Quel est le lien entre le folklore et la musique dite savante ? Le lien, plutôt que le rapport, car on peut faire l’hypothèse, après en avoir eu l’impression dans l’éclair d’un moment d’écoute, qu’il est plus profond que ce que la seule dimension culturelle met en avant et que chacun peut immédiatement reconnaître ? Implicitement, ou explicitement, c’est comme on voudra, il s’agit du propos de la programmation proposée par le pianiste Can Çakmur dans ce disque.
La première impression, à cet égard, est celle de l’intelligence dégagée par cette publication, s’agissant des œuvres proposées comme de l’interprétation et encore du texte, remarquable par son éclairage, rédigé par le musicien (ainsi, la passion pour la sonate d’Enescu est avouée et même enthousiaste). L’interprète déclare que « le but de cet enregistrement n’est pas de comparer et d’opposer les styles nationaux des différentes écoles, mais d’aborder la question de la modernité à travers le prisme de la musique populaire ». Le propos, on le constate, est extrêmement ambitieux ; il est surtout complexe, à la fois encombré, quelque peu paradoxal, et pourtant clair dans son intention.
Comment cela ? Il s’agit précisément du lien que l’on vient d’évoquer en commençant. D’une part, la musique ne provient jamais de rien, elle enveloppe une histoire, qui n’est pas seulement la sienne propre, si l’on peut dire, mais aussi celle de la culture où elle se trouve inscrite, de son contexte, de ses références, qu’elles soient conscientes ou non ; d’autre part, elle traduit parfois des oppositions, des tendances, jusqu’au formalisme ainsi qu’il est arrivé dans le passé et plus récemment à partir du dodécaphonisme et surtout du sérialisme (que Stravinski à sa manière assez étrange et réactive, disons-le, a abandonné, que Bartók a, comme on sait, franchement et heureusement assez vite quitté en son passionnant attrait pour le folklore des régions hongroises et roumaines.)
Voici donc des œuvres de Bartók (Hongrie), Dimitri Mitropoulos (Grèce), célèbre par son statut de chef d’orchestre, Ahmed Adnan Saygun (Turquie) et George Enescu (Roumanie). Tous appartiennent au XXe siècle et leurs rapports avec le folklore de leur nation sont bien différents. Immédiatement, dès l’écoute de la sonate de Bartók et de sa lettre datée du 10 janvier 1931, on perçoit la tension qui en résulte dans la musique : « (…) mon idée maîtresse véritable, celle qui me possède entièrement depuis que je suis compositeur, c’est celle de la fraternité de tous les peuples, envers et contre toute guerre, tout conflit ». Une source folklorique avouée, franche, revendique un universel ! Et fait signe vers une communication qui transcende les différences entre les nationalités et les cultures. Le nationalisme, quel qu’en soit la nature et les quels qu’en soient les effets, se trouve rejeté. L’idée germe, à l’écoute comme à la lecture de cette lettre, qu’après tout, c’est-à-dire au fond, le folklore est sans doute universel par les racines, ce qui semble si paradoxal, alors que toutes les formes prises par le nationalisme divisent et ne sont que des idées, autrement dit de détestables idéologies qui ne débouchent jamais, en vérité, les religions au demeurant en constituant depuis toujours les modèles et les accomplissements les plus efficaces, que sur des guerres. Cela signifie que le folklore touche à la réalité là où l’on croit qu’il n’est qu’un imaginaire partagé. Et que ce réel communique avec les autres racines folkloriques que chacun peut partager lorsqu’il écoute, même s’il ne connaît rien de ces traditions, les musiques du romantisme allemand d’un Schumann, l’Espagne d’Albeniz, les contradictions et les pulsions sacrificielles de l’âme slave, les mazurkas de Chopin, les pièces lyriques de Grieg, le panthéisme de Sibelius, sans même parler des richesses continentales dégagées et conjuguées par les percées du jazz.
