(…) – Je me souviens très précisément d’un jour, commença Menuchim en ôtant ses lunettes – et Mendel vit les yeux nus de son fils, ils lui apparurent tristes et fatigués –, je me souviens d’un matin, le soleil est très lumineux, la pièce est vide. C’est alors que tu arrives, tu me soulèves, je suis assis sur une table, et tu fais tinter un verre avec une cuillère. C’était un tintement merveilleux, je voudrais être capable de le recréer et de le jouer aujourd’hui. Puis tu chantes. Et alors les cloches commencent à sonner, de très vieilles cloches, on dirait de grandes cuillères lourdes qui viennent heurter de gigantesques verres. – Continue, continue ! dit Mendel. Lui aussi se souvenait très précisément de cette journée, c’était le jour où Deborah était sortie de la maison pour préparer le voyage chez Kapturak. – C’est le seul souvenir qui m’est resté des jours anciens ! dit Menuchim. Puis arrive l’époque où le gendre de Billes, le violoniste, joue. Il joue chaque jour, je crois. Il s’arrête de jouer, mais je continue de l’entendre, toute la journée, toute la nuit. – Continue, continue ! l’encouragea Mendel du même ton que celui dont autrefois il avait inlassablement stimulé ses élèves pour qu’ils apprennent. – Puis plus rien pendant longtemps ! Puis je vois un grand incendie aux flammes rouges et bleues. Je me couche sur le sol. Je rampe jusqu’à la porte. Soudain je sens que quelqu’un me soulève et me pousse en avant, je me mets à courir. Je suis dehors, les gens se tiennent de l’autre côté de la ruelle. Au feu ! tel est le cri qui s’échappe de moi. – Continue, continue ! l’encouragea Mendel. – Je ne sais rien de plus. On m’a dit plus tard que j’étais resté longtemps malade et inconscient. Mes souvenirs reprennent seulement à l’époque de Saint-Petersbourg, je revois une grande salle blanche, des lits blancs, beaucoup d’enfants dans les lits, on entend la musique d’un harmonium ou d’un orgue, et je me mets à chanter à haute voix pour accompagner cette musique. Puis le docteur me conduit chez lui en voiture. Une grande femme blonde vêtue d’une robe bleu pâle joue du piano. Elle se lève. Je me dirige vers les touches, il en sort un son quand je les enfonce. Soudain je rejoue les mélodies de l’orgue et tout ce que je sais chanter. – Continue, continue ! l’encourage Mendel. – Il n’est rien qui soit plus important pour moi que ces jours-là. Je me souviens aussi de notre mère. Elle était chaleur et douceur je crois qu’elle avait une voix très grave et que son visage était très grand et rond, comme un monde tout entier. – Continue, continue ! dit Mendel. (…)
Joseph Roth, Job, Roman d’un homme simple, trad. Stéphane Pesnel, Le Seuil 2012, p. 217-218. Le roman de Joseph Roth a connu une autre traduction sous le titre Le Poids de la grâce.
Le choix de André Hirt