Ne nous y trompons pas, l’opéra est toujours, ou bien il s’achève ainsi, très intime. Tout comme la tragédie n’est au fond que familiale, les grandes œuvres musicales qui sont mises en scène commencent très souvent et en tout cas finissent par exposer leur cadre d’évolution et de signification : la famille, la gémellité, la sororité, la frérocité…
Et c’est ce que l’on retient, ou ce dont on ne peut que se souvenir à l’écoute de ce très beau récital en duo consacré à Rachmaninov avec cette voix imposante, d’un empan vocal (on préfère cette image à celle de la tessiture, purement technique) incroyable qui va du soupir de douleur au cri déchirant de la souffrance, d’Asmik Grigorian (il y a fort longtemps qu’on n’a pas entendu une voix de cette importance, dans tous les sens de ce terme) et le piano de Lukas Geniusas qui n’est pas en reste concernant le rôle tout sauf secondaire qu’il tient dans ces duos, ces opéras, donc, qui ne sont même pas miniatures mais bien réels.
C’est aussi ce qui distingue ces partitions de Rachmaninov, c’est tellement évident à l’écoute, du Lied germanique et de la mélodie française. Le Lied tient son sens de la dramaturgie subjective, de sa contestation des pouvoirs et des puissances, de son opposition aux formes mortifères de la politique. La mélodie, disons « française », est émotionnelle, presque purement musicale en ce que la poésie en tant que telle est mise au premier plan et y reste, par opposition cette fois-ci au Lied.
On aimait passionnément les opéras, très brefs, admirables à cet égard parce qu’ils parviennent à l’élasticité exacte du maximum d’intensité, sans relâchement donc et sans outrances également, comme le précoce Aleko, et aussi Le Chevalier avare, et encore, peut-être surtout Francesca Da Rimini.
Le disque présent porte un titre générique, comme il est devenu à la mode – mais est-ce bien nécessaire ou même utile ? – Dissonance. Et surtout, est-ce exact ? Oui et puis non, car s’il est vrai que la dissonance est appelée à se résoudre et plus essentiellement encore qu’elle n’a ni de trouve de sens que par l’idée de consonance ainsi que le font remarquer les mots employés dans le livret (du reste très soigné comme presque tout le temps chez Alpha) par Asmik Grigorian, l’inverse ne forme pas un symétrique. Est-ce que vraiment les dissonances de tous ordres se résolvent à l’opéra ou même dans la vie ?
On entendra donc ces dissonances dans une acception très précise, et on peut croire que c’est au fond ce que les artistes veulent signifier ici, celle qui révèle en réalité des échos et des renvois, des contrastes et des affrontements qu’incarnent ces duo des opposés dont la résolution ne sera pas à trouver dans quelque fusion qui n’est jamais que dissolution de tout sens.
Ce qu’en revanche on perçoit très distinctement dans cette musique, c’est la douleur de l’éphémère par rapport à l’intensité temporelle de la nostalgie, songeons bien sûr aux instants de bonheur. La musique possède quelque chose de cruel, on sent la douleur à la poitrine, on est à tous égards touchés. Le bonheur de l’op. 8 et l’angoisse de l’op. 14 se répondent ainsi dans les sanglots comme dans l’incompréhension révoltée.
Le (post-) romantisme de ces pièces est très singulier, comme l’est du reste toute la musique, encore peu connue au sens de pénétrée, de comprise, de Rachmaninov qui n’est pas ce que l’on croit (au choix : de la virtuosité gratuite, de l’épanchement, voire de la vulgarité). C’est que ce romantisme-là est en vérité intemporel, d’une part, et d’autre part, quant à l’âme à laquelle elle appartient et dont elle est intégralement issue, est on ne peut plus complexe, davantage que celle dont provient le Lied, plus immédiat, plus direct et proche, plus compréhensible parce que plus amical. Ces pièces possèdent en effet dans leur tonalité psychique et affective quelque chose de torturé, de sinueux, elles relèvent d’une sorte de jouissance (qui n’est en rien le plaisir, même plutôt son contraire), celle de la douleur dans le malheur. C’est que l’existence ne donne manifestement pas satisfaction, et n’apporte aucune véritable satisfaction. En revanche, l’existence ne trouverait sa vérité que dans l’expérience de la perte et de l’héroïsme qui consiste à les vivre et les affronter jusqu’au sacrifice. Et voilà la jouissance. Il y a là une vérité, indéniable, mais sombre, qui n’est pas propre à « l’âme russe ». Et il y a là une couleur noire qu’une musique irrésistible décline dans tous ses reflets et émeut à une très grande profondeur.
© André Hirt
Rachmaninov, Dissonance., Asmik Grigorian, soprano, Lukas Geniusas, piano. Alpha-Classics, Outhere Music, 2022.
Un peu d’opéra et un tube : Amik Grigorian dans Dvorak, Rusalka, Le Chant de la lune, à Vilnius en Lituanie, chez elle, en 2018.