Pourquoi Miles une fois encore ou toujours ? Pourquoi y revenir alors que les amateurs de jazz savent tout, ou croient tout savoir à son sujet ? Parce qu’il s’agit, et c’est tellement rare, d’un phénomène (c’est en effet un phénomène), total de surcroît, qui outre la réalité objective de s’englober lui-même (mais y est-il d’ailleurs jamais parvenu de son côté ?) le fait également de son époque et de la nôtre encore, comme si néanmoins il savait de façon sûre qu’il était son propre excès et son dépassement perpétuel. La preuve en est qu’il a affirmé, avec grandiloquence ou ironie, peu importe, qu’il avait « changé cinq ou six fois le cours de la musique ». C’est donc bien de cet excès – car, comment nommer exactement cela ? – qu’il est question. Davantage : cet excès, celui de Miles comme celui de sa ou de ses musiques, se trouve enveloppé dans ce qui par ailleurs dépasse très largement le jazz lui-même et ce qu’il est devenu, autrement dit un « objet » au demeurant de plus en plus innommable, résumé dans l’appellation familière de « Miles », donc juste un prénom, mais davantage encore le minimal du prénom pour dire le maximum de son déploiement, un « objet » qui, à l’intérieur de lui-même, n’a apparemment pas cessé de changer de nom et de prendre les vêtements brûlants du phénix (cool, hard bop, jazz-rock, funk, hip-hop et d’autres modes encore…). En somme, Miles est quelqu’un dont on peut dire qu’à lui seul il aurait fait l’équivalent du processus qui de son côté aura mené de Haydn à Wagner…
L’ouvrage que consacre Franck Médioni au musicien est un bonheur constant de lecture. Non seulement sur le plan formel, ce qui devient rare dans ce type d’ouvrage, mais aussi concernant le fond. L’anecdote comme la donnée biographique par exemple ne sont jamais exposées gratuitement, mais servent à l’intelligence de tel ou tel aspect musical (ce qui « compose » littéralement la musique, comme un événement, un passé, une rencontre ou une personne, un visage, un mot, une atmosphère, une défaillance aussi au-delà des qualités qu’on connaît).
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À plusieurs reprises, de façon insistante, Franck Médioni revient sur « le son » de Miles. À juste titre, on s’en doute. Cela nous permet de prolonger la lecture et la réflexion en nous demandant qu’est-ce que Miles (plutôt que qui est Miles ?). À l’évidence, c’est un son. De qui il est, et au sujet duquel on apprend tellement de choses, d’anecdotes et de paroles rapportées, du plus remarquable, en particulier les remarques sur la musique en soi, au plus trivial, voire franchement le plus consternant (et décevant), en particulier s’agissant de sa violence à l’égard des femmes, le lecteur qu’on est est un peu moins friand. En revanche, s’agissant de la constitution du son, de sa sculpture, et même en véritable diamantaire de la musique, on reste admiratif devant la technique de l’artisan, la puissance créatrice de l’artiste. Car il y a cette trompette Martin, celle qui permet, on l’apprend avec beaucoup d’intérêt, de prolonger le son, de produire des enchaînements grâce au jeu des pistons, et la sourdine Harmon, véritable signature de Miles. Le son, les notes, toujours rares, à vrai dire comptées, car il s’agit, dit-il, de ne « jouer que les plus belles » (on pense toutefois à une coquetterie de la part de celui qui n’est pas un virtuose, mais qui est parvenu à trouver sa voix, celle précisément d’un son inouï, et c’est cela le génie, une forme de staccato et surtout juste un accent, c’est-à-dire ce que tous les autres ne peuvent précisément pas faire alors qu’ils peuvent tous faire ce que chacun fait), et puis si singulières, étouffées, écorchées, et néanmoins, fin du paradoxe ou son comble, si claires, souvent presque rondes. Le paradoxe ? C’est que ces notes en question contiennent, en faisant entendre leur taille, tous les moments qu’elles ont parcouru, de l’élément brut jusqu’à leur quintessence.
Il reste cependant à comprendre cette manière, et les raisons qui y portent, d’isoler les notes et d’immobiliser le son, ce qui, en musique, ne va tout de même pas de soi. Il reste à entrer dans l’espace de la sourdine, cette extériorité qui a recueilli comme rien d’autre ne le peut l’intériorité. La sourdine est un crâne dont les jeux sur les pistons sont les extensions et les membres. Et surtout, on retient des éclats étouffés de la sourdine comme une retenue, celle qui met sur la voie de la « vérité » de Miles, à savoir qu’une personne qui possède en soi, jusqu’à l’éclatement – et c’est pour cela qu’on remercie Franck Médioni d’avoir fait part de toute cette matière biographique –, un tumulte sans doute très souvent insupportable aura tout de même su et surtout pu, on ne sait par quel trait, par quelle idiosyncrasie, canaliser cette énergie autant dévastée que dévastatrice en la transformant en une dimension quasi apollinienne. Car Miles est un musicien franchement apollinien, ce que n’étaient, on le sait bien, aucunement ni Coltrane et encore moins Dolphy.
