Parmi les très nombreuses, riches et surtout originales publications du label polonais Dux, on passe de découvertes en découvertes, celle évidemment de compositeurs que personnellement on n’avait jamais fréquentés ou dont même on n’avait jamais entendu le nom, mais aussi des artistes, c’est-à-dire des musiciens de très grande qualité. Ainsi, pour ces derniers, le Cracow Duo composé de Jan Kalinowski (violoncelle) et Marek Szlezer (piano) qui propose un parcours allant de Martinu à José Bragato (1915-2017) et Astor Piazzolla (1921-1992) en passant par Saint-Saëns, Villa-Lobos, Schumann et Szymanowski. Ce disque est un bonheur ! Ainsi encore, toujours s’agissant des interprètes, le disque apparemment plus classique du Baltic Trio (Andrzej Wojciechowski à la clarinette, Maciej Kulakowski au violoncelle et Miroslawa Sumlinska au piano), puisqu’il propose le Trio « Dumky » de Dvorak, mais aussi, et on le découvre avec beaucoup d’intérêt (et où et comment découvrir autrement une telle œuvre ?) le trio d’Arno Babadjanian (1921-1983).
Plus original, le disque intitulé inUnity (sic !) qui propose des partitions de musiques contemporaines composées par des musiciens dont le plus âgé, Krzysztof Olczak, est né en 1956 ! Il s’agit de Tadeusz Dixa (1983), Andrzej Dziadek (1957), Piotr Jedrzejczyk (1993), Marek Czerniewicz (1974) et Kamil Cieslik (1991). À peu près tout y est passionnant de la part de « cette musique contemporaine à Gdansk », offert par The Symphony orchestra of the Stalislaw Moniuszko Academy of music in Gdansk sous la direction de Janiak-Kobylinska. Enfin, un disque très intéressant propose de la musique de film composée par Penderecki, une musique impressionnante dans laquelle on découvre deux chanteurs remarquables, Annika Mikolajko-Osman (soprano) et Jacek Wrobel (baryton). On aimerait s’attarder sur ces partitions. La condition en serait, outre l’adhésion immédiate, l’écoute répétée. Ce qui est certain, c’est qu’on ne se lassera pas de le faire.
On est déjà venu vers Grazyna Bacewicz, mentalement comme à l’écrit dans Muzibao, admirativement et affectivement par le passé, depuis la découverte de l’œuvre grâce au disque de Krystian Zimerman comportant la sonate pour piano n° 2 et les deux quintets avec piano. Grazyna Bacewicz (1909-1969), et il est très étrange, à vrai dire dérangeant, de prendre conscience qu’on était contemporain de cette grande musicienne, comme ce fut le cas de Chostakovitch (le souvenir de l’annonce de sa mort, un 9 août, je le sais parce que la date m’est précieuse, pendant l’été de mon départ pour la khâgne de Paris, dans l’indifférence totale de France-Musique et des médias d’alors, sous l’emprise encore à la fois d’une tradition déjà usée jusqu’à la corde dont l’image est un vieux monsieur ronflant au concert et un règne hélas, alors encore sans partage des formalistes bouleziens dont l’image est celle d’Alberich accumulant son or et exigeant allégeance), puis, plus tard, en plus grande proximité avec celle de Penderecki. Ce qui veut dire ceci : que voyaient ces grands artistes du monde auquel on était, bien que jeune, présent ? Que sentaient-ils et que comprenaient-ils dont nous n’avions pas la moindre idée ni même la plus évidente des sensations ? Nous étions aveugles et sourds, c’est ce que l’on ressent grâce à la mémoire. La mémoire, précisément, sent ce que la conscience au présent ne sentait pas. Sentir, comprendre est toujours, on l’a appris dans Hegel, au passé.
Et précisément, Grazyna Bacewicz me semble avoir elle-même ressenti tout cela, cette difficulté, ce problème en ce que sa musique, solide, ferme, puissante, et puis fragile en même temps, ce qui n’est guère contradictoire, traduit ce que dans un premier temps on perçoit comme une hésitation stylistique et que la prise en compte de l’œuvre, celle qu’on connaît du moins, exprime comme la confusion même des temps, c’est-à-dire de l’Histoire. Rendons-nous compte : une musicienne qui aura traversé et connu les secousses, d’une manière ou d’une autre, de la 1° Guerre mondiale, de la deuxième, du nazisme, de la Shoah, du communisme, des échos de 68, entre autres.
