Pelléas et Mélisande aura donc fait tellement d’ombre à ces autres pièces de scène que sont, à leur manière, l’oratorio La Damoiselle élue, parce qu’il s’agit d’une partition, rêvée ou non, inspirée par des tableaux ou non, mais induite en tout cas par une image, et surtout le Martyre de Saint Sébastien. À juste titre, dira-t-on du point de vue de Pelléas. Malheureusement précisera-t-on en même temps s’agissant de ces deux dernières partitions pourtant ô combien passionnantes. Il suffit pour cela d’entendre l’investissement de Melody Louledjian et d’Emanuela Pascu. En effet, il suffit de leur confier son oreille, c’est-à-dire sa pensée puisqu’il n’y a de pensée que par elle, l’image ne suffisant pas et faisant obstacle, ainsi que le confirment les splendides Nocturnes, quant à elles bien fréquentées par les orchestres et les chefs, malgré la difficulté qu’il y a, on le devine facilement, à les mettre techniquement en place, sans parler de la musicalité elle-même qui demande une finesse, un sens de la nuance, un souci de la coloration que seuls les plus grands chefs parviennent à obtenir de leur orchestre (Boulez y fut à son meilleur à plusieurs reprises, avec plusieurs phalanges, surtout avec Cleveland, Abbado y étant incomparable comme presque toujours, et plus récemment on aura apprécié Michael Tilson Thomas avec le Philharmonia…).
Ces Nocturnes sont comme la quintessence de la poésie française de la fin du siècle dernier (ceux qui sont nés au XX° raisonnent ainsi pour dire le XIX°, tout près encore, pas si éloignés que cela de cette grande période de la musique, de la peinture, de la poésie et de la philosophie). Ainsi, les Nuages, en effet, ceux de Baudelaire, ou ceux de Verlaine, les Sirènes de Mallarmé, qui font vieux jeu, c’est vrai, qui peuvent paraître, et ce fut souvent le cas, inaudibles pour des oreilles plus modernes, sauf lorsqu’un grand chef comme Mikko Franck avec la Maîtrise de Radio France magnifiquement dirigée par Sofi Jeannin savent les rendre nécessaires. Et les Fêtes ! On les entend comme une promesse de soleil, d’odeurs méditerranéennes, de mer, d’une journée qui mérite d’être vécue !
Et puis il y a ce Martyre de Saint Sébastien… On ne sait trop pourquoi (on n’a pas vraiment cherché), on songe à Flaubert et à la Tentation de Saint Antoine… Simple assonance ? Ou bien plutôt, car il existe une raison, un mystère, que Mélisande portera jusqu’au martyre, certainement un secret et une douleur. Ou bien plus certainement une blessure originelle dont Debussy n’aura pas su se défaire. À propos du texte de Gabriele d’Annunzio, Debussy confiera : « Je crois pouvoir assurer que c’est un de mes souvenirs les meilleurs et les plus forts ». Dont acte. On trouve tout dans cette musique, presque tous les états d’âme, toutes les intonations ou moments orchestraux imaginables, sauf la révélation du mystère qui s’y trouve au centre. Quelque chose insiste en elle, qui se manifeste, nous prend, mais ne donne pas son nom ni ne se délivre. En cela, Debussy, comme on sait, excellait, lui qui se tenait au plus près de la musique, du secret qu’elle constitue elle-même.
Sous la direction de Mikko Franck, la musique de Debussy acquiert une beauté somptueuse qu’on n’avait plus entendue dans ce registre depuis un enregistrement mythique de Claudio Abbado, comportant les Nocturnes et la Suite d’orchestre, rarement jouée, hélas, de Pelléas. Le Martyre est lui aussi rare au disque. Et comme la partition est pour le moins transie d’étrangeté, on aggravera le sentiment de cette dernière en se souvenant de la très belle version de Günter Wand avec le NDR-Sinfonieorchester, Wand, l’immense brucknerien, qu’on n’attendait pas ici, mais qu’on rencontre néanmoins là.
Très belle publication, toujours très soignée, par Alpha, Outhere.
Le choix de André Hirt
Mikko Franck dirige les Nocturnes de Debussy
Claude Debussy, La Damoiselle élue, Le Martyre de Saint Sébastien, Nocturnes, Melody Louledjian, Emanuela Pascu, Maîtrise de Radio France sous la direction de Sofi Jeannin, orchestre philharmonique de Radio France, Mikko Franck.