu’on ne lit plus les grands textes sous prétexte qu’ils seraient inactuels et ennuyeux – certains, et on n’est pas loin des préceptes officiels, louent même cette situation et font remarquer qu’on lit même davantage, la preuve : les mangas, la BD, les SMS, etc. –. Et lorsqu’on avoue, un peu gêné, qu’on lit encore ces grands textes, on se surprend à presque s’excuser, tout comme, et c’est encore moins avouable, on doit presque s’excuser d’écouter de la musique dite « classique » et justifier cette fréquentation en précisant que son contenu est en vérité, n’en doutez pas, très « actuel » …
Il s’agit dans tout cela, si l’on met de côté les « excuses » et les « justifications » de tous ordres qui, en vérité, écrasent leur objet sous les ruses démagogiques (« ne vous en faites pas, ils passeront du manga aux grands livre », renverser les hiérarchies en affirmant qu’un « peu d’apprentissage de musique classique est utile », la finalité étant d’autres formes de musiques, etc.), de mettre à bas toutes les pratiques dites « bourgeoises » de la langue, parce qu’il faut parler de façon spontanée, ou comme dirait une éditrice parisienne dont la maison a pignon sur rue, par moi-même entendue dans un moment de grande consternation et aussi de solitude définitivement refermée, presque de condamnation sans appel au silence, de menace de castration aussi, que tel texte est « trop écrit » alors « qu’il faut au contraire dire les choses telles quelles ». Il faut donc parler, ne plus écrire. Ou bien écrire comme on parle. Les SMS et les commentaires désinhibés au bas des articles de journaux ont donné le ton : écrire comme on parle, si bien, ajoutera-t-on, qu’on finit en effet par parler comme on écrit. Tout le monde, pourtant, n’est pas Céline, et ne possède pas son génie verbal … On relèvera pourtant que dans ce rejet de l’écriture soignée (on veut seulement dire par là rigoureuse !), comme du langage qui ne serait pas négligé (même précision), il ne faut pas négliger la dimension de la paresse qui le motive, une paresse qui provient certainement, dans son partage, d’une très grande fatigue dont l’état de la langue n’est que le dernier résultat, donc comme il se doit en toute logique, le symptôme. C’est ainsi que l’inachèvement des phrases, ou bien, parmi bien d’autres caractéristiques, leur allure parataxique, leur étouffement progressif ou bien leur étranglement, que ce soit dans le silence ou dans les excès de l’emballement sonore, dans le rire surtout ou encore la colère, marque, si l’on peut risquer une conceptualisation, le travail négatif de Thanatos, d’une pulsion de mort dont la fonction première, unique et par conséquent décisive est, comme on sait, de séparer, de couper et d’anéantir.
Par ailleurs, cette déliaison, qui se présente maintenant comme celle de la langue d’avec elle-même, cette coupure ou césure intérieure dont rien d’autre ne peut se dégager que le rien, ne peut être confondue avec une régression. On pense davantage à un effondrement ou, si l’on préfère se protéger derrière un lexique moins dramatique que celui d’une sorte d’accident systémique, ainsi pourrait-on dire aujourd’hui, à une interruption momentanée du désir de parler, c’est-à-dire, dès lors que le désir porte un élan, la tension vers l’autre, le désir donc de s’unir et de partager du sens, de construire si l’on préfère encore, par exemple une existence commune que la pure expression empêche puisqu’elle ne manifeste que l’état de solitude de la subjectivité, cette expression étant première comme une plainte ou bien une rage, phonê davantage que logos, dirait Aristote, phonê en tout cas guidant le logos là où ce dernier devrait, en principe logique, conduire et réfléchir l’émotion et l’affect.
