Avant cela, le 2 septembre 1967 avait été le tournant de mon existence. J’avais vingt et un ans. Ce jour-là, j’avais entendu, réellement entendu de la musique pour la première fois de ma vie. C’était la Troisième symphonie de Beethoven. Walter avait essayé de me faire écouter de la musique classique pendant des années, sans résultat. Le premier mouvement de l’Héroïque me traversa tout entier comme une transfusion d’espoir et de force d’âme. J’étais plongé dans le romantisme allemand, j’écoutais Beethoven, Brahms, Wagner et Bruckner, six, huit, dix heures par jour. J’avais trouvé la vérité, ou tout au moins je le croyais, et une étrange métamorphose s’opéra en moi : baigné du romanesque des géants, j’abandonnai de vagues rêves d’études universitaires et je devins un flic. Un flic mal à l’aise, insatisfait au départ, jusqu’à ce que la gnôle fasse son apparition et transforme l’existence de mon petit pouvoir de bas étage en une activité passionnante qui dépassait les rêves les plus fous.
(…)
Je restai deux mois en Allemagne, saoul et sobre. Je remontai le Rhin en vapeur. Je réussis à voir le Philharmonique de Berlin sous la direction du Karajan. Ils furent magnifiques, mais seule une partie de moi-même participa à la représentation. Je visitai la maison de Beethoven à Bonn, j’allai sur sa tombe. Je ne ressentis rien de ce que je croyais devoir ressentir. Je fis l’amour à beaucoup de prostituées de haut vol, allemandes et très belles. Au Festival Wagner de Bayreuth, je me saoulai et tabassai deux étudiants britanniques qui me paraissaient embêter une jeune Fraulein. À Stuttgart, j’éclatai en sanglots dans un café en plein air et on dut m’hospitaliser pour un début de delirium tremens
(…) lorsque je songe à ce qui s’est passé cet été-là, je ne pense pas à moi, mais à toutes les personnes qui se sont retrouvées et impliquées. Rien de ce qui existait avant, rien de ce qui se passera après, ne peut atteindre cet été-là où j’avais été partie prenante de la musique folle et tragique de tant de vies humaines. Cet été-là avait été mon concerto pour orchestre – tous les instruments de l’orchestre ont la même importance, mais la voix de chacun d’eux est distincte de celle des autres.
Ainsi donc, je poursuis ma vie (…). Je n’ai plus exercé de violence sur un être humain depuis l’épisode des deux étudiants de Bayreuth. J’essaie d’apprécier la beauté. La plupart du temps, je suis à la hauteur de la tâche, mais il arrive parfois que mon esprit s’envole vers des mondes de fantasmes sans retenue ou il se prend à considérer d’autres calmes électriques, d’autres positions morales qui m’apporteraient peut-être une rédemption de tous les instants. Lorsque je pense à ces choses, ma raison et mon amour de la beauté me désertent et je reste en suspens tel un vaisseau bizarre flottant dans les airs et tenant Los Angeles dans sa mouvance. Mais je tiens bon.
J’écoute beaucoup de musique.
James Ellroy, Brown’s requiem, Rivages/ Noir, trad. Freddy Michalsky, 1988, pp. 101, 347, 350.
Le choix de André Hirt
Leonard Bernstein dirige la Philharmonie de Vienne dans la 3° Symphonie de Beethoven