Elle était Iberia. Et Iberia pouvait-elle être sans elle ? Qui, en effet, pouvait suivre, dans cette musique incroyablement périlleuse, ses tout petits doigts ? C’était, on le sait bien, Alicia de Larrocha dans ses peu dénombrables enregistrements de l’œuvre, tous exceptionnels et bouleversants, naturels comme s’ils étaient issus des humeurs qui ont inspiré Albeniz, selon les moments du jour, l’inclinaison du soleil, les reflets que renvoient les persiennes fermées par une chaleur accablante, et selon l’ambiance et le bruit dehors, jour de fête ou non.
Beaucoup de pianistes ont cherché à suivre Alicia de Larrocha dans les voyages et les arrêts, les aventures et les états d’âme qui composent Iberia. Tous ont leur mérite, évidemment, parfois leur singularité dans leur adhésion à l’œuvre. Mais peu se hissent au même niveau d’exigence, on dira également d’identification à ce monument pianistique (on ne voit d’équivalent que Les Années de pèlerinage de Liszt), et ils sont encore bien moins nombreux à savoir se frayer un chemin dans l’œuvre du musicien catalan. C’est le cas ici de Nelson Goerner. Et l’on est très heureux d’apprendre qu’un pianiste de cette dimension, qu’on entend avec bonheur dans tout ce qu’il interprète, prête son talent à cette œuvre bien trop négligée. Pour de bonnes raisons techniques, sans doute, comme la difficulté qu’on lui reconnaît au point que, on l’apprend presque avec inquiétude, l’œuvre se tiendrait parfois, chancelante, au bord de son propre anéantissement, comme si elle se refusait à elle-même. À la première écoute, on est surpris, et même étonné d’un refus délibéré par Nelson Goerner, du rubato, du moins dans sa dimension proprement spectaculaire. On s’en réjouit pour la musique, celle-ci en particulier car, en retour, elle permet de faire apparaître, donc entendre tout autre chose. D’autant plus que la dimension rhapsodique de cette même musique risque de faire perdre le fil à l’auditeur. Inversement, Nelson Goerner parvient à conférer à chaque pièce, ou station d’Iberia, sa singularité. Il parvient, en un mot, à concilier continuité et singularité.
C’est ce qui amène à alléguer un autre ordre de raisons à sa trop rare fréquentation par les interprètes, à savoir ce qui relève du mystère qu’elle diffuse. C’est au point que lorsqu’on croit enfin en saisir la substance et les intentions, elle se soustrait et s’en va apparaître tout autrement ailleurs. Et c’est bien sûr la nature de ce mystère qu’il faut s’interroger puisqu’il constitue à maints égards le contenu de cette musique.
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Tout semble pourtant contredire ce caractère, la preuve, pourra-t-on croire, en étant ce propos d’Albeniz lui-même : « Hacer musica espanola con acento universal ». En somme, si l’on devait aller à l’essentiel, une synthèse entre le folklore et sa résonance dans toute forme d’émotion. Toutefois, cette lecture du propos d’Albeniz s’avère trop dépendante de sa lettre, un langage en vérité convenu, et pousse à y aller voir de plus près.
Le trait dionysiaque est incontestable, dès les premières mesures d’Evocacion, et on a la sensation, déjà, qu’on se situe très haut, qu’il faut maintenir cette hauteur, autrement dit cette intensité. Et au lieu d’accent, ou sous « l’accent » dont parle Albeniz, on sent trembler cette intensité, cet appel que lancent et cette réponse que donnent le lieu et plus généralement cet espace que l’on va parcourir, Iberia en effet. Le paradoxe, à cet égard, est que le national résonne dans l’étranger, ce qui est ici nommé « l’universel », par conséquent depuis la terre, l’affect qui nous lie à elle par la nature et la culture, la naissance et l’hérédité, la langue et les habitudes de vie, le sentiment et la singularité du regard, si pénétrant quand on y songe (est-ce le reflet de la lumière en ces lieux ?). Mais l’essentiel est encore ailleurs, au-dessus de ce qu’on vient d’avancer. La danse.
