À celui qui ignore, encore, n’ayant pas lu Schiller, que « l’homme n’est vraiment homme que lorsqu’il joue », il faut en outre lui apprendre qu’il a à devenir un enfant. Non pas le redevenir, mais le devenir, enfin, autrement dit en laissant venir en soi l’harmonie du corps et de l’esprit, des sens et de la raison, en un mot tout ce que les déraillements des Lumières, qui n’y sont assurément elles-mêmes pour rien, ont occasionné. Le jeu, les jouets, l’harmonie, la composition, la musique, les Lumières (…) : Joseph Haydn.
D’une certaine manière, la musique est elle-même un jeu puisqu’elle est jouée, et Dieu sait à quel point Haydn s’est amusé avec elle, comme on le fait avec les enfants, comme on se préoccupe avec bonheur de leurs occupations autrement qu’à des fins de diversion – pour que les adultes puissent respirer, autrement, aussi à des fins prétendues d’éducation, afin que surtout on ne perde jamais son temps –, mais seulement pour jouer, jouer pour jouer, et encore à peine, sans la moindre finalité autre que de se perdre, c’est le mot qui convient à la condition qu’on lui confère, ce qui n’est plus guère courant, une acception positive, ainsi se perdre dans un monde dont les éléments s’emboîtent et suscitent le plaisir. Or, il s’agit assurément sans le moindre recours à la réflexivité du bonheur, comme on se perd dans une ville, ou comme, avec délice, on le fait dans un amour.
À la vérité, jamais autant qu’avec le jeu la musique n’a touché à ce qui constitue sa singularité, l’absence de finalité en effet, un « monde » en soi, entièrement composé et développé, l’interprétation sans fin de l’œuvre, le fait qu’elle est en effet « jouée », représentée, ré-inventée, sans qu’on éprouve la moindre usure ou lassitude.
Toutefois, le fait, malheureux en lui-même, est qu’une perspective aussi agréable connaisse si peu d’engagements et qu’il faille désormais apprendre à jouer comme à être heureux. Inversement, ne poser ni se poser la moindre question, le jeu étant pure action, une expression naturelle comme une excroissance de la raison et du corps tout ensemble, c’est bien cet état que connaissent spontanément les enfants lorsqu’ils constituent tout aussi naturellement leur sphère d’existence. Cette sphère est celle de la musique, elle s’y trouve conservée. Autrement dit, celle d’un monde qui n’est pas le monde, que chacun, devenu adulte, connaîtra entre bonheur et nostalgie. Un monde entre l’enfant, qui au demeurant l’enveloppe, et qui se tient comme un sas entre lui et l’environnement qui décidera de ses actions lorsqu’il sera devenu grand. Quelqu’un comme Donald Winnicott l’avait compris en en faisant, comme on ne devrait pas l’ignorer, la théorie.
Certainement, on ne devrait pas, dans la mesure où cette sphère d’existence est celle d’une pure existence justement (on veut dire qu’elle est sa propre finalité comme celle des jeux en quoi elle consiste). C’est aussi que l’enfance n’est pas cet âge de l’imagination, bien plutôt celui de l’essayisme, ou encore du bricolage ingénieux.
Du reste, comment imaginer sans aucune expérience, en partant de rien, d’aucune chose, sans relativisation des différents plans des choses, sans de surcroît avoir expérimenté, grâce à une maîtrise suffisante du langage, vers trois ans, le mensonge, un usage du monde, avec les objets qui s’y offrent et auxquels on fait jouer des rôles, comme on joue d’un instrument ou comme on dirige un orchestre ? On complètera ce propos en se persuadant de l’idée que l’enfant ne déforme pas les images, qui ne lui préexistent pas, mais qu’il les produit, en comparant et en innovant. Le génie est là : raccorder deux choses, deux réalités qui sont communément sans rapport, aller de l’une à l’autre, faire passer l’une dans l’autre. Ainsi, des sons, l’enfant fait des notes (ou inversement, d’ailleurs), des couleurs des paysages, de la nature et des histoires qu’on lui raconte son propre monde et ses histoires à lui.