Dans sa lettre, qu’on peut donc lire dans le beau texte de Can Çakmur, Bartók précise qu’ « il faut seulement que cette source [celle de la musique] soit pure, fraîche et saine ». Pour autant, si on comprend bien, en appeler à la « source » ne signifie aucunement, surtout pas, quelque nostalgie, ni même un « retour à… », mais un ressourcement au contact d’une expérience qui a produit le matériau musical, en lui-même irréfutable, dont on dispose. L’expérience, par conséquent, et le matériau, le matériau comme expérience condensée. C’est en effet au sein de ce matériau, comparable à une langue maternelle, et si proche d’elle au demeurant, que non seulement on compose, mais d’abord que l’on pense. Et tout comme on ne parle jamais une langue universelle, mais toujours une langue déterminée, on n’accède à l’universel que par le particulier. Hegel disait à propos d’un malade qui demandait à manger du fruit que c’était impossible, et qu’il fallait pour cela manger tel ou tel fruit, nous dirions une pomme, des fraises ou un abricot… L’appareil d’enregistrement de Bartók visait à cet égard à sauver un morceau d’expérience, non par goût du passé, mais pour en délivrer dans sa propre musique les développements et les promesses. Et ce serait cela une tradition, non pas un recueillement devant des documents, mais une réactivation, la production d’une histoire qui sinon serait restée enfouie et donc bloquée. Reste le « pur » que souligne Bartók et qui est un peu gênant dans la mesure où l’on se demande si quelque chose de cet ordre existe. Manifestement, Bartók n’est pas dupe. Son travail est, disons, de « déconstruction », c’est-à-dire de compréhension de la structuration interne de la musique (comment elle s’est élaborée, se demande-t-il à partir du résultat qu’il enregistre). On se souvient que Jacques Derrida répétait que « la déconstruction, c’est la justice », en d’autres termes, par infléchissement, qu’il faut rendre justice à la musique elle-même, en empêchant toute forme de fétichisme et de fétichisation, ne serait-ce qu’en prenant le résultat pour une origine. À cet égard, on est tenté d’ajouter que la déconstruction, c’est la composition musicale elle-même.
L’expérience immémoriale d’un universel, du moins de son équivalent si cela est concevable est confirmée par cette déclaration du musicien : « En tant qu’auditeur, nous sommes émus par cette musique, car l’altérité du langage musical semble nous rejoindre de manière très inattendue – presque comme le souvenir d’un passé que nous n’avais jamais eu ». Les déclarations de Bartók lui-même vont dans le même sens : ainsi, « il est impossible de distinguer la frontière entre création, transformation et citation ». D’où l’importance et la nécessité de la déconstruction qu’on a dite, non dans l’intention de rendre à chaque partie ce qui lui revient, mais pour montrer que l’enchevêtrement est ce qu’il est, et qu’il n’existe pas, au fond, de pure création musicale, que le fait de tourner le dos à l’expression, au lyrisme, au passé surtout et, partant, aux composantes cultures et folkloriques dans la composition s’avère être une illusion. Nul ne sait depuis quelle profondeur la musique vient, revient et se ressource malgré toutes les dénégations. Et de même, inversement, une musique qui prétendrait valoir par elle-même s’effondre dans l’idéologie et l’inconsistance immédiate, jusque dans le ridicule, comme si la musique éprouvait le besoin impératif d’une profondeur de champ pour simplement exister et pouvoir se développer. En effet, une musique se compose… On peut alors se rendre à l’évidence que c’est bien la tension, la greffe prise dans le mouvement complexe de la composition qui ouvre à l’universel.
Mitropoulos semble quant à lui tourner le dos à la Grèce. La pièce interprétée ici, très savante, froide aussi en apparence du moins, fait songer aux compositions les plus diaboliquement élaborées du personnage d’Adrian Leverkühn dans le Docteur Faustus de Thomas Mann. Ce qui apparaît néanmoins tout autant à l’écoute, c’est que la tension interne de la musique n’est pas résolue. Car d’où vient et provient-elle ? La question vient en effet vient à l’esprit. On se dit que toute musique, comme du reste n’importe quelle parole un peu consistante, s’enroule autour d’une réponse. Et ce geste n’est plus perceptible, si bien que la musique en vient à se suspendre elle-même jusqu’à l’étouffement. Pourtant, elle est si puissante dans sa nature, dans sa dimension absolue pour la nommer ainsi, qu’elle se retourne vers elle-même afin de délivrer sa dimension expressive. Le projet formel, à un moment ou un autre, est dépassé par l’expression, et au fond par un lien affectif même s’il fut dénié. La volonté formelle débouche quant à elle immanquablement sur le silence et la stérilité. La stérilité, voilà le mot et la réalité qui s’emparent de ce type de volonté, comme si l’homme était maître de la musique, toute comme une métaphysique de la volonté tout entière a cru estimer se rendre maître de la terre.
