Certaines œuvres sont marquées à jamais par une interprétation qui leur a conféré l’immortalité, le Chant de la terre de Mahler avec Bruno Walter et Kathleen Ferrier, la Sonate de Liszt plusieurs fois par Horowitz, les Beethoven par les Adolf Busch ou les Budapest. S’agissant du second sextuor à cordes de Brahms, une œuvre encore de jeunesse (1864), comment « faire » après le miracle de Marlboro par Pina Carmirelli et consorts en 1967 ? Miracle, mille fois oui. Ce qu’on entend touche à l’au-delà de la musique, à ce que celle-ci, éthérée, planante, par devers soi vise, ce vers quoi elle tend et qui n’appartient, semble-t-il, plus du tout à ce monde.
Et pourtant c’est bien à ce monde que cette musique, finalement, nous ramène, en ce qu’il laisse place à des brèches pour des événements inouïs. Et c’est bien cela la musique, au fond, et que Brahms partout dans son œuvre fait entendre, le trait éphémère, infiniment précieux, le seul infini en vérité, de toute chose, le bonheur qu’il donne et le sentiment nostalgique de la perte qui le brise aussitôt. Tôt encore les deux sextuors à cordes nous apprennent cela, comme une leçon de vie, presque, et comme une annonce de l’œuvre future, par exemple des dernières pièces pour piano dans lesquelles la musique ne paraît plus que pour se retirer, geste et dernier salut qui forment la figure de la beauté, lorsque la musique était encore habitée par elle et par l’urgence de son expression afin de justifier l’existence.
C’est tout le mérite des Belcea, admirables partout et tout le temps – mémorables Beethoven et Bartok ! – accompagnés, si l’on peut dire, plutôt encore magnifiés par Tabea Zimmermann et Jean-Guihen Queras, que de considérer ces deux sextuors non de haut, avec pathos, pire avec mièvrerie, ces traits qu’il s’agit d’éviter à tout prix dans Brahms, mais avec la sérénité qui témoigne du surmontement des drames de l’existence, ce trait de la musique de Brahms, à la fois puissant et délicat. C’est une musique incomparable incarnée dans les sextuors, nostalgiques avant l’âge, avant les prodigieux quintettes, une musique qui s’enfoncera un peu plus tard dans la nuit, en la transfigurant, avec Schoenberg.
La musique de Brahms, avec les Belcea, et contrairement aux efforts interprétatifs qui cherchent à lui échapper, retourne au monde et figure une autre beauté, beaucoup moins évidente ou standardisée, une beauté « moderne » dirait Baudelaire, noire en vérité, mais d’un noir si peu mortifère, plutôt palpitant comme fait toujours et encore la vie, même dans sa fin. La musique est inscrite dans la finitude et non ailleurs, et se déploie depuis elle. Elle ne plane plus, elle n’engourdit plus, elle ne nous éloigne plus du monde, mais elle nous regarde. Car les saisons finissent, les amours également, et la vie naturellement en s’étalant en musique comme une feuille morte. C’est à cette interprétation des Belcea et de leurs amis qu’on prêtera désormais l’oreille. La musique qui est délivrée ici est à tomber (le magnifique troisième mouvement du second sextuor !).
Le sextuor, étrange formation en vérité quand on y songe, presque artificielle. Mais tout en annonce, un réel foyer pour la musique qui vient, de l’orchestre puisqu’on y amorce la symphonie, comme de la musique chorale de Brahms, pourtant substantielle et encore trop méconnue, dont on ne retient que les Liebeslieder-Walzer (mais tellement d’autres pièces, qui tiennent en en minimum de huit CD ! méritent l’attention et l’écoute, c’est-à-dire la même chose).
Enfin, cette formation, le sextuor à cordes, dont on se demande ce qui appelle la nécessité pour un compositeur, s’avère ici, à l’écoute, aussi mystérieux que l’existence elle-même, à la fois solitaire, irrémédiablement, et partagée.
Le CD Alpha est très soigné dans sa présentation. Un très beau texte sur les deux sextuors à cordes de Brahms est à lire dans le livret signé de Jean-Michel Molkhou.
© André Hirt
À regarder : La magnifique Corina Belcea parle de la musique de chambre de Brahms.