« La Shoah est née dans cette société, elle s’est produite en son sein, mais sous une forme à laquelle la société ne voulait ou ne pouvait pas donner de nom, si bien que, à ce moment-là déjà, tandis que les premiers convois de Juifs roulent vers l’est, elle est à peine réelle, elle se déroule aux confins de l’humain, muette et pratiquement invisible à l’œil nu – car s’il y a une chose que partagent les rares personnes qui en sont témoins, c’est leur attitude : elles se détournent de ce qui se passe et qu’elles voient pourtant de leurs propres yeux. Le silence décrit par le fonctionnaire des chemins de fer polonais interrogé dans Shoah, le film de Clause Lanzmann, est révélateur. Ce silence, c’est l’extermination des Juifs. Le son de l’être humain qui cesse brutalement d’exister, le silence qui recouvre le paysage dans lequel il a résonné l’instant d’avant. Le souffle aléatoire du vent dans les arbres, un léger martèlement dans le lointain, des bruits vides. Comment est-il possible que tant de personnes, plus d’un millier, puissent se taire à ce point ? Où sont-ils ? Le silence, c’est le néant, quand ce qui était n’est plus, et c’est en cela que cet événement est impossible à saisir : l’extermination des Juifs est ce qui n’est pas. Oui, elle est le rien.
[…]
L’extermination des Juifs a eu lieu en dehors du langage, elle n’est pas nommée, elle est un événement silencieux, les Juifs étant eux-mêmes expulsés du langage, proscrits de leur corps, dans un ça, dans le néant de l’innommé, un néant lui-même anéanti à la fin. L’une des scènes les plus révélatrices de Shoah est l’interview de Czeslaw Borowi, qui habitait à côté de la gare de Treblinka pendant la guerre et, jeune homme, voyait tous les jours arriver des trains transportant uniquement des Juifs, il les voyait attendre leur tour, en sachant au bout d’un moment ce qui se passait à quelques centaines de mètres seulement de lui. En décrivant ce qu’il a vu, il raconte soudain les voix des Juifs sortant des wagons bondés. « Ra ra ra ra », dit-il. « Ra ra ra ra. » On croit entendre le bruit d’un animal ou d’un oiseau. Pour lui, c’était leur langue ».
Karl Ove Knausgaard, Fin de combat, Folio Gallimard, pp. 1072-1074.
Au XVIIème siècle encore, on aurait pu trouver chez quelque libraire un ouvrage intitulé, comme il se doit dans un long, voire très long titre comme c’était l’usage, à peu près ainsi :
« Du silence et de ses raisons, de sa seule possibilité ou de sa réelle impossibilité, à l’usage de ce ceux qui entendent bien comme de ceux qui n’entendent pas, du lien entre le langage et le silence, et du statut de la musique en particulier en cette matière et dans d’autres encore ». On se serait précipité sur un tel ouvrage, si prometteur dans ses perspectives. Le ferait-on encore aujourd’hui ? D’autant plus que ce titre, comme bon nombre de ceux publiés à cette époque, et sur toutes les matières, fait une impasse totale sur ce que nous nommons « l’Histoire ».
Et qu’est-ce donc que l’Histoire ? Paradoxalement non pas ce qui se poursuit, ce qui continue, cette basse elle-même continue, ce qu’elle est indéniablement, mais plus sournoisement ce qui interrompt, ce qui fracture et césure, parfois même sans qu’on s’en rende compte en raison de l’écran de son continuum précisément.
C’est précisément ce qu’expose Karl Ove Knausgaard dans le passage qu’on vient de lire.
La césure fut et est pour toujours celle d’une aphasie. On se demande toutefois si le terme est le plus pertinent. Toujours est-il qu’on relèvera le contraste entre le bruit des convois et le mutisme qui s’installe à leur spectacle comme à leur pour le moins étrange « écoute ». Ce silence recouvre l’équivalent qui est l’invisibilité. Et au fond il s’agit de l’effondrement de la représentation, plus exactement des capacités représentatives, autrement dit encore de ce qu’elles peuvent soutenir.
Ce qui semble passer inaperçu dans cette scène étrange, cette scène qui s’expose si intensément pour se dissoudre comme un liquide, c’est pourtant la dimension spatiale, la géographie, celle qui dit indique « rouler vers l’est… ». Qu’est-ce que l’est ? L’inconnu, le danger ou, bien pire, le gouffre, précisément celui dans lequel la représentation se perd et s’anéantit. Au demeurant, on comprend par le biais de cette mention géographique que l’effondrement de la représentation ne fait qu’un avec l’anéantissement de son contenu. À l’inverse de l’est, l’ouest serait la libération, mais ce mouvement contraire à celui de la « déportation » est impossible et désormais interdit. Il faut désormais aller contre le cours du soleil, contre le jour, contre l’Occident, vers la nuit, y retourner définitivement. Et cette géographie de l’anéantissement, nommons-là ainsi, fond elle-même dans un trou noir, ce point de fuite qui s’écroule sous son propre poids et qui mêle tout ce qui était visible et audible, comme le silence se confond avec le fracas de l’extermination des Juifs.
Qu’on n’y voie aucun dévoiement inapproprié ou scandaleux, mais ce silence traduit une a-musicalité ! Pour se faire comprendre, on essaie de mettre en évidence le retrait du monde et de la sonorité orchestrale qui constitue en principe ce qu’est un monde, avec à sa pointe le langage des hommes qui avait pour tâche de protéger et de recueillir, selon le sens même de logos, en les laissant s’exprimer comme en s’efforçant de les traduire, toutes les autres formes d’expression des êtres et des choses, des animaux comme des végétaux et des pierres. Ce retrait est en vérité une élimination du monde, son effacement, celui de l’effacement de ce qui le constitue et pour finir de lui-même dans sa nuit.
Mais ce qui s’avère le plus saisissant, c’est « le son de l’être humain qui cesse brutalement d’exister ». Ce son qui cesse n’est plus seulement celui de son langage, la source de l’être-homme, du poème qu’il est à l’infini et de la musique qui en émane, mais celui de son corps, de sa pure et simple présence, de la symphonie humaine et du concert de ses voix, de ses couleurs et de ses manifestations en général. Car l’humain a un son. Et on pourrait tout autant soutenir que l’humain est sonore. Ce son est celui de l’existence, de l’effraction qui est la sienne comme l’est un trait de peinture sur la surface du monde. L’être-homme se rend sensible par sa résonance et son écho. Et, on le comprend, l’absence d’écho, lorsqu’il n’y a plus de réponse, signifie l’extermination, l’anéantissement, comme un son qu’on aurait coupé, ainsi qu’on cisaille un fil, comme on coupe « brutalement » le cours d’une existence. Cette absence d’écho se tient, dans son silence, au plus près de ce qu’on peut, en effet, nommer l’a-musicalité.
Bien entendu, cet état de choses engage la musique, certainement pas ce qu’on conçoit par le biais du plaisir esthétique seul, autrement dit la stimulation du vécu, mais tout à l’inverse d’une part la pensée qui traverse la musique et en rend compte expressivement et d’autre part la percée qu’elle permet d’effectuer dans le langage lorsqu’il est perdu et au bord de l’évanouissement, ou seulement fatigué de lui-même, ou encore usé.
On vient de reprendre, en entendant tout à coup ce qu’on n’entend plus, l’adverbe « brutalement » que l’écrivain Karl Ove Knausgaard mentionne. La parole est en effet coupée, comme tout son, au point qu’on se prend la tête comme lorsqu’un bruit est devenu insoutenable.
On se rend compte de la puissance d’extension du silence, à la mesure d’ailleurs de celle du son, en l’occurrence sa spatialité (sa spatialisation dans « le silence qui recouvre le paysage »). Néanmoins, alors que le son est ce qui vient vers nous, le silence se remarque par le mouvement de l’éloignement, jusqu’à la disparition. Qu’est-ce au fond que ce silence ? « Des bruits vides », répond Knausgaard. Et ce serait cela l’a-musicalité dont on voulait, plus généralement, faire état quant à la situation de notre temps, qui est venu après l’extermination des Juifs et, ajoutons-le, parce que cela renforce, intensifie, si besoin était, et en tout cas rend compréhensible pour ceux qui n’auraient toujours pas actualisé leur capacité de conscience, l’être-homme, ou l’humain si l’on préfère, en chacun, quel qu’il soit. Et, en contraste, la musique, qui risque elle aussi de disparaître dans le seul divertissement, les considérations esthétiques se tient devant l’hypothèse de sa propre disparition. En d’autres termes et en retour une fois de plus, elle s’en trouve d’autant plus intensifiée, douloureuse, désespérée, encore plus belle dans sa fragilité comme l’est toute présence humaine dans sa beauté.
Karl Ove Knausgaard insiste sur le « rien » que serait ce silence, un rien qui est comme ce qui n’est pas. Par conséquent, ce rien n’est pas celui qui désigne le contraire de ce qui est, un rien comme ens rationis, le concept d’« aucun », auquel aucune intuition ne correspond ainsi que l’indique Kant dans sa table du Rien à la fin de l’Analytique de sa Critique de la raison pure, il désigne le non-être de ce qui pourtant fut ! Et qu’on a supprimé. Le Juif n'est donc rien en ce sens, ce qu’il est n’est rien.
À l’examen, le silence dont parle Karl Ove Knausgaard est tout autant, comme un bruit de fond, celui de l’Histoire elle-même, si l’on comprend qu’il ne s’agit en rien de le confondre avec celui dont l’extermination des Juifs est l’objet, puisque ce dernier est ce qui précisément césure l’Histoire comme un silence sur le silence, comme une rupture silencieuse dans le silence même. Il s’agit de ceci, que l’Histoire elle aussi passe devant nous, comme en ce moment, et même en nous sans que nous jetions un regard ou sachions recevoir le sens des sons qu’elle émet. Assurément, il ne s’agit pas d’indifférence, plus vraisemblablement d’une sorte d’intuition qui nous enjoint de ne pas écouter en raison soit du caractère insupportable de ce qu’il y aurait à entendre, soit parce que nous ne pourrions jamais trouver de mots à la mesure des événements, ou encore conjointement pour les deux raisons. On peut toujours résumer ces difficultés en alléguant qu’elles se tiennent hors-langage et que ce réel ne relève d’aucune symbolisation possible. Certainement.
La fin du texte convoque la personne de Czeslaw Borowi afin de confirmer cette thèse à laquelle le lexique de la psychanalyse contraint Karl Ove Knausgaard (le « ça », le « hors-langage » auxquels nous venons d’adjoindre la « définition » du réel comme la dimension du « non-symbolisable »). On se demande si le personnage participe en quelque façon à la négation des Juifs ou bien s’il est représentatif de millions de personnes qui, d’une manière ou d’une autre, ont détourné le regard et bouché leurs oreilles. Cette difficulté-là ne peut être tranchée. Ce qui, en revanche, tient ferme, c’est que pour supporter ce qu’il perçoit, essentiellement par les yeux et les oreilles, Czeslaw Borowi assimile les Juifs qui sortent des wagons à des animaux. Et c’est sur ce point que l’ambiguïté psychique, qui touche à la profondeur même de la psychè comme à ce qu’elle peut supporter et endurer, se manifeste. En effet, on pourrait en rester à l’idée que Czeslaw Borowi participe à la négation des Juifs en les assimilant de la sorte aux animaux. En même temps, il se défend, il réagit à ce qui pour lui est incompréhensible. Et ce qui est à ce point incompréhensible ne se réduit pas au « langage » qu’il rapporte, « ra ra ra », mais à la situation elle-même. Par conséquent, Czeslaw Borowi se persuade qu’il a affaire à des animaux, ce qui, estime-t-il inconsciemment, mais il est évident aussi sans aller plus loin, sans se ressaisir, sinon l’« innocente », du moins lui confère la position d’un retrait.
Les Juifs ne participeraient ainsi à aucun logos. Selon la terminologie d’Aristote, ils ne possèderaient que la phonè, exclusivement l’expressivité de l’affect. Mais ce que rapporte Czeslaw Borowi va beaucoup plus loin et relève d’autre chose, puisque l’expressivité même de l’affect aurait dû l’alerter, au moins sur la réalité d’une souffrance. Or, il ne retient que des sons sans expressivité ni signification, ainsi que nous ne faisons tous, très souvent, s’agissant des animaux, ainsi que Kafka le rapporte, comme on sait, dans bon nombre de textes, dont évidemment La Métamorphose.
On a donc affaire à une impressionnante puissance de dénégation, qu’on qualifiera, faute de mieux, de surdité, et pour dire un peu mieux d’a-musicalité. Car la surdité consiste à ne pas entendre, alors que l’a-musicalité résulte d’un détournement de ce qu’il y a à entendre. Dans la musique en tant que telle, il s’agit d’entendre ce que l’humanité considère comme sa preuve d’existence, son expression la plus étendue, la plus originelle et la plus destinale. La grande musique prend cette dimension en charge. Ce faisant, elle ne peut se réduire à des considérations mondaines ou seulement esthétiques. Le fond de la musique est métaphysique, comme les philosophes et les écrivains qui l’ont prise au sérieux le savaient (Rousseau, Schopenhauer, Nietzsche, Baudelaire, Kafka, Wittgenstein, Robert Musil, Thomas Mann, Philippe Jaccottet…). L’a-musicalité de notre temps concerne une restriction de la musique à ce qu’on entend, sans l’écouter. Et plus largement, Czeslaw Borowi entend bien « ra ra ra », mais il n’écoute rien. Et par conséquent ne comprend rien, parce que tout ensemble il n’entend pas, ne veut pas écouter, ne comprend pas et ne veut pas comprendre. C’est pourquoi, on est en présence d’un détournement de l’humain. Et c’est pourquoi surtout l’extermination des Juifs est sans commune mesure, puisque c’est par elle que s’est décidé ce détournement.
Gregor Samsa, qui prétend en cet instant « ne pas être une bête », qui résiste de toutes ses minces forces à être considéré comme tel, Gregor dont personne ne comprend plus les sons qu’il émet, se tient, accroché au plafond, ému aux larmes par la musique que joue sa sœur sur son violon.
© André Hirt