Voici pour une fois un disque bien nommé, « Voyages intérieurs ». Si depuis quelques temps il est devenu habituel pour plusieurs labels de publier non pas des interprétations de tel ou tel compositeur, mais des programmes sous des titres plus ou moins accrocheurs, qui laisseront le mélomane de marbre, c’est sous le prétexte, on le suppose, d’accrocher de nouveaux acheteurs. On laissera de côté bien sûr l’intérêt artistique de telles pratiques, mais également leur pertinence, comme si les méthodes de management avaient jamais fait, réellement, quelque preuve positive dans l’ordre de la création. On peut en effet toujours manipuler le public comme on le fait des salariés, mais le gain réel, de fond, donc profond, est loin d’être garanti. Dans la musique, est-ce le cas ? Y a-t-il quelque gain artistique à espérer de telles pratiques ? Les œuvres sont-elles mieux mises en avant ? Comprises ? Ou bien plutôt dévoyées ? L’auditeur acquiert-il une conscience musicale supérieure de ce fait ? On laissera, avec beaucoup de doutes (autrement dit, il n’y en a pas), la question pendante.
Ce qui est certain en revanche, c’est que ce que réalise ici le duo Seigle, violon et violoncelle, Michaël et Nicolas, en compagnie de la voix de Noëmi Waysfeld, est particulièrement remarquable. Non qu’il cautionne par l’exemple et pour ainsi dire définitivement la pertinence de la pratique commerciale mentionnée, pas même qu’inversement il produit un récital, mais en réalité comme à la réflexion il engage une méditation qui, au demeurant, engage bien plus que la seule musique. Or, écouter la musique est une méditation comme, on le suppose, en jouer.
Méditation, de quoi s’agit-il dans ce vieux mot, lui aussi annexé par la seule technique du bien-être et, en l’occurrence, de la consommation de soi ? D’abord d’un pli subjectif, d’un retour à la puissance de penser avec ses seuls et propres moyens ; ensuite d’une inquiétude s’agissant de l’issue et par conséquent du sens de cette opération si singulière de retrait et de désinvestissement du monde ; enfin, et ça ne serait là que la conséquence majeure, une aventure de soi, en soi comme hors de soi.
C’est ainsi que la Sonate pour violon et violoncelle de Ravel, avec ses quatre mouvements, engage un parcours passionnant, autant que peut l’être en vérité un voyage dans un pays qu’on découvre et dont on se souviendra à jamais. Comment, pourquoi ? C’est ce que la suite du programme déplie. Chacun pourra s’interroger à ce sujet et faire bon nombre de découvertes autant esthétiques que purement associatives, peu importe, en prenant conscience de filiations réelles (entre Bach et Manuel de Falla, certainement, et on aurait pour sa part aimé un développement avec Villa-Lobos par exemple) et imaginaires (l’Amérique) et affectives (l’Amérique encore avec Gershwin), un recueillement (Ravel à nouveau dans un arrangement par le duo de son Kaddisch – et Noëmi Waysfeld y est bouleversante, d’une voix à la fois si ferme d’espérance que tremblante d’émotion).
La preuve de la réalité de ce voyage intérieur, c’est qu’on glisse sans peine ni accroc d’une pièce à l’autre, alors que chacune prise en elle-même, et c’est ce que l’on se dit, a en vérité besoin des autres pour prendre toute sa mesure et accéder à sa respiration musicale propre. Il y a là un travail de véritable création qui excède la dimension interprétative à laquelle on réduit généralement bien vite l’art des musiciens.
Voilà ce à quoi donne lieu la Sonate de Ravel – à quel point, en passant, elle retravaille littéralement son Quatuor à cordes du début du siècle, lorsque le bonheur simple semblait encore à portée de main, à quel point elle l’amaigrit, le passe au crible d’une pensée rigoureuse, presque déniaisée, autrement dit ascétique, ce dont on finira par être convaincu en écoutant ici plus loin le kaddish – à laquelle on ne cesse, ici comme ailleurs de revenir, tellement on saisit à quel point elle invente une esthétique nouvelle (« esthétique » signifiant ici une percée musicale, dans la musique autant que ce vers et dans quoi elle nous emporte). De l’inquiétude qui traverse la Sonate comme de l’enfance qui y réapparaît, c’est si souvent le cas chez Ravel, de la rêverie qui cherche à s’écarter de la guerre encore si présente (nous sommes en 1920, je crois) qu’on entend dans les crissements du deuxième mouvement, jusqu’au lyrisme du troisième, cette Sonate est si obsédante qu’elle ne peut que faire des « enfants » que le duo Seigle affectionne, caresse, en tout cas protège comme une petite, mais en cela, très grande filiation ou histoire de la musique. Et cette histoire est encore bien autre chose : elle ouvre, inquiète, des perspectives à nous tous, un « foggy day », un jour brumeux dit Gershwin, et aussi elle rappelle la fragile beauté des êtres et des choses. Une histoire en somme tremblante, mais traversée ici par une sérénité, celle que la musique promet aux hommes.
(Une dernière preuve, subjective, de l’importance de ce très (très) beau et grand disque dont on dira qu’il est à la fois émouvant et surtout intelligent : il a acquis, ces derniers jours, par sa propre force, le statut de disque de chevet. De combien de parutions récentes peut-on en dire autant ?)
Le choix de André Hirt
Duo Seigle/ Guest Noëmi Waysfeld, Voyages intérieurs, Ravel, Bach, De Falla, Gershwin, KLARTHÉ, 2022
Une présentation du disque autour du kaddish de Ravel
(Youtube)