On sait que presque toute la musique occidentale (et la musique tout court) nous vient d’elle, de la pulsion qui la régit de part en part en faisant cercle avec la musique. Mais alors que dans l’œuvre de Bach, où elle est fondamentale, d’un côté, avec le choral religieux (réformé) de l’autre, elle est aussitôt sublimée, quasiment oubliée, on en vient à penser qu’elle est refoulée, reversée au théâtre, c’est-à-dire dans l’opéra après un bref passage par l’oratorio. L’opéra lui cèdera un instant, celui qui impliquait encore le ballet, pour refermer aussitôt ce qui n’apparaîtra plus que comme une parenthèse bien artificielle.
Dans la musique d’Albeniz, le dionysiaque se tient encore au plus près de lui-même. La seule réserve à laquelle il consent est celui du minimum de forme pour apparaître. Cette forme parvient à s’extraire, enveloppée et presque débordée toutefois par l’énergie qui l’a secrétée. On le constate à la spontanéité du piano qui, toujours instable, ne parvient pas (mais ça n’est pas une négativité dans cette musique, au contraire, c’est un pas de danse !) à se projeter sur une scène, à se théâtraliser en effet. Malgré la tradition des zarzuela et de la qualité de l’opéra Pepita Jimenez, Albéniz a bien dû concéder que son génie tenait à cette pratique du piano. La difficulté à se projeter, précisément, est le propre des âmes si profondes et si troublées. On songe à Hugo Wolf et même à Gustav Mahler, ce qui dut malgré tout pour eux constituer une souffrance, celle de ne pas être en mesure de figurer la musique sur une scène ou bien de n’y parvenir qu’insuffisamment comme avec le Corregidor pour Wolf ou d’être intimidé par la musique d’opéra qu’il dirigeait s’agissant de Mahler, cette impuissance constituant en réalité la solide unité de l’œuvre, le tout était de s’y résoudre car un créateur est toujours puissant, secrètement pour lui-même, par ce qu’il estime être sa faiblesse.
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La puissance d’un tel déploiement, d’une gerbe créatrice aussi foisonnante, voilà ce qui se laisse entendre dans Iberia (1908). (Une confidence en passant parce qu’elle traduit, on le suppose du moins, un trait indispensable que chacun, concernant une œuvre, musicale en particulier, a expérimenté : d’où nous vient le sentiment de proximité avec une musique, alors même qu’objectivement rien ne nous y relie, comme une appartenance civilisationnelle, une sphère comme une pratique culturelles par exemple ? C’est alors l’occasion de vérifier la justesse de la phrase d’Albeniz cité en commençant à propos de l’universalité de sa musique pourtant inscrite dans le sol d’Espagne).
Toutefois, la réalité de cet aspect fondamental et profond des choses n’est pas encore atteinte par des considérations de ce genre. Ce qui permet d’y parvenir, c’est à l’inverse un très imposant détour, celui dont la pensée de Nietzsche, oui, lorsqu’à la fin de sa vie active il reconnut dans Carmen la source méditerranéenne de la musique, la source profondément grecque pour lui, celle de la tragédie et par conséquent de Dionysos. L’œuvre de Bizet était admirée par lui, à juste titre, mais il savait également qu’elle ne possédait pas la pointure de celle de Wagner. C’est qu’il cherchait, attendait, espérait une musique qu’il n’avait encore jamais entendue, réellement. Et peut-on faire l’hypothèse que cette œuvre pouvait être celle d’Albeniz, celle d’un romantisme franc, non pessimiste, mais fier, vivant et droit, sans compromission avec des attendus religieux, romantiques au sens de la maladie et du désespoir ? Ce qui est certain, c’est que, comme dans une arène, celle du devenir de la civilisation, Nietzsche n’aurait pas reculé devant une telle musique, rouge, ocre, jaune ardent, avec des couleurs encore à la Delacroix dans sa période algérienne.
