Il est très rare, vraiment très rare que la musique appelle le poème. Bien plus courante et fréquentée est cette extension du poème en musique. Par extension, justement, on nomme, déjà de manière superlative et interprétative, la transcription ou la volonté de traduction de poèmes, et des plus grands, en musique (qu’on songe à l’usage fait de l’œuvre poétique de Goethe par Schubert, de celle de Kerner ou de Mörike par Schumann et Hugo Wolf, de celle de Baudelaire par Duparc, Fauré, d’Indy, etc.). On ne se demande pas davantage si la poésie a réellement besoin de la musique, et si la raison de sa « mise en musique » provient de l’insuffisance de sa propre musicalité, disons intra-linguistique, à telle enseigne qu’une élévation en musique s’avèrerait nécessaire. Que fait-on alors, que fait le compositeur de musique ? Traduit-il, cherche-t-il à le faire ou bien amène-t-il au jour une couleur, une tonalité, une sorte de parfum et puis surtout un sens que le poème lui-même, à l’état de simple langage, conservait encore comme crypté ? Apporte-t-il dans ce cas un surcroît d’intelligibilité du poème et du monde qu’il recèle ?
À cet égard, on suggérera que dans les plus grandes réussites de cette pratique il s’est agi de la même chose que dans les grandes traductions de langue à langue, à savoir non pas un report qu’on dira en termes de sons, analogique, et surtout pas « numérique », donc une quelconque « mise en musique » (décidément, quelle expression triviale !), mais une extension, cette fois au sens le plus fort du terme, si bien que la composition musicale ne recherche pas une sorte d’équivalent musical du poème, mais en prolonge l’intuition d’origine et de départ, de telle sorte que la musique prolonge le poème davantage qu’il ne le traduit, en développe le sens plus qu’il ne cherche à en rendre la lettre. À ce compte, l’extension musicale trouve toute sa pertinence et atteint même une dignité qui est celle de la création à part entière.
Mais l’inverse, si rare avons-nous dit ? D’une pièce musicale en extraire le poème… On le reconnaîtra, il est déjà si difficile en soi de verbaliser la musique. Dans ces conditions, comment pouvoir prétendre à en faire de même sur une composition musicale déterminée ? Quelle véritable intention ou nécessité est censée commander une telle conversion ? Pourquoi au demeurant une conversion et quel résultat pourrait-on en espérer ?
À moins qu’on prenne au sérieux l’idée que la musique, et certaines davantage que d’autres – cela tient moins aux genres, aux choix musicaux qu’aux infléchissements subjectifs qu’il arrive à la musique d’opérer en nous tous et plus particulièrement chez certains compositeurs, on songe à Tchaïkovski et naturellement, on va le voir, à Janáček, mais on devrait, dans ce cas, mentionner également Alban Berg, sans doute aussi Chostakovitch et bien d’autres –, est une façon de correspondre et par conséquent d’abord de s’adresser. On accordera peut-être qu’il n’existe de création qu’adressée. Et si c’est effectivement le cas, c’est ce qui rapprocherait la musique, cette musique-là en tout cas, de bon nombre de traits que l’on reconnaît chez les grands écrivains.
La musique est à la vérité une correspondance silencieuse, au sens de non verbale, en tout cas une lettre, une seule en vérité, composée de beaucoup de pages, comme autant d’œuvres ajoutées les unes aux autres, insistantes, se précisant et se corrigeant sans cesse, adressée à une personne. Il arrive que ce courrier de « lettres intimes » soit très explicite, il arrive aussi qu’il soit crypté comme la destination de la Suite lyrique de Berg à Hanna Fuchs. Enfin, il arrive que cette correspondance soit un peu tout cela ensemble, parce que la vie psychique est on ne peut plus compliquée, et que ces lettres soient presque muettes, davantage même que silencieuses, seulement portées par l’esprit comme lorsqu’on croit avoir réellement répondu à une lettre dont on comprend la demande parce qu’on l’a fait si intensément, et de façon performative, en pensée.
On parvient ainsi à l’idée plus générale, et qui cette fois-ci concerne tout un chacun, que la musique circule ainsi, que chacun la fait circuler ainsi, en l’adressant dans son for intérieur à telle personne, mais sait-on toujours précisément à qui ? À une personne qui a compté, dont on a la très forte nostalgie, ou bien celle qu’on attend et qu’on ne connaît pas encore, ce qui revient un peu au même et qui est si bouleversant ? Dans ces grands moments d’enthousiasme que la musique sait susciter et comme soulever, de même qu’elle étend le temps, et parfois même le déchire et en ouvre des perspectives d’abord impensables, on se met à croire, et même à être certain que telle partition fut rédigée pour nous, faite pour nous, en vérité même en quelque sorte composée par nous et adressée par nous. Alors, les mots sont non pas inutiles, ils ne le sont jamais, mais ils deviennent à leur manière prononçables dans le souffle de la musique, cette forme pour le moins singulière de télépathie, un peu celle qui – n’est-ce pas un modèle origine ? – qui fonctionnait d’inconscient à inconscient entre le nourrisson et sa mère. Ce qui en justifie l’idée est qu’il s’agit d’un « langage » que nous recevons sans l’avoir jamais appris, et qui, plus tard, à l’adolescence, nous surprend et nous saisit pour toujours comme notre bien le plus propre parce qu’il répond exactement, en l’épousant, à notre désir.
