La musique me met au travail
L’expérience d’une écoute musicale quotidienne est devenue avec le temps une forme d’obsession où le plaisir, incessamment renouvelé par des découvertes, d’œuvres ou d’interprétations, se lie à une stimulation intellectuelle sans repos. La musique a envahi ma vie. Elle me porte par ses possibilités ; elle exige que je règle ma pensée sur ses ouvertures.
Que je me permette toutefois, pour quelqu’un qui a écrit sur la musique contemporaine et connu quelques collaborations ou passionnants échanges avec des compositeurs, de dire que la musique fut, et demeure, également liée à la musique dite populaire, ce que l’on appelle, pour le rock, le post-punk.
En écoutant dès l’adolescence, encore aujourd’hui, des groupes généralement britanniques, comme Cocteau Twins, Dead Can Dance, This Mortal Coil, Wolfgang Press (tous enregistrés sur le label 4AD, dont les vinyles étaient conçus par l’atelier de création 23 Sleeve enveloppe, qui m’éveilla, lui, à la photographie, de ses « sujets » à sa matérialité, visible dans mes choix actuels de tirages aux sels de palladium), en écoutant également The Cure, Echo and the Bunnymen, Christian Death, Virgin Prunes ou Bauhaus, sans oublier, antérieur et contemporain, David Bowie, jusqu’aux « nouveaux » groupes post-punk d’aujourd’hui comme Black Midi, Idles ou Fontaines D.C, et en écoutant, plus jeune, les musique de films de Bernard Hermann, Nino Rota ou Ennio Morricone, une sensibilité s’est forgée, dépassant avec le temps « l’ambiance » musicale de ces compositeurs pour le cinéma et ces groupes rock pour entrer, curieux, et souvent subjugué, dans le répertoire « classique ».
Écoute en solitaire, souvent au casque, avec une forme de repli où le corps se détache de la réalité, favorisée par une vie en HLM et une grande difficulté à rejoindre le monde extérieur. Des conditions donc pour une intériorité, sans cesse aimantée par les nouveautés… et un choc à dix-neuf ans.
En entrant un jour dans une librairie qui n’existe plus, à Tours, j’ai entendu le deuxième mouvement de la Septième symphonie de Beethoven. Une sorte de violence intellectuelle a surgi en moi : je ne pouvais plus ignorer ce monde-là. Car c’en était un, plus ou moins entrevu. J’ai acheté tout de suite, en version vinyle, la version d’Herbert von Karajan, puis loué, acquis, volé, par la suite un nombre incalculable de CD.
Entre temps, un ami (devenu libraire) m’a passé un vendredi soir (avec restitution pour le lundi suivant) Les Quatre derniers lieder de Richard Strauss (avec Jessy Norman et Kurt Masur) ; L’Art de la fugue dans la version d’Hermann Scherchen et les Derniers quatuors de Beethoven par je ne sais plus qui. Ma formation musicale, mais j’aimerais plutôt parler dans cette nouvelle solitude, choisie et croisée à l’écriture de la poésie, de formation intellectuelle, a connu une forte accélération…
Écouter de la musique, une telle musique, a demandé de s’en instruire. Les écrits de Pierre Boulez, Theodor W. Adorno ou Vladimir Jankélévitch, et surtout Friedrich Nietzsche (débordant le « strict » territoire « d’écrits sur la musique ») ont côtoyé les ouvrages des trois membres de la Seconde École de Vienne.
Les lire comme écouter l’Opus 11 pour piano de Schoenberg, le Wozzeck de Berg ou l’Opus 5 pour quatuor à cordes de Webern a affiné mon sens de l’écoute et mon écriture de la poésie, avec plus de précision, d’intensité. Cette double activité m’a lié à vie à trois individus bienveillants, pour lesquels j’ai la plus haute admiration – et affection. Ils m’ont guidé à plusieurs reprises, m’ont fait prendre conscience des méandres de l’Histoire et de la nécessaire affirmation de l’artiste face aux oppressions, même aux soumissions plus larvées des milieux artistiques auxquelles j’ai pu être confronté ensuite.
J’en reviens souvent à eux, et à leurs successeurs dans le temps, sinon de leurs esthétiques, du moins de leur exigence : entre autres György Ligeti, Luigi Nono, et, parce que son œuvre s’articule dans une forme de diction entre humour et mémoire, sérieux et ironie qui m’est proche, György Kurtag, avec lequel j’ai pu avoir quelques beaux échanges téléphoniques et épistolaires.
Il m’est arrivé « d’écrire en musique pour mieux la penser », c’est-à-dire choisir une œuvre et écrire à son sujet en même temps (Les Amis secrets, éd. Corti, 2005). Une forme de remerciement à la musique, de cadeau à moi-même par ailleurs pour porter plus loin ma pensée…
« Porter plus loin ma pensée » : j’en arrive aux vertus incomparables de la musique, sans éloigner les autres arts. Il m’a toujours semblé, parce que j’en écoute (comme en cet instant, une découverte, Antifone & Strofe pour cordes et percussion de Peter Ruzicka), que la musique m’avait formé intellectuellement et que notre relation ne pouvait se poursuivre que par une écoute régulière, au jour le jour (en streaming aujourd’hui, et grâce à une merveilleuse association ici à Tours pour les concerts, Atmusica).
Si je rejoins Theodor W. Adorno dans sa défiance envers les ambiguïtés du surgissement du baroque dans l’après-guerre, mon écoute va évidemment de Monteverdi à aujourd’hui, mon goût musical ayant plus d’allant à partir de Beethoven, le génie par excellence, jusqu’à mes contemporains. Quel plaisir de découvrir Enno Poppe, Osvaldo Coluccino, Rebecca Saunders ou Clara Iannotta !
Chacune de mes journées s’ouvre sur le choix possible entre la « musique savante » (je n’ai pas de gêne avec cette expression) et le « post-punk », la première me simulant dans l’écriture, opérant en moi des modes de pensée, d’appréhensions du monde, qui le rendent plus lisible, plus sensible.
Autrement dit, j’écoute de la musique au travail, ou plutôt la musique me met au travail, c’est-à-dire qu’elle engage tout de mon corps et de ma pensée, et vient habiter, plus que se dissoudre, l’écriture poétique, jusqu’à s’établir dans un récent spectacle de danse, Tristes encore, (donc la présence de mon corps en mouvement) avec, notamment, une pièce de Salvatore Sciarrino (également Edvard Grieg… et les Virgin Prunes !)
Enfin, si j’éprouve Bartók (presque) comme une langue maternelle (elle l’est totalement pour György Kurtag), une dernière remarque : Prélude à l’après-midi d’un faune de Claude Achille Debussy, serait pour moi la dernière musique à écouter, au moment où le corps s’arrête, où la pensée se clôt.
Liens d’écoute :
Cocteau Twins
Beethoven
Schoenberg
Berg
Webern
Bartók
Kurtag
Saunders
image : Cocteau twins, source