Baudelaire, c’est d’une discrétion exemplaire. Et Baudelaire, justement, était très conscient de cela, de la limite française ; et l’amour prophétique de Baudelaire pour Wagner – penser qu’il n’a pu le juger que sur les premiers opéras, qu’il n’a pu connaître ce qui fait que Wagner est Wagner aujourd’hui – est le symptôme de ce drame français, du moins chez les plus grands d’entre eux. Il faut relire cette célèbre lettre de Baudelaire à Wagner pour comprendre la frustration de l’artiste français vis-à-vis de l’artiste allemand.
D’une certaine façon, les Allemands ont intégré Rome en faisant, tôt mais pour peu de temps, un Saint Empire romain germanique ; nous, nous avions déjà dans nos veines, depuis longtemps dans nos gestes, une latinité modeste. Nous n’avons pas eu la prétention de faire revivre l’Empire. L’art allemand est un art impérial – de nostalgie de l’Empire –, l’art français est un art royal ; la différence est là, si on peut aujourd’hui faire encore ce genre de distinction. L’artiste français n’impose pas, comme l’artiste allemand, qui, lui, privé de politique, s’en remet à l’intellect comme le philosophe, d’où la splendeur philosophique et musicale de l’Allemagne, des Allemagnes ; pour l’artiste français, sujet puis citoyen d’un état unifié, d’une histoire politique dont la richesse presque incomparable l’entoure, l’art et la conception de l’art sont des réalités plus modestes. Les Allemands ont extraordinairement « archivé » leurs artistes ; pour beaucoup des « nôtres », leur biographie nous est quasiment inconnue.
S’agissant de Wagner, encore une fois, la théorie, l’auto-biographie, etc., augmentent l’effet du pathos musical ; en France, on rougirait de pareilles déclarations impérieuses et satisfaites.
Pierre Guyotat, Explications, Paris, Léo Scheer, 2000, p. 131-132.
(Photo : Youtube)
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