Et comment ne pas s’entendre dans la musique de Janáček, on pense évidemment aux deux quatuors à cordes, Sonate à Kreutzer et surtout Lettres intimes, ce dernier m’ayant toujours fait penser aux correspondances de Kafka avec Félice et avec Milena ? Et la correspondance, donc, voilà bien la question. En quelques mots, il y a celle que l’on tient, parfois pendant des années, celles qu’on a interrompues, celles qu’on a négligées et qu’on néglige encore et toujours beaucoup trop, et puis il y a les silencieuses et profondes, on peut le croire les plus importantes parce qu’elles forment comme une vie parallèle, dans l’ombre à la manière d’un rêve continu, celles que l’on écrit dans sa tête comme un sentiment qu’on n’a jamais osé avouer. Janáček est plus secret encore. Il faut l’entendre dans ce cycle On a overgrown path, qu’on a traduit par « Sur un sentier broussailleux », mais qu’on pourrait traduire aussi, ne connaissant pas le tchèque, par « Sur un sentier recouvert ». Par quoi d’ailleurs ? En tout cas, il faut l’entendre, c’est-à-dire le mettre en mots, comme il se doit.
C’est ce à quoi parvient la très belle poésie de Maïa Brami, à travers en effet les broussailles de ce titre étrange donné à la partition, en découvrant, au sens littéral une histoire qui commença par une correspondance enflammée. Cette poésie accompagne l’exécution de la partition à l’origine composée pour le piano dans un arrangement pour orchestre à cordes (magnifiquement réalisé par Daniel Rumler) dans ce très beau disque, poético-musical dirons-nous, ce qui est en effet si rare.
Mais de quoi s’agit-il ? Un sentier… Recouvert… ? Disposons les personnages et les éléments. Un vieux compositeur, inconsolable de la mort de sa fille Olga, sa Muse Kamila Stösslova, sa « fleur rouge », sa « rose » et son Otto, son fils égaré dans une forêt, la longue correspondance entre le musicien et Kamila avant la rencontre effective qui, en effet, fait penser aux échanges entre Tchaïkovski et Madame von Meck, une correspondance qui se substitua quant à elle pour toujours à la rencontre effective, seulement quelques regards il est vrai en une ou deux occasions, mais sans la moindre parole… Et pourquoi y faire référence ici ? Il y a ce qui ne se peut dire, pour de multiples raisons, non pas seulement par peur de heurter les conventions, par pudeur, mais aussi par impossibilité psychique comme celle qui fut installée par l’incendie de la brasserie située en face de la maison de Janáček lorsqu’il n’avait que quatre ans.
La distance et la proximité dans le temps, cet écart que le psychisme ignore, est une réalité vécue de façon douloureuse que le vieil homme cherche à combler et à reconsidérer spatialement en retournant dans la forêt à la recherche d’Otto – seulement d’Otto, se demande-t-on malgré tout, ou bien aussi de l’enfant qu’il fut ? Mais que veut dire s’enfoncer dans la forêt, parcourir ce « sentier recouvert » ? Et le fait de finalement retrouver sa propre fille qui lui apparaît alors en chemin ne signifie-t-il pas de toutes part le souvenir, sa puissance de rappel, encore une forme de correspondance secrète avec soi-même, la plus constante sans doute, la plus insistante certainement, avec son passé, d’autres vies qui auraient pu être ou se dérouler tout autrement, d’autres amours aussi, parfois manquées de peu par une légère bifurcation du cours à la fois aléatoire et destinal des choses ? Et tout ce chemin et cette apparition ne signifient-ils pas aussi pour ce vieux monsieur, ce musicien à la crinière blanche, qu’on est déjà entré dans la mort ? Pourquoi la forêt ne serait-elle qu’un lieu de nostalgie ? N’est-elle pas aussi celui de l’égarement originel et du voilement des souvenirs ? Il reste toutefois que c’est bien en elle que résident les réponses, les images des personnes qu’on a perdues et les significations. On parcourt la forêt du passé comme, bien sûr, à la recherche de ce qui fut perdu, mais qu’on attend encore, sans trop y croire. On la visite comme une galerie des images de notre existence avec tous ses détours, et les détails des images devant lesquels à l’époque on était passé sans rien voir ni rien comprendre. Bien sûr, Kamila va venir, rendre visite au musicien. Mais il est tard, très tard. Le chemin a déjà été parcouru… Et la leçon de l’existence est qu’il a toujours été très tard, qu’elle a originellement balancée entre les retards pris, les oublis, les rencontres ratées et les bonheurs différés et en fin de compte manqués. Dans tous ses interstices, il y eut, effectivement, la vie, l’existence se développant, se cherchant, se perdant, se trouvant, se rencontrant, par chance, parfois.
Maïa Brami sait écrire, déposer et ordonner les mots, comme avec sagesse, comme depuis une vision en surplomb, presque surnaturelle, et développer en images ce point où le conte combinant l’extrême jeunesse, une forme d’insouciance presque, en tout cas d’innocence, avec la plus grande et lourde gravité, celle non de la vieillesse qui ne lui convient pas, mais de la lucidité, de ce regard capable de se retourner et de juger au mieux ce qu’il en est du parcours de la vie. En racontant cette histoire, en reprenant cette musique et en l’amenant au langage, Maïa Brami ne se raconte pourtant pas d’histoire et ne nous en raconte pas. C’est pourquoi ce qu’elle écrit, qu’elle a su écrire comme la nécessité contenue dans cette musique, sans la redoubler inutilement mais en en trouvant la tonalité verbale, est si vrai.
© André Hirt
29/04/2022
Leoš Janáček, On an overgrown path, Camerata Zürich ; Igor Karsko : lead violin, direction ; Maïa Brami : speaker.
ECM 2021.
Une présentation de l’album