On écoutera dans les nouvelles publications, on l’a compris précieuses, offertes par Dux la musique pour cordes, dont le Concerto pour cordes de 1948 qui apparaît aussi bien dans le disque de l’Amadeus Chamber orchestra of Polish Radio dirigé par Agnieszka Duczmal, dont on ne se lasse pas depuis quelques jours (on est passionné également par l’adagio et le vivace, robusto de la Symphonie pour orchestre à cordes de 1946) que sur le disque intitulé 1948 par le Erdödy Chamber orchestra dirigé par Zsolt Szefcsik qui propose également la découverte d’œuvres d’Endre Szervanszky (1911-1977), du plus connu désormais Mieczyslaw Wajnberg (1919-1996) auquel on n’a toujours pas vraiment rendu justice (rendons-nous compte, il est décédé en 1996 et nous n’en savions rien ! La modestie de notre conscience du contemporain en prend un coup et à travers la musique tout le reste !), de Rezso Sugar (1919-1988). (On se dit à l’instant qu’à travers ces œuvres, on aimerait pouvoir retracer (et la faire pour soi-même tellement elle apparaît riche et par conséquent indispensable) une histoire du divertimento.)
Dans un autre genre, on n’oublie pas le beau récital de mélodies de Bacewicz et également de Ludomir Rozycki (19883-1953 par Joann Freszel (soprano) et Bartlomiej Kominek (piano) dont l’appel à l’amour est irrésistible, du romantisme tardif jusqu’aux complexités du sentiment exprimées chez Bacewicz.
On ne cesse en effet d’être intrigué par la musique de Grazyna Bacewicz et également par la personnalité qu’on y devine. D’une part, celle d’une sûreté musicale de premier plan, elle qui fut une si grande violoniste, éduquée, si l’on peut dire, mais on se doute que ce fut bien en toute rigueur le cas, par « Mademoiselle », Nadia Boulanger. D’autre part, et on hésite soi-même à prononcer ce mot, justement quelque chose d’hésitant, une dimension ou un voile qui n’auraient pas été percés. Ce qui pourrait apparaître comme un défaut rédhibitoire et qui fournirait trop facilement l’argument pour reléguer cette œuvre dans une sphère de seconde zone suscite en vérité, par l’écoute cette fois-ci répétée puisqu’on possède une profondeur de champ que permet la multiplication des disques et des interprétations, une réelle curiosité et, en vérité aussi, il s’agit d’une appréciation qu’on assume, une aimantation irrépressible. Et pourquoi pas aussi une passion très singulière. Donc une promesse, et comme pour toute passion saine, un ressort pour l’élargissement de l’existence. On se met alors à deviner aussitôt la grandeur de cette œuvre, austère certes, c’est la rançon d’une forme assez classique de la maîtrise qu’on a dite, d’une exigence aussi qui transparaît un peu partout, et qui, on le constate à présent, s’avère sans doute être la cause de la réserve relative sur le plan de l’expression de la plupart de ces partitions. Mais à quoi peut-on juger une œuvre comme un amour, si ce n’est qu’elles se méritent ! On est en présence, en effet, d’une musique qui se mérite, qui comble malgré sa retenue, sa pudeur, c’est-à-dire sa profondeur, comme un amour auquel on n’osait pas au premier abord soit pouvoir prétendre, soit parce qu’on n’avait pas su en percevoir les prémisses. Qu’on le vérifie ! Le coup de foudre, le vrai, vient après coup, il constitue le second temps et non le premier dans un amour comme dans la découverte bouleversante d’une œuvre, qu’il s’agisse surtout d’une musique ou bien d’un livre.
Et puis, on se demande si l’hésitation qu’on croit interne et réellement active dans toutes ces partitions, toutes si pleines d’énergie et elles-mêmes de passion retenue, formellement parfaites, de Grazyna Bacewicz, ne signifie pas, comme une improvisation supérieure, autrement dit non relâchée comme c’est si souvent le cas, le ressort même, de l’œuvre, l’inquiétude qui la meut parce qu’originellement elle l’a provoquée. Comme on aurait aimé connaître Grazyna Bacewicz ! Que de promesses en général, que de mondes promis, comme Nietzsche le disait de l’amitié en pensant à l’amour et comme nous l’a réaffirmé Proust !
© André Hirt