De la lecture sans cesse reprise de ce livre extraordinaire de Hans Blumenberg, illisible et lumineux, insupportable car désespérant, juste et très injuste pour la même raison, qu’est La Passion selon Saint Matthieu, on retient tout d’abord cette idée, elle aussi à la fois affirmée et sans cesse relativisée, mise en rapport avec autre chose alors qu’elle vaut, négativement, par elle-même, que la Création du monde par Dieu fut un échec. Et ajoutons que cet échec n’eut pas lieu une fois pour toutes, mais qu’il ne cesse de se répéter, de se reproduire, de s’intensifier sans doute même chaque jour que Dieu fait. Le pire étant à cet égard, si l’on peut dire, que de surcroît le Souverain du monde a déclaré à la fin de son travail de Création que « cela était bon ». Et le pire du pire, cette fois, est certainement qu’il envoya par la suite son propre Fils pour racheter son échec. Un comble. Il faut, en effet, le dire ainsi.
Mais – et assez loin des considérations un peu faciles de Cioran à cet égard, lui qui mettait Bach au-dessus de Dieu même, qui, à la limite et sur un seuil, permettait à Bach d’inventer Dieu lui-même – il y a en effet la musique, cette musique-là, celle de Jean-Sébastien Bach, incomparable, dont on prétendra, sans exagérer, non pas qu’elle rachète cet échec, ni qu’elle compense quoi que ce soit par une jouissance qui, au demeurant, serait bien douteuse, mais qu’elle donne lieu à quelque chose de supérieur à la Création elle-même, à quelque chose que la Création fut incapable de créer et après quoi, en ce qu’ils ont de meilleur, les hommes, pourtant, qui, quoi qu’on dise, ne sont originellement pour rien dans sa catastrophe, en tout cas pour rien de fondamental si ce n’est une vague histoire de pomme et de serpent dont on ne voit pas bien ce qu’elle a foncièrement à voir avec eux, en tout cas elle n’est pas à la mesure du malheur qui s’ensuivit et qui se poursuit, ne cessent de tendre. S’il existe donc une majesté, c’est celle de cette musique qui défie la Création, on a presque envie de dire en revanche d’elle, face à elle, en substitut à elle. Car de musique, et l’on trouve là le motif de la plainte qui lui est consubstantielle, il ne fut, hélas, jamais question dans la Création.
© André Hirt
Hans Blumenberg, La Passion selon Saint-Mathieu, 1996, 384 p., 29€, L’Arche.