De quoi s’agit-il en particulier dans cette musique d’Iberia ? D’un certain dépli de la musique, d’un déploiement extrême et foisonnant comme on l’a souligné, sans pour autant être débraillé, une musique limite cependant, une musique de la limite, du jouable en particulier et aussi de la représentation, autant qu’on puisse en faire état s’agissant de musique. En effet, on y perçoit une telle tension qui agrippe la terre dont elle est issue. La musique recueille la vibration conjointe d’un soleil sur un sol, vibration qui donne lieu en même temps à une couleur et à un ton, une Stimmung dirait les Allemands, à savoir un accord, une tonalité spécifique, une ambiance, en l’occurrence, à la condition d’en parcourir tous les sens, un climat.
Le mystère de ce climat, car il s’agit d’une musique très mystérieuse malgré toutes ses références explicites, les titres donnés aux différentes parties, entretenu par un rubato lui aussi toujours un peu à la limite, du pathos et parfois même de la faute de goût, sans jamais leur céder, n’a rien d’impressionniste, car même dans les moments les plus troublés (enthousiastes, encombrés, exaltés), une ligne se laisse toujours saisir comme la garantie qu’on peut suivre cette musique, qu’elle ne nous abandonne pas à la confusion ou aux apories vaporeuses d’une écoute qui ne comprend rien à ce qu’elle entend et qui ne ferait que succomber. Et c’est précisément ce à quoi parvient Nelson Goerner. Il suffit de prêter l’oreille à El puerto, pourtant si difficile. Tout y est clair comme un matin de printemps, dirait Nietzsche. Les notes ne s’engloutissent pas les unes dans les autres, mais se détachent, se marquent, s’imposent. Elles ne se cachent pas ni ne sombrent, mais s’affirment fièrement. La musique veut voir, la musique veut se faire entendre, avec droiture. La musique nous regarde droit dans les yeux comme le ferait une magnifique et inoubliable danseuse de tango ou de flamenco. Et nous de même, en retour. Une musique si complexe et rayonnante parvient, ce serait son trait majeur, à ne pas être ambiguë. Mais alors pourquoi parler de mystère ?
Parce que les regards échangés, comme celui du taureau dans l’arène et celui que lui accorde le torero. Le mystère est ce qui fait le mouvement de la danse, entre chavirement et enlacement (dans Triana, quel soulèvement !). Ce mystère, et on touche là à un universel comme dans Rondena, un universel, est celui de la musique, celle qui nous emporte, même dans le calme de la médiation, au-dessus de nous-mêmes, vers les autres, le ciel et les horizons.
Justement, des horizons. Dans l’œuvre de Nietzsche, cela se nomme « aphorisme », dont l’étymologie se rapporte à l’horizon, autrement dit ce que nous pouvons voir d’ici, à partir de là, inscrits que nous sommes dans une terre et une langue. La bonne tenue d’un regard, sa continuité et sa solidité, ce que l’on exige moralement d’une femme et d’un homme, c’est d’être en même temps une narration, un discours libre qui raconte le voyage que l’existence trace. Le pire, on le comprend, est de n’avoir, à cet égard, rien à dire. C’est la musique au fond du langage qui forme le récit. Et tant de personnes sont sans récit, parce que la musique ne les a pas saisis, ou, plutôt, tout à l’inverse, parce qu’elles n’ont pas écouté la musique qui émanait pourtant de leur présence, ici et maintenant, au monde et sur cette terre.
De quoi est faite cette narration si ce n’est du rythme qui lui permet de s’élancer (s’élancer, c’est la même chose que de s’adresser, de regarder dans les yeux, s’élancer c’est sortir de soi par les jambes et puis tout le corps, et, osons-le formuler ainsi, s’é-danser). Toujours est-il que le rythme lui-même, en particulier dans cette musique qui prend autant aux hanches qu’à la gorge, qui mène et relance le désir sexuel (qu’on imagine dans la douceur de l’écoute de la fin d’Almeria, et un instant, on songe à une alternative, non, en vérité elle n’existe pas, à Tristan, plutôt donc à un parallèle possible, à un mode d’existence qui au lieu d’être fusionnel conserverait dans l’attachement et la fidélité une liberté, en quoi consiste pour finir la musique d’Albeniz).