La même question, recouvrant le même problème peut se reformuler ainsi : où se tient la pulsion créatrice, spécifiquement dans la composition musicale ? Et en quoi consiste exactement cette pulsion ?
Can Çakmur propose la sonate op. 76 du compositeur turc Saygun dont c’est, apprend-on, la toute dernière œuvre. La complexité du matériau est dans ce cas aussi telle qu’on doit, mais c’est avec curiosité et un plaisir à la fois sensible et intellectuel croissant, écouter et réécouter. On remarque en particulier ce qu’on soupçonne être un matériau assez brut et le pendant constitué par une partition extrêmement travaillée dans le jeu des gammes et des rythmes. Le sentiment dominant, oui le sentiment dont on oublie vite qu’il est principiel s’agissant de la musique, est celui d’une percée, d’une ouverture si l’on préfère dont il n’est pas exclu qu’il s’agisse de celui d’un « passé » folklorique, mais cette fois-ci révélé, grâce au travail compositionnel, dans sa puissance, autrement dit sa fécondité.
La sonate d’Enescu, sans doute la pièce maîtresse de ce disque, jusqu’aux arcanes les plus subtiles de sa virtuosité compositionnelle, laisse transparaître, et c’est là un rappel d’une évidence, d’une profonde vérité, l’oralité de la musique. La musique est en effet, d’abord, orale, acoustique au sens le plus réel et physique du terme. Pour autant, ce fait ne traduit aucune « pureté » d’origine, car ce que l’origine folklorique de la musique affiche au titre d’enseignement, c’est sa très grande élaboration, une complexité avons-nous dit dont les ressorts premiers ne peuvent être démêlés. Enescu s’étonnait à l’âge de huit ans de ce qu’ « on peut écrire la musique »… L’écriture, le musicien s’en est rendu compte, la sonate en est la preuve, n’est à son tour pas une simple transcription de l’oralité, mais sa continuation presque naturelle, le dégagement de ses ressources expressives au sens le plus large. La musique elle-même, celle qui est là, que l’on reçoit d’une tradition, est encore en attente de sa révélation. Et toute musique est à cet égard en attente, attente tout court.
Par conséquent, qu’il s’agisse de recréation, de suite donnée, de transcriptions, de traductions de langages, à l’inverse de refus, d’éloignements décidés par rapport aux formes prises par la tradition et plus particulièrement le folklore, c’est toujours une rencontre, un dialogue, parfois complexe et même compliqué, avec les sources de la musique qui s’engage. Ce qui se trouve vérifié, c’est le caractère vivant de la musique. Le compositeur réveille cette Belle au bois dormant de son sommeil plus ou moins profond et lourd … La musique, sinon, risque de mourir, ou, ne se rapportant qu’à sa propre volonté, serait condamnée à s’éteindre ou à ne pas même se rendre compte qu’elle est déjà morte (voilà ce qui définit, exprime, une période comme une attitude de stérilité, par manque comme, c’est un comble, par refus d’inspiration, ce mot que la période moderne aura, pour des raisons d’épuisement et d’orgueil voué aux gémonies). En vérité, la musique contient des sources qui fécondent les rêves des compositeurs. Ces sources ne forment pas des obstacles à la musique, aussi savante qu’elle se prétende, et ne demandent qu’à être aimées et fécondées. La composition est un acte amoureux, sexuellement si intense, à l’évidence comme toute véritable création, c’est-à-dire non truquée ou seulement artificielle, c’est-à-dire simulée.
La sonate d’Enescu est à cet égard pour le moins impressionnante, et on aimerait en savoir davantage sur le contenu de l’aveu suivant de Can Çakmur : « À titre personnel, j’aimerais ajouter que l’étude de la sonate d’Enescu a été l’expérience musicale la plus enrichissante que j’ai vécue jusqu’à présent ».
© André Hirt
Can Çakmur, piano, Bartók, Mitropoulos, Saygun, Enescu, Bis 2022.
À noter : une publication très soignée et riche de la part du label Bis qui met en valeur l’objet matériel sans lequel la musique ne peut exister.
À l’écoute, une présentation par Can Çakmur lui-même de son disque :