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À plusieurs reprises, il est fort justement rappelé dans l’ouvrage que Miles se soutenait d’une pensée très consciente du rythme. D’une sorte de mekhanè, si on a bien compris. Ou bien, de la récurrence très sobre d’une pulsation à tous égards nécessaire. Miles est trompettiste, mais fondamentalement, autrement dit comme la condition de l’entrée de tout autre instrument, il est batteur. Ce rythme, très étrange, car peu commun, qui l’habite consiste en un traitement du temps très spécifique par son corps et sa pensée. C’est bien ce rythme, cette battue pour être plus concret, qui ouvre, fait et développe sa musique. Miles joue alors comme il respire. La trompette enchaîne, parce que d’abord elle l’exprime, tout naturellement, dans sa nature propre de grand existant, celui qui cherche en lui sa règle rythmique comme son chiffre personnel, le rythme. Miles, comme chacun moyennant tout le travail que requiert son expression, est un rythme, ce rythme.
Traiter le temps, explorer la façon dont on s’ouvre à soi-même autant qu’au monde et la façon aussi de l’habiter, et d’accéder ainsi, selon l’expression de Hölderlin, à une « vie habitante » (une vie qui ne se contente pas de « vivre », mais qui trace le sillage d’un sens, celui que le langage en ses ouvertures, disons le langage du langage qui est l’ouvert du sens même et à partir duquel les mots sont seulement possibles, lui confère), c’est expirer, donc respirer, revenir de la mort à la vie, Hölderlin toujours parlerait de « la suspension rythmique » et de la césure, de cet espace-temps grâce auquel nous sommes ici. Seulement, le musicien, le poète, l’artiste Miles se tiennent dans cette césure et en font un cœur qui organise la battue de l’existence. Un grand artiste, au sens le plus strict et transitif, existe son art.
Et c’est ainsi que Miles, le sachant d’un savoir non appris, on peut le croire, mais reçu par on ne sait quelle expérience ou quel effondrement premier que l’existence a connue, toujours déjà, se tient devant la difficulté d’être et très concrètement de poursuivre. C’est pourquoi, la musique, celle-là en tout cas (on l’entend exploser, mais sobrement, dans la première note de trompette de So what, et déjà dans le titre quasi hölderlinien de Kind of blue, en référence à In lieblicher Bläue, En bleu adorable, qu’il s’agisse de la version en studio de 59 ou bien des live au Japon ou à Stockholm, peut-être même davantage dans ces pays très étrangers – on insiste justement sur ce poème retrouvé de Hölderlin, si important, transmis par le roman de Waiblinger, Phaëton, de 1823, parce que, à vrai dire, il débute par un son métallique, par un reflet, à vrai dire un écho qui éclot dans l’image qu’il s’efforce de composer pour aussitôt en fracasser la limitation, la figure comme l’immobilité : In lieblicher Bläue blühet mit dem metallenen Dache der Kirchturm, En bleu adorable éclôt comme une fleur, avec son toit de métal, le clocher…), provient de la mort pour aussitôt renaître et apparaître, on dira mieux : transparaître, dans la reprise de la respiration et le battement du cœur. Toute cette musique de Miles, au-delà même des révolutions formelles qu’elle connut, se répète. C’est la signature des grands artistes qui ne cèdent pas aux modes (et cela est impérativement à comprendre chez Miles, même si, à l’écoute, chacun conserve ses goûts, sa préférence pour telle ou telle manière ou moment de la carrière).
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Les notes, rares, volontairement rares de Miles, et pas uniquement parce que ce trait résulterait d’une sorte d’aveu honteux de ses insuffisances techniques qui l’empêcheraient d’exprimer quelque virtuosité, qui n’est jamais, presque toujours qu’apparence ou seulement technique, donc jamais art, résonnent ainsi, depuis une caisse, une peau tendue au fond de lui et qui aura déterminé son rythme. Il devient alors évident, du moins consistant, on vient de le rappeler, que les manières de Miles, son inventivité et sa réinvention continuelles, marquent, à chaque étape ou tournant, une renaissance du langage, sa relance sans que la substance du son comme la tension de la peau en soient pour autant, dès lors qu’on tend l’oreille plus loin que l’apparence justement, modifiées. Seuls les mauvais artistes changent par opportunisme.
En revanche, l’attitude de Miles, on en fait avec une certaine sûreté l’hypothèse, celle qui l’a poussé à connaître et à traverser tant d’évolutions, tient à sa très grande capacité d’écoute, de lui-même, au fond de lui et du fond en lui, comme de celui de la musique, une écoute qui ne débouche aucunement sur la prouesse technique, à laquelle le jazz cède trop souvent, on veut dire la pure et simple démonstration, assez machiste en vérité. Miles, en effet, joue de la trompette en écoutant. Un grand musicien ne peut jouer qu’à la condition de d’abord écouter et de savoir écouter. Et c’est à partir de ce geste que Miles a su se réinventer tel qu’en lui-même, par cette capacité de ressentir. Car chacun, c’est ce que l’art révèle en en déblayant l’espace en nous, est plus large et grand que « soi ». Parvenir à cet élargissement et atteindre cette profondeur – Beethoven dans la didascalie d’une de ses dernières Sonates pour piano, la 30ème, op. 109 écrit : « Gesangvoll, mit innigster Empfindung (Andante molto cantabile ed espressivo), soit « Chantant, avec le sentiment le plus profondément intérieur » –, c’est une manière de faire place à l’écho qui de son ressort fait renaître la musique et le langage.