Les instruments justement, qu’on les considère individuellement ou au sein de l’assemblage orchestral, ne sont pas directement donnés, tels quels, dans la nature. Ils en proviennent pour une grande part, ils en dérivent – frapper, souffler et gratter comme autant de percussions, de bois et de cuivres, de cordes –, mais ils composent un monde à part, à l’image d’un jardin qui aurait été taillé, entretenu et au préalable étudié dans le choix des arbres et des plantes.
Les jouets sont les instruments des enfants. Et les adultes, lorsqu’ils se tournent vers eux-mêmes se demandent comment exprimer leur élan vital, cette poussée incroyable et merveilleuse qui les porte à l’expression à l’aide de pointes, de plumes et d’outils divers. Partout, parmi les hommes, originellement, cette rage de l’expression et de formation d’un monde intermédiaire, d’un autre monde que celui auquel on a affaire pour seulement vivre et simplement survivre. L’enfance elle-même survit en chaque homme, et l’enfance est l’état vers lequel ils tendent.
Ce monde intermédiaire, transitionnel dirait encore Winnicott, la pratique et l’écoute musicale en proposent une effectuation, une sorte d’image.
Il y a même davantage : jouer est différent de jouer avec d’autres joueurs. Jouer avec un objet, une chose, est différent de jouer à un jeu. C’est la différence entre jouer et parler. Certes, jouer tout seul à quelque chose ou avec quelque chose peut s’accompagner de parole, mais ces mots ne sont pas adressés directement à d’autres. Jouer avec d’autres consiste à gagner, à l’emporter. C’est un substitut de la guerre. La musique, en revanche, lorsqu’elle est musique, c’est-à-dire autre chose qu’une excitation stimulée de mauvais instincts pour défiler au pas, ou bien pour seulement distraire jusqu’à l’abrutissement, sans que la moindre pensée puisse dans ce contexte être envisageable, s’accorde avec la paix, elle est même cette paix, ou, si vraiment on en préfère une représentation plus prudente donc moins ambitieuse, l’inverse de l’état actuel des conditions d’existence et du monde. En elle on devine une forme de Gloire. En tout cas un excès sur tout ce que l’on peut connaître et vivre ici. Et là aussi, on conviendra plus modestement, que dans les moindres, même très petits, succincts, moments que nous estimons et parfois savons être de bonheur, une musique intervient. Et si on ne l’entend pas, ou on croit n’en percevoir aucune note, elle se tient là, enveloppée. Le souvenir lui confère une résonance, en tout cas. Et c’est pourquoi la musique s’éveille et s’intensifie dans les souvenirs.
Lorsque nous retrouvons, à l’occasion d’un déménagement par exemple, ou encore lorsqu’il s’agit de vider une maison, de vieux jouets, ils rouvrent un monde qui n’appartient pas seulement au passé, c’est-à-dire à la mémoire, mais à un autre monde, pour ne pas dire un au-delà. Voilà un terme bien ambitieux et même grandiloquent ! Toutefois, il s’agit bien, dans l’expérience de l’écoute de la musique, et précisons-le à présent, du recouvrement de la musique et du domaine des jouets, de cela, qui nous apparaît à la fois, vu du point de vue de notre monde des vivants, inaccessible, et puis, comme celui des morts, si présent, comme derrière une cloison.
Mais « le monde » des enfants ! Ne s’agit-il que d’une image ? Que peut bien être ce monde, et est-ce « un monde » ? On dira qu’il est, et cela suffira à sa définition, celui dans lequel l’enfant s’immerge tout entier, en mettant à distance, en l’ignorant même, celui dans lequel vivent les adultes. Dans ce mouvement, une réelle plongée, de l’enfant, on doit considérer en même temps une avancée et une percée, et un recul devant le mode comme le cadre d’existence des adultes.
