Il arrive qu’on croie qu’il n’existe plus de musique, dans ces moments où elle paraît disparaître, se retirer même, parce que dans l’ombre des sinistres temps, dans la géographie intérieure tout autant, la météorologie subjective comme dans le climat général elle ne délivre plus le moindre sens, lorsque les sons de l’âme sont étouffés par les bruits de la guerre et le silence des dieux. Puis, malgré et contre tout, cette expression si encombrée qui, d’un seul coup, en vient à presque donner lieu à sa définition, celle de la musique, une musique en tout cas nous arrive, de nulle part même si on se retourne vers le geste qui vient de nous déposer dans les mains son contenu, oui, qui nous aura donné cette grâce en disparaissant aussitôt que nous nous sommes tournés vers elle, comme « devant » Eurydice, une musique qui en l’occurrence est toute nouvelle pour nous, celle-là, de Esa-Pekka Salonen et de son Concerto pour violoncelle, ou bien au contraire déjà connue, que l’on redécouvre, à la vérité qu’on entend réellement pour la première fois, celle de Maurice Ravel dans cet étonnante Sonate en la mineur pour violon et violoncelle, à l’origine appelée Duo Ravel, quelque chose arrive, nous arrive, comme revenu de très, très loin, porté par la musique.
C’est alors comme l’inspiration même en des temps asséchés. Et le Concerto de Salonen est inspiré, on est traversé par un souffle dès la première écoute, une haleine qui est celle de toute une histoire de la musique, des Altenberg Lieder d’Alban Berg explicitement invoqués par leur début si impressionnant dans les notes du compositeur qui accompagnent le disque jusqu’à ce qu’on perçoit soi-même, par exemple tels passages des concertos pour violoncelle de Chostakovitch, et aussi un développement qui aurait pu être celui de la X°, dernière et inachevée, symphonie de Gustav Mahler. La musique rejoint ainsi ce qu’elle nous apprend d’essentiel, à savoir moins ce qui n’aura pas eu lieu, ce qui fut originellement perdu et qui continue à nous dévaster dans nos moments personnels et historiques douloureux, mais tout au contraire ce qui vient à notre rencontre, comme si, en vérité, la musique avait contourné le temps, du lointain passé enroulant l’avenir, en prenant notre présent en écharpe.
L’inspiration ? Le mot, dans le champ français de la poésie comme dans la philosophie, a toujours et encore fort mauvaise presse. Paul Valéry aura eu raison de lui, dit-on, alors même que l’œuvre à plusieurs égards infinie de ce dernier plaide en un sens contraire (la poésie et la pensée ne sont pas seulement affaire d’ingénieur, comme Léonard, elles nécessitent des détours qui sont toujours imprévisibles, aussi surprenants qu’un amour qui vous arrive et vous tétanise quoique vous fassiez, ce qui est au demeurant, on le sait, arrivé à Valéry). Mais aussi incontrôlable que soit la pensée de la réalité d’une éventuelle inspiration, le moins qu’on puisse affirmer est que la preuve peut se constater dans les résultats : Les Passions de Bach, la Flûte enchantée, Cosi fan tutte, Tristan… Ces œuvres étaient-elles, sérieusement, possibles sans l’inspiration, sans ce souffle qui les dicte, du moins dans leur principe, le reste étant effectivement, dirait Valéry, dans le travail ?
Mais pourquoi s’attarder ici sur l’inspiration ? C’est que d’une part le concerto de Salonen l’invoque, littéralement, il cherche puis exprime un souffle, il est poussé par une sorte de vent, qui grossit un nuage et qui, dans les différents mouvements de l’œuvre, éclate, se contracte à nouveau, puis finit par se distendre. Ce nuage est une pensée. À la ressemblance d’un cerveau, il peut aussi bien se concevoir comme un miroir (« Les nuages, les merveilleux nuages », disait Baudelaire) dans lequel autre chose même que le vivant a lieu, et ce serait alors l’imminence d’une pensée, pour reprendre une image de Valéry, la façon dont elle vient et surtout s’impose.
Formellement, de quoi peut-il bien s’agir ? Comment pourrait-on sinon définir l’inspiration, au moins la décrire. On dira qu’elle consiste dans le croisement d’un moment avec la pensée. Non pas telle pensée, mais la pensée en général, c’est-à-dire ce souffle ou cet élan, ce mouvement qui recherche son articulation, d’autres diraient, comme encore Valéry, sa forme. Rien de la sorte ne pourrait se faire, et encore moins avoir lieu sans ce qu’on cherche à nommer ici par le terme d’ « inspiration ». Sa nécessité n'est pas extérieure ou étrangère à la pensée, mais réside dans sa poussée et sa pulsion interne même.
D’autre part, Ravel, dans ce Duo, cette Sonate si étrange, au sortir de la guerre, invente une voix, une voie, une sonorité, autrement dit il exprime et là aussi articule le son que renvoient une situation et toute une époque. La sortie de la guerre ? Oui, car toute l’œuvre de Ravel, comment ne pas en convenir, fait se croiser, parfois jusqu’à une tension insupportable, mais néanmoins dépassée par l’articulation et la forme, la guerre et l’enfance. Ces antonymes, s’il est possible de le dire ainsi et même de le soutenir, on ne peut plus extrêmes, forment des pôles par lesquels passent les œuvres de Ravel et dont le Duo, de l’aveu même du musicien, serait la bifurcation majeure (« Cette sonate marque un tournant dans ma carrière. Le dépouillement y est poussé à l’extrême »). À cet égard, aussi bien dans l’approche que dans le son rendu, Nicolas Altstaedt et Pekka Kuusisto s’y montrent impressionnants d’empathie. Ne reste que l’inspiration renaissant, on ne sait vraiment pas comment, d’un terrain, et d’un monde en réalité, dévasté, des lieux que toute vie avait quittés comme plus tard, mais l’annonce des terribles temps à venir en avait été faite, les champs vitrifiés par la terreur atomique. Et c’est alors l’enfance qu’il faut considérer, l’éternelle enfance, car si quelque chose devait être éternel ce serait elle.
Et si l’inspiration consiste effectivement en la rencontre d’un moment et de la pensée, et, par un élan de plus d’une pensée, parce que de son côté l’enfance est en elle-même l’apparition d’une idée dans le monde, alors elle serait l’accomplissement du temps, une réalisation qui serait la reprise de l’enfance ou l’enfance comme reprise, nécessaire si l’on espère encore en quoi que ce soit. Salonen évoque l’inspiration comme une forme d’éternité lorsqu’il fait mention (lorsqu’il invoque) « une quasi immobilité de vie grâce à l’imagination du musicien ». Et on imagine ce petit homme, Ravel, conduisant l’estafette sous les tirs d’artillerie, pendant la grande guerre, en songeant à l’enfance, au Jardin féérique de Ma mère l’Oye, mais devant se résoudre au grondement terrifiant du Concerto pour la main gauche, le mouvement lent de celui en sol rappelant plus tard tout ce qui fut perdu et, ne se résolvant pas à se laisser aller malgré le désastre, invoquant encore des formes de beauté.
La réalité, c’est que l’inspiration est ce qui disparaît lorsque tout va mal. La pensée s’engloutit dans un temps suspendu, en tout cas qui ne compte plus. Comme aujourd’hui. Cela ne signifie pas qu’elle n’existe pas, ou plus, c’est qu’elle n’a pas ou plus d’efficace, mais qu’il conviendrait de la ranimer, bien qu’elle ne se laisse pas commander. Mais comment ? Et c’est bien ce que demande pour sa part Salonen à propos de son concerto, rectifiant du même coup l’idée reçue quant à la virtuosité, lorsqu’il précise ceci : « je vois comment les musiciens peuvent créer du sens à partir d’une note unique ». (On ne peut s’empêcher de songer au son du violoncelle, à la fin du chapitre XLVI du Docteur Faustus de Thomas Mann, « le son encore en suspens dans le silence, le son qui a cessé d’exister, que l’âme seule perçoit et prolonge encore (…) il luit comme une clarté dans la nuit »). Voilà : créer du sens. Puisque la création est ce dégagement, cette articulation de ce qui se tient ici et là, qui n’est pas une idéologie qui, en surplomb, confère et impose une direction et une signification aux choses, elle tient tout entière à cette extraction d’une forme qui ne se précède pas. C’est pourquoi les époques et les périodes de stérilité, dans leur sécheresse, sont remarquables par l’absentement de la forme (que l’absence ne tourmente même plus, l’absence qui en soi est pourtant encore sens dans son retrait même comme ab-sens) et, plus exactement, par leur valorisation, parfois même leur vénération, de l’informe. Mais l’informe n’a guère besoin d’inspiration, il suffit de la lâcher comme font toutes les sortes de violences et de barbarie.
© André Hirt
Vidéo : le concerto pour violoncelle de Salonen avec Nicolas Altstaedt
Esa-Pekka Salonen, Cello concerto, Maurice Ravel, Sonata in A minor for violin and cello, M.73, Nicolas Altstaedt, cello, Pekka Kuusisto, violin, Rotterdam Philarmonic Orchestra, Dima Slobodeniouk, Alpha-classics, Outhere Music, 2022.