Au contraire par conséquent d’eros dont la fonction est d’unir, dans un geste qui l’accompagne nécessairement, geste toutefois qui se meut d’abord et même au préalable dans le langage et à même son usage, tout comme il guide le mouvement de tout le corps jusque dans sa tension qu’elle soit de partage amical ou de poussée érotique, la profération régie et manipulée par Thanatos, ainsi le dira-t-on un peu pompeusement mais en prenant cependant toute la mesure de l’importance et de la force du phénomène, loin de consister dans son emballement expressif de modalités de la poussée, relève au contraire d’une pression, d’une contre-pression devrait-on préciser pour être plus exact, en ce que les subjectivités connaissent une déstructuration, et par conséquent une désarticulation dont l’inarticulé est conséquemment le goulot d’étranglement dans des voix elles-mêmes étranglées.
Car la voix elle-même est perdue ! Déjà, à l’examen (1), elle n’est jamais un simple support qui véhiculerait quelque message, information ou communication, mais la tournure sonore de l’âme, ce terme pour désigner la personne tout entière, d’une pièce, lorsqu’elle s’émeut et souffre, désire et pense. La nature de l’âme est indissociable de sa tournure, d’une forme et d’un grain, que, on en fait souvent l’expérience, l’on reconnaît chez autrui, qu’à l’inverse on ne reconnaît pas à l’écoute de soi dans un enregistrement parce qu’elle nous parvient alors de l’extérieur comme celle d’un autre, ce qui ne l’empêche pas d’être, dans cette résonance, tout à fait réelle.
Toujours est-il que dans l’événement de la désarticulation, qui donne lieu à l’inarticulé, on peut percevoir des éclats sonores, qui ne sont plus ceux d’une voix au sens où elle ne peut, sauf pathologie propre, être modifiée, des éclats d’éléments hétérogènes, mimés, contaminés à la manière dont l’amour physique et le désir sont conditionnée par la publicité et les images pornographiques. L’expression la plus extrême, à la fois la plus générale et la plus perceptible de ce phénomène, a lieu dans les mouvements des foules, les gesticulations des masses, dans la perte de toute individualité de désir et de pensée, ainsi que Freud en aura produit l’analyse dans Psychologie des foules et analyse du moi. C’est alors que la pulsion n’est même plus sienne, car elle ne s’appartient plus puisqu’elle est elle-même déviée, poussée par la pulsion anonyme de la foule ou de la masse, ou encore de l’époque qui impose, en tous les sens du terme, sa diction. Perdre sa voix, c’est, là aussi en tous les sens, psychologiques et politiques, perdre l’individualité. Sa dissolution, au-delà donc de toute dissémination, laisse la subjectivité en état d’inarticulation. Dans sa déréliction, la subjectivité exprime une souffrance dont les effets manifestent ponctuellement, à travers de failles ou d’interstices, un contenu, un état, on ne sait trop comment dire, qui est l’inarticulé même. Autrement dit, l’inarticulé est quelque chose, il n’est pas rien.
Et il n’est tellement pas rien que lorsqu’on se demande ce qui est arrivé à la langue, ce qui a touché à la parole et en profondeur même au langage, dont il ne reste plus que la dimension expressive, on doit parvenir au point où les considérations exclusivement sociologiques, médiatiques et psychologiques ne suffisent pas à rendre compte d’un phénomène si partagé et profond. La panique qui s’est emparée des phrasés, le débraillé sémantiques et lexical, comparable seulement à celui qui s’est emparé des tenues vestimentaires avec ses trous et le dépareillé, la tombée des cravates, les chemises ouvertes jusqu’à la poitrine, l’absence de rasage, cette panique, donc, en ce que les figures et les formes ne se tiennent qu’à la condition de se fuir, signent, au moins, une difficulté à construire une forme. Et on fait l’hypothèse, en effet, que les significations constituées qui, jusque-là étaient données toutes faites par les religions, des plus ouvertes à la forme comme le christianisme aux plus occlusives à cet égard comme l’Islam, se sont effilochées jusqu’à produire des raidissements, ridicules dans les formes prises par la liturgie comme le christianisme catholique, terrifiantes dans la réaction islamiste. Il en est allé de même avec bon nombre d’idéologies, par exemple on commence, un peu, à se rendre compte des ravages des différents communismes, cent millions de morts tout de même, et dire que certains s’en réclament haut et fort encore, du nazisme, le « petit » rejeton du communisme avec le désastre que l’on sait. Épuisement des significations, donc, et, paradoxalement, cette autre panique, celle du sens ouvert, comme jamais sans doute dans l’Histoire humaine, nécessairement angoissant car informe, impalpable, inimaginable. Les abominations du XX° siècles marquèrent l’agonie de toute signification et la fin de son imaginaire, et peut-être de l’imaginaire en général.