Jouer est pour l’enfant ce qu’on nommera sans hésitation un savoir fondamental, une sorte de sagesse négative (toutefois sans la moindre tristesse ou mélancolie), de ce que le monde réel ne le comblera pas. L’enfance est en effet déjà un désir de retour, de retrait de ce monde-ci, ou alors, déjà, originellement, d’un tout autre monde. Le désir ne porte jamais sur le nôtre, celui des adultes, et lorsque l’enfant dit « quand je serai grand… », c’est un rêve de révolution de fond en comble qui s’exprime.
Cette expression met de la couleur dans ce qui pour nous n’est que forme et loi. Ainsi parlerait Walter Benjamin en considérer l’arc-en-ciel. Là où les adultes font de l’art, l’enfant peint en s’enfonçant dans les couleurs. Lorsque Berg et Webern composent, on peut estimer qu’ils ne font que de l’art alors même, lorsqu’on leur prête vraiment l’oreille, que leur musique est couleur. À l’inverse, Boulez n’est qu’art, parce qu’à l’évidence l’enfance a été enfouie. Ou bien, la musique est jeu là où les enfants manipulent des jouets. Il faut donc comprendre que les enfants possèdent un monde constitué par les jouets. Les adultes, pour la plupart, surtout les plus savants, ont perdu le monde. C’est pourquoi, saisis par une semi conscience, désespérément, ils jouent.
Alpha nous gratifie à ce sujet d’un nouveau volume du projet d’intégrale des symphonies de Joseph Haydn, chaque publication portant un titre générique, ainsi « Le Philosophe », « La passion », etc. et les œuvres du compositeur étant couplées avec d’autres, contemporaines ou non. Le maître d’œuvre est Giovanni Antonini et son Kammerorchester de Bâle. Le nouveau titre du volume 12 est intitulé « Les jeux et les plaisirs », que l’on découvre en effet, à chacune des étapes de cette intégrale avec impatience. Il s’agit des symphonies 61, 66 & 69 accompagnées par la « symphonie des jouets » en Do majeur ici attribuée à Johann Michael Haydn (plus anciennement elle le fut à Edmund Angerer (1740-1794) et même à Haydn lui-même).
Le livret de l’album est comme toujours chez Alpha très riche. L’édition musicale conserve ainsi ce qu’elle doit être, contre toutes les formes désastreuses, coupables à l’égard de la musique, un objet, une œuvre, quelque chose qui possède une réalité parce qu’il est le fruit, dirait Marx, d’autre chose, que du fétichisme de la marchandise qui rejette dans l’oubli celui et ceux qui l’ont conçue, créée et produite.
On lira deux contributions, celle d’abord du maestro Giovanni Antonini lui-même portant sur « perdendosi », c’est-à-dire les adagio de Haydn qui, « se perdant » dans l’extinction et le silence, trouveraient dans la « mélancolie métaphysique » leur aboutissement dans les 4’33 de John Cage ! Toutefois, dans ces considérations se trouve négligé et donc omis ceci, que les adagios de Haydn n’expriment en rien le vide en tant que tel, mais un suspens, une césure, autrement dit la lente et claire formation d’un espace pour une parole autre, qui interrompt les procédés plus convenus du discours, comme si l’histoire, autant subjective qu’objective, allait bégayer puis formuler d’autres musiques et en un tout autre sens. Mozart sera le grand maître de cette manière afin de libérer l’expression. L’autre contribution, de Christian Moritz-Bauer, s’intitule justement Les Jeux et les plaisirs. Elle souligne le caractère des symphonies, leur dimension « populaire », la manière dont l’une d’entre elle incorpore rires et applaudissements du public. La finalité du propos – le fallait-il, et en ces termes ? – est, on s’en doute, de souