La manière dont j’écoute la musique est difficilement avouable. Apprendre que c’est aussi celle de mes auditeurs ne m’enchanterait pas. Il y a pourtant des chances que ce soit le cas, même si je crains de les surpasser.
Naturellement, je pense avoir quelques circonstances atténuantes. Je tenterai de les présenter. Mais passons pour l’instant aux aveux…
Le plus souvent c’est donc sur mon smartphone que j’écoute, et plutôt sans écouteurs. (C’est que ces petites choses ne sont jamais à portée de main !) Bon, je précise qu’après avoir travaillé mon violon 4-5 heures, je n’éprouve pas a priori une folle envie d’écouter de la musique ; cela explique peut-être que chaque geste qui m’y mènerait me coûte énormément… C’est donc ainsi que je découvre le plus souvent un interprète qui m’est inconnu ou une œuvre nouvelle, ce qui, je le conçois, peut paraître à juste titre d’une grande désinvolture. À cet égard il convient peut-être de préciser que pour un interprète, les mauvaises conditions d’écoute (hormis le bruit) ne sont pas des entraves sérieuses pour se rendre compte des caractéristiques d’un autre interprète du même instrument. Nous avons en général passé bien des heures dans notre adolescence à écouter de vieux enregistrements des années 1910-20 et à y trouver notre compte d’émerveillements malgré les grésillements parfois plus prononcés que la musique. Mais je vois que je brandis déjà les circonstances atténuantes…
L’étape des écouteurs sans fil (que je finis par trouver) survient lorsque je dois écouter une œuvre que je travaille afin d’apprendre les autres parties en les suivant sur la partition. De même que pour découvrir une œuvre nouvelle durant ma promenade ou ma séance de sport quotidienne. Dans le même ordre d’idées, afin de me rendre une œuvre familière, il y a l’écoute flottante lors des trajets en voiture.
On monte heureusement d’un cran lorsque je dois écouter le montage d’un enregistrement : je grave alors le fichier sur un CD et l’écoute assis par terre entre mes deux enceintes. Contrairement à de nombreux amis, je n’ai pas investi dans une chaîne de grande qualité et la parcimonieuse utilisation que j’en fais est sans doute la raison… En la matière j’ai cependant trouvé pire que moi : mon amie, la grande pianiste Martha Argerich qui découvre sur son smartphone ses enregistrements ! Et elle met si peu d’entrain à le faire que j’ai dû insister lourdement voici quelque temps pour qu’elle vienne écouter sur mes enceintes une Sonate à Kreutzer que nous avions enregistrée ensemble et pour laquelle le directeur de la maison de disques attendait son aval. Voir qu’il y a des cas plus graves que le sien est toujours rassurant…
Puis il y a une étape qui rachète un peu ces indignités, c’est tout de même, afin de me rendre compte des caractéristiques de la prise de son de mes enregistrements, une écoute avec un assez bon casque, directement sur l’ordinateur, à un format supérieur à celui du CD. Inutile de dire que ce n’est pas mon pain quotidien…
Je demande donc d’avance pardon aux très valeureux mélomanes, amateurs de chaînes HIFI aux prix astronomiques qui nous écoutent comme nous ne le méritons pas, aux preneurs de son aux oreilles ultrasensibles, capables d’entendre des subtilités dont je ne perçois dans le meilleur cas que les contours. Je leur dois beaucoup de l’oreille que j’ai tant bien que mal développée et qui m’a permis d’évoluer dans la perception de ma sonorité et, par ricochet, dans toute ma technique. Et je ne parle pas des luthiers, archetiers, acousticiens, compositeurs…tous ces artisans formidables qui méritent de bien meilleures conditions d’écoute que celle que je pratique. C’est un peu comme si tous mes efforts, en compagnie des susmentionnés, visaient à contenter un auditeur idéal…aux antipodes de celui que je suis.
J’avais dit au début de ce texte qu’après 4-5 heures de violon mon envie d’écouter de la musique était sérieusement entamée. Après ce que j’ai écrit je sens que le lecteur se demande si cette inappétence est réellement le fruit de ma pratique ou si elle ne lui doit rien… Qu’il se rassure ! Après dix jours de repos, l’envie revient ! Plein de musiques bouillonnent dans ma tête et si ce n’est pas toujours suffisant pour décrocher mon casque professionnel, je retrouve réellement mon appétit de symphonies, de musique de chambre et d’œuvres pour piano (dans les œuvres pour violon j’entends davantage l’interprète que le compositeur, ce qui me pousse à les éviter). Le problème c’est que … cela fait de nombreuses années que je n’ai pas cessé de travailler durant plus de deux-trois jours. La dernière fois c’était en 2000, en raison d’une fracture au bras. Alors peut être que j’embellis un peu la réalité.
Mais heureusement il demeure une chose plus riche encore que la musique, moins soumise à la tyrannie du temps : c’est l’impression qu’elle dépose en nous. Celle-là on peut toujours avoir une chance de la retrouver, dans toute sa pureté et sans le moindre outil intermédiaire. Il faut tout de même une part de chance pour que cela se produise…
© Tedi Papavrami
Tedi Papavrami et Martha Argerich jouent Bach (youtube) :
Photo : Tedi Papavrami, violoniste - Photo Jean-Baptiste Millot / Alpha Classics, source