Dans El Albaicin, on est en présence de toute l’élasticité de ce rythme. La stabilité dans l’instable, la vie émotionnelle elle-même, à la fois tendre et vigoureuse, comme une affirmation ou une fidélité, c’est la même chose, concourent, et c’est ce que l’on entend très distinctement dans cette pièce, la voix saisie par un lyrisme qui la porte aux enthousiasmes (on songe une fois de plus à Tristan). On se tient, nul doute, bien au-delà du folklore auquel on réduit ces pièces, comme un Baedeker de l’Espagne.
Bien sûr, on ne saurait négliger le folklore. Il est la terre et il n’y a que notre époque qui nie la terre. Mais la répétition des accords, une signature de cette musique en imitation de la copla, cette danse populaire, fait entendre dans le piano ou à travers lui la guitare pour laquelle cette musique est pour ainsi dire faite (mais le piano est la guitare des riches) en particulier dans ces accords brisés, déchirants (écoutons Lavapiès !), qui vous arrachent l’aveu de vos sentiments comme de la terre, en quoi consiste, peut-on croire, la danse elle-même.
Albeniz sait de quoi les nerfs sont traversés lorsqu’ils ne sont pas insensibilisés par l’abrutissement des affairements et des conditions modernes d’existence, dont Iberia est comme l’antithèse la plus lumineuse. Albeniz parle à Nietzsche, de Nietzsche, aime-t-on penser en tout cas, puisque la musique exprime la vitalité incroyable qui n’a plus que faire des angoisses métaphysiques, non qu’elles n’existent pas, loin de là, l’émotion de cette musique en provient, mais elles sont retournées en énergie vitale. L’extase est non plus métaphysique, mais physique. C’est ce qui confère sa clarté à cette musique.
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Mais peut-être sera-t-on plutôt séduit par ce long jugement de Vladimir Jankélévitch sur Albeniz :
« … le voile de mélancolie, mélancolie secrète, voire impalpable, qui enveloppe plus ou moins toute la musique d’Iberia… Une présence absente et toujours quelque peu lointaine, une perception aiguë embrumée par les souvenirs, un éblouissement qui cache un nocturne fondamental : il faut toujours joindre le contradictoire à son contradictoire si l’on veut atteindre la vérité de cette musique. Iberia est donc une exigence infinie d’approfondissement. La musique d’Albeniz est toute mobilité et fluidité. Autant dire qu’elle est essentiellement inachevée et, malgré les apparences superficielles, infiniment nostalgique. Comme tout ce qui recèle en soi le principe du vécu et de la temporalité. Comme toute musique véritable. » (1)
Ce qu’affirme ici le philosophe est indéniable, mais, on en vient à se le dire, n’en reste-t-il pas trop à l’apparence ? À un bergsonisme qui refuse la dramatisation, à une forme de nationalisme qui s’en prend indirectement et par prétérition à d’autres musiques, comme si elles n’étaient pas, au fond, unes malgré la diversité de leurs approches et leurs percées dans le mystère dont elles proviennent toutes ? Car dans ce mystère on entend bien un déchirement, une douleur, une joie tragique, c’est-à-dire la reprise par la musique d’une nécessité cathartique, bien plus profonde que les émotions causées par le temps qui passe.
© André Hirt
[1] Vladimir Jankélévitch, La Présence lointaine, Albeniz, Séverac, Mompou, Paris, Le Seuil, 1983, p. 37.
Une présentation d’Iberia par Nelson Goerner (Youtube).
Albeniz, Iberia, Nelson Goerner, Alpha, 2022.