Le phrasé actuel, son bégaiement incompréhensible, son hoquet sont ceux d’un sens gisant au fond de ceux des significations auxquelles on ne croit plus, qui font l’expérience de leur forçage dans et par la seule expression des affects qui en enveloppent désormais, dans l’essoufflement, le songe creux, c’est-à-dire le vide.
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La critique pour la critique, c’est-à-dire la polémique, comme il existe une discussion juste pour discuter, est vaine dans la mesure où elle ne donne lieu à aucune pensée, et ne brasse en tous sens, au mieux, que des idées, quand, au pire, elle ne les confond pas avec les réactions et les émotions qui sont nécessairement l’expression d’autant d’intérêts. C’est pourquoi il ne suffit pas de prendre acte, sociologiquement, de cet inarticulé, de ce suspens de la diction, de ce phrasé devenu confus par l’effet de contraintes autant communicationnelles, redisons-le, comme la publicité qui compte en monnaie chaque seconde, que promotionnelles en un sens plus étroit, à savoir le mimétisme des usages dominants de la langue, dans la chanson, le rap surtout, que scolaires et éditoriales, puisqu’il n’existe à l’évidence plus de souci explicite – ainsi qu’il arrive pour bon nombre de pratiques –, de norme pour tout dire, de la langue, celle-ci ne faisant plus l’objet d’un soin spécifique alors même qu’elle est la condition a priori de toutes les pratiques humaines. (On rappelle qu’on ne parle ici que depuis le souci de la rigueur et non des « bonnes mœurs » ou de conventions mondaines, cette confusion étant, dans ce genre de problématique, d’usage…).
III
Qu’est-ce qui est inarticulé ? Qu’est cet inarticulé ? Qu’est-ce qui est comme perdu, ou plutôt lointainement refoulé, en partie originellement ? Qu’est-ce qui, au regard des considérations précédentes, est inarticulé dans l’inarticulé ? Ou bien, de quoi l’inarticulé contemporain est-il la manifestation, le grossissement dans la forme de ce qu’on peut nommer un symptôme ? Poser ainsi l’interrogation sachant que l’inarticulé serait comme ce qui est dit sans qu’on sache même qu’on le dit, en analogie avec la moindre affirmation, ou le silence, dans la cure psychanalytique, c’est montrer du doigt, dans le noir, un sens qui se tiendrait en deçà de toute signification et qui ne trouverait pas à se formuler. Ne pas articuler, se désarticuler, ce ne serait pas seulement détruire quelque chose, ainsi que le supposent et l’affirment à la fois toutes les formes et attitudes aussi bien nihilistes que réactionnaires, par conséquent exclusivement négatives, mais ce serait tout autant et en portant beaucoup plus de sens manifester un inarticulé, de fait majeur, essentiel et donc décisif dans l’économie psychique et dans sa détermination ou sa qualification, que ce psychisme soit individuel ou collectif.
Car ce qu’à la réflexion, après coup par conséquent, on finit par entendre, par avoir entendu, dans l’articulation désarticulée de l’inarticulé, c’est ce qui se trouve dans la confusion de ce langage, ce qui s’y tient au fond comme un fond de noise, en réalité la tonalité. On y entend, si l’on se prête à une description en surface de ce qui s’avère si difficile à décrire, un flux continu, une saturation de la phrase que la précipitation met en évidence, une déglutition de chaque mot par celui qui suit, une absence de ponctuation, l’abus d’anglicismes qui abîment la compréhension, la dimension expressive de ce qui s’apparente au moins formellement à de la colère, un phrasé indéniablement guidé par l’affect... Peut-on toutefois repérer un rythme ? Certainement, mais très uniforme, insistant, répétitif, sans grande singularisation d’une personne à une autre, une sorte de mécanique emballée comme un rouage.
Mais cela même doit nécessairement exprimer un sens, dans la plus grande indétermination de ce terme et de l’article qui le précède. Parce qu’un sens se tient au fond des significations proférées sans s’y assimiler, parfois, on l’a noté à l’instant, pour les contredire du fait des chicanes qu’utilise dans ce cas l’inconscient, parce qu’il se dédouble aussi, d’abord de la manière qu’on vient de dire, en motivant un désir caché dans ce qui est proféré, quitte à le nier par dénégation, cette manière si l’on veut d’avouer les choses, cette expression valant une fois de plus autant pour l’individu que pour l’expressivité générale et généralisée d’une époque, et d’autre part, et c’est là où l’on veut en venir, le sens désigne également ce qui de lui est plus profondément moins refoulé que rigoureusement oublié et par conséquent enfoui, une dimension anthropologique qui, à un moment historique donné, a pris une distance telle par rapport à la réalité à laquelle il est pourtant attaché, en l’occurrence l’humain, qu’il indique une douleur, fût-elle là aussi déniée, une souffrance dont la panique expressive est indéniablement l’effet. Et ce sens est, à défaut de se formuler en langage, en langue plus précisément, ce qui dans tout langage et sa tonalité d’époque s’y trouve au travail, tonalisant cette tonalité même, comme un état de la langue traverse ce qui, à un moment donné, se dit et s’écrit par son biais, d’ordre musical.
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Évidemment il ne s’agit pas de telle ou telle musique, d’une musique composée, mais néanmoins déjà celle en train de se jouer depuis toujours en nous, comme cette résonance de notre parole à elle-même dans notre for intérieur que nous éprouvons plus que nous en distinguons la signification dans des formes et des mots déterminés. Ce sens fait signe comme musique, dirons-nous. Il est ce Wink, ce signe ou ce geste, cette indication, peu importe la différence en l’état puisqu’on ne sait pas exactement quelle est la nature de ce geste venu de si loin, comme si l’origine même de ce que nous sommes nous rappelait à nous-mêmes, comme si Dieu, appelons ainsi l’instance plus intime à nous que nous-même, faisait un geste par ce winken, ce faire-signe, à la manière d’un chef d’orchestre intérieur qui lui-même répond déjà aux signes que la musique, la partition, lui fait, et qui la met en mouvement à nos propres oreilles dans la voix intérieure.
Il arrive pourtant, et c’est le cas de figure qui est le nôtre, que l’expression étouffe ce qui s’y trouve en principe exprimé. Il arrive que l’articulation désarticule ce qui cherche pourtant à s’articuler, en laissant traîner un inarticulé. C’est alors un oubli, plus oublié que tout oublié, plus refoulé que tout refoulé, l’oubli de ce sens qui traverse l’humain comme l’écho de lui-même qu’il renvoie, la tonalité de la conscience et d’abord de l’affect comme de sa plus simple et élémentaire respiration, en somme son mode d’existence qui est érotique en ce que le désir est celui de la forme et dont l’aboutissement est le langage. Mais lorsque le langage en usage se dévore lui-même, comme l’humain met fin à lui-même, ce sens ou cette trame de l’humain s’effiloche et ne tient plus qu’à un fil ou à une seule corde.
IV
Après une longue marche dans un froid glacial et sous la neige, les détenus arrivent dans un autre camp où ils s’entassent dans les baraquements. Elie Wiesel évoque (2) une « marée » humaine qui provoque l’étouffement. Chacun, déjà survivant miraculeux, doit encore acheter une autre survie en cherchant à attraper un peu d’air. On peut lire cela, non sans être soi-même éprouvé, plongé que l’on est dans un cercle profond de l’Enfer, dans La Nuit, titre où le livre ne fait plus qu’un avec l’inverse du jour, un inverse qui est aussi celui du monde, pour ne pas dire de l’humain, à moins que l’humain ce soit précisément cela, cette condition de la damnation d’un monde, d’un réel qui ne possède aucune signification et qui n’indique pas le moindre sens. Même Pascal, dans ses moments les plus lucides concernant l’absence de signe d’un dieu, lui encore le théoricien de l’imagination était fort loin d’avoir la moindre idée de la déréliction humaine que l’Histoire allait manifester. Et cette dernière est-elle finie, achevée ? On en viendrait presque à penser que les détenus en ont l’espoir et que d’autres, plus tard, auront le même… On dit dans une religion que le Christ souffrira jusqu’à la fin des Temps… Et on le prend en pitié, Lui, l’humanité même dans son ensemble, et on entend la plainte, le lamento, le gémissement, la respiration de l’agonie interminable qui n’espère, et ce mot perd à présent tout sens, que de se terminer. Car le sens, ou plutôt la signification ou encore la direction qu’on lui donne davantage qu’on ne la lui prête, ne serait-il pas que cette agonie, qui ne fait qu’un avec celle de l’humanité, s’arrête ? Et si c’était le cas, toute l’histoire humaine, considérée rétrospectivement, apparaîtrait alors dans toute sa dérision et ses gesticulations tragi-comiques… Mais, justement, nous sommes encore dans le présent, c’est-à-dire dans l’attente, et attendre c’est d’une quelconque manière espérer la venue d’un Messie, et non dans la vision rétrospective d’une inconsistance non seulement de toute signification, mais aussi du sens dont le sens est d’être insensé. On peut dire, au contraire de tout cela, que le sens fait un avec la suspension du temps, lui qui n’est écrit nulle part, auquel personne et encore moins aucun Dieu ne préside, qui ne se tient ni dans l’attente ni dans l’imaginaire, seulement dans sa réserve de vie qui donne élan à la poussée de vivre, de sentir, de ressentir, sans consolation, jamais, qui n’ « existe que pour lui-même lorsqu’on trouve un peu de nourriture, d’air, de chaleur », comme le disent chacun à leur manières, avec bien d’autres qui ont vécu ce sens, Chalamov et Elie Wiesel, ou encore, surcroit de sens dans le sens, la musique qui vient, qui fait la grâce de revenir comme depuis une très longue et profonde mémoire. Il n’empêche, on entend toujours les peintures de Jérôme Bosch, on entend le son que rendent les abîmes ouverts par Shakespeare, on entend le désespoir de certains passages des Passions de Bach, on croit entendre les œuvres ultimes d’Adrian Leverkühn dans le Docteur Faustus de Thomas Mann, la XIII° Symphonie Babi Yar de Chostakovitch, telle page d’Arvo Pärt ou de Wolfgang Rihm…
On sait, définitivement, et cela au contraire fait sens, que la musique ne peut être soustraite à l’épreuve que font les corps, autrement dit qu’Ulysse, enchaîné sur son navire, ne parvient, selon l’analyse d’Adorno et de Horkheimer dans la Dialectique de la raison, qu’à un rapport distancié, qu’on qualifiera plus tard d’esthétisant, avec la musique, et que ce rapport n’a plus rien à voir avec la musique, pas davantage que la fréquentation purement mondaine des salles de concert et des opéras, pas davantage que le cirque de la starification.
Dans ce qu’on peut lire de ce chapitre V de la Nuit, tout en ne cessant de détourner le regard de la page, ce qui est vraiment lire, avec le sentiment insoutenable de la désarticulation de l’existence en général, même la parole n’en peut plus. Ce qui s’énonce là, et sur quoi Paul Celan se sera arrêté, en tous les sens du terme, et ne cessera d’interroger en se demandant s’il n’usurpait rien, s’il ne racontait pas des histoires en les accompagnant encore de significations, si les mots, alors qu’on ne peut plus que les bégayer, étaient encore en eux-mêmes et par eux-mêmes possibles, c’est l’impossibilité de la poésie. « La » poésie, c’est-à-dire le déploiement de l’existence, ou l’existence déployée, dépliée, en extension comme la diffusion d’une lumière qui donne naissance aux formes et aux couleurs, qui ne s’arrête nulle part : la liberté libérée elle-même. Mais « son » impossibilité ? C’est-à-dire cette fois-ci l’interdiction de se payer de mots ! Il ne faut pas avoir peur de le dire, la poésie repose sur cet interdit portant sur le langage. Et c’est là, du reste, l’interdit autour duquel une existence, dès lors qu’elle se réfléchit et qu’on réfléchit sur elle (possède-t-elle quelque sens ? Qu’est-ce que se raconter des histoires ? Et pourquoi se laisse-t-on distraire à en raconter ? Peut-on croire ? Et à quoi ? En Dieu ? Que recouvre ce dernier mot, très poétique en vérité en ce qu’il condense et concentre l’infini, qu’il serait, s’il jamais il possédait quelque correspondance dans la réalité, s’il était donc réel, ce que la poésie espère et c’est là son sens, le seul peut-être ?), tourne, va et consent à poursuivre.
La parole n’en peut plus… C’est alors « la » poésie même. Un reste. Mais pendant tout ce temps, l’existence, dans le baraquement du monde, étouffe sous le poids des autres corps, « cette masse, écrit Elie Wiesel, qui pesait sur ma poitrine », cette existence qui se concentre nerveusement, pour ce qui lui reste en effet de vie, recherchant « un petit trou » pour respirer, un « petit trou », rendons-nous compte, un « petit trou » qui pourrait être aussi le chas d’une aiguille par lequel le Messie pourrait passer, ou encore seulement un mot, d’amour par exemple, un mot de vérité également, ça n’est certainement pas trop demander.
C’est par un « petit trou » qu’Elie Wiesel entend passer quelque chose d’improbable, dont on ne sait pas trop ce que cela peut être, une autre articulation, celle de l’inarticulé même. C’est Juliek, ce gamin rencontré quelques temps plus tôt alors qu’il se faisait martyriser à coups de fouet, qui joue de son violon. « Je n’avais jamais entendu de sons si purs. Dans un tel silence ». Elie Wiesel ajoute : « L’obscurité était totale ». Au-delà de la convention et même de ma platitude qui consiste à évoquer des « sons si purs », il y a « le silence », « un tel silence » et cette « obscurité » « totale ». La détermination de l’indéterminé, voilà la musique, au plus près et au plus profond d’elle-même, la désignation de l’article qui singularise le silence, l’hyperbole ensuite de l’espace et de la lumière éblouissante qui vient de l’obscurité, silence et obscurité, c’est-à-dire musique et lumière pour exprimer l’inarticulé. C’est ainsi que Juliek joue un passage du Concerto de Beethoven, le musicien qu’un Juif n’avait pas le droit de jouer. Juliek joue juste, non pas de cette justesse technique, certainement, qui n’a rien à voir, finalement, avec la musique, mais une justesse qui relaie l’impossibilité de la poésie, ce qu’elle possède de plus précieux et qui fait un avec le cœur de l’existence elle-même qui recherche sa voix en articulant l’inarticulé d’où elle provient et qui la traverse. Juliek aura articulé cela, juste avant de mourir.
© André Hirt
mars 2022
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1. Cf. les analyses et les ouvrages très importants de Bernard Baas, entre autres, La Voix déliée, Paris, Hermann, 2010, Jouissances de la Voix, éditions Stilus, 2022.
2. On pourra lire l’extrait de La Nuit d’Elie Wiesel ici, sur le site de Muzibao :