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Sans doute n’y a-t-il pas grand-chose à ajouter au savoir que Franck Médioni possède de la biographie et de la musique de Miles (le croisement des deux dans la rédaction est particulièrement réussi et constitue une sorte de modèle du genre). Toutefois, on peut se risquer à quelques prolongements qui ne relativisent, ne contredisent ni n’empiète sur quoi que ce soit s’agissant de la substance de l’ouvrage. On songe en particulier à la très étrange, quand on s’y arrête, « sobriété » de Miles. Le terme s’impose en et par lui-même (le refus du paraître chez Miles, ou bien, à même ses tenues vestimentaires, un paraître qui est vrai, un paraître-vrai) et philosophiquement. Philippe Lacoue-Labarthe, dans son très bel article, Remarque sur Adorno et le jazz, d’un désart obscur*, dédié « à celui qui fut le désarteur par excellence, Miles Davis ». Désarteur ? Il s’agit de la traduction la plus plausible du terme décisif d’Entkustung, et dont la réalité serait le désart et l’agent, par conséquent le désarteur, pour dire le mouvement complexe, problématique, voire franchement dialectique d’arrachement de l’art à la sphère du sacré, et aussi à celui du « grand art » dont parlent Hegel et à sa suite Adorno, soit l’art en tant qu’il véhicule l’absolu, ce qu’il y a de plus haut dans la pensée. Même si, on en fera nécessairement la remarque, l’art fut déjà en et par lui-même un arrachement à la sphère de la religion, voire, dans la période moderne, son substitut. Toujours est-il que ce que veut dire Philippe Lacoue-Labarthe et qu’il reprend, selon son analyse, de Miles, c’est une sobriété, une « existence » propre de l’art, enfin « démythologisé ». Est-ce exact ? Cela n’est guère certain, malgré tout le respect que l’on doit à la perspicacité de Philippe Lacoue-Labarthe. Car, dans Bitches Brew, dans la mékhanè, qui n’est en rien une mécanique, on l’a compris, on entend malgré tout un rituel (le même que celui qu’on perçoit si intensément dans l’Art Ensemble of Chicago et chez Lester Bowie (que pour ma part j’estime absent chez Chet Baker, ou, dans un autre genre, mon préféré, chez Jimmy Giuffre). Et l’on touche alors, on l’a compris jusqu’à en trembler, à la religion, en effet, mais d’abord à la culture et au plus profond à des racines, à la couleur de la peau, à quelque chose d’originel dans la musique elle-même, et qui est Dionysos. Dans la musique de Miles, Dionysos revient à la fin, Miles est son retour, dans toute cette musique dont le noyau est Bitches Brew, Tutu compris. Mais là où Philippe Lacoue-Labarthe a parfaitement raison, c’est à propos de la « finitude » de l’art, autrement dit ceci, que « l’art porte dans sa naissance le germe de sa mort ». On accordera que Miles avait, qu’il s’agisse de ce qui stimule sa capacité incroyable de renouvellement musical qui le fait échapper à « L’éternel retour marchand » auquel on assiste aujourd’hui comme le sommet de la désartification, à l’aliénation, à la réification, jusque dans son refus très personnel de la mort, une conscience aigüe de cela. Toutefois, l’art lutterait contre lui-même, son exigence de présence et (comme) d’éternité. Le désart, ce serait cela.
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Et ce serait alors un autre et dernier point. Miles refuserait, en reculant d’ailleurs, toute forme de présence, c’est-à-dire de plénitude ou d’accomplissement, d’où ce retard pris dans sa musique, cette capacité de relancer, d’interrompre, de jouer staccato, d’insister sur la note inachevée, la plus belle en ce sens. Voici donc un musicien de la différance comme dirait Derrida, une différance à la compréhension de laquelle on accéderait ainsi très concrètement. Une réalité, une pensée, une musique de l’écart par conséquent, de l’apparaître et non du paru, de la présentation et non de la présence. Une musique, et cela contredirait cette fois-ci frontalement la thèse de Philippe Lacoue-Labarthe, une musique que l’aura est revenue visiter.
*Philippe Lacoue-Labarthe, Pour n’en pas finir, écrits sur la musique, collection Détroits, Bourgois, Paris, 2015.
© André Hirt
Franck Médioni, Miles Davis, Folio-biographies, Gallimard, 2022.
On peut écouter ici (youtube) un extrait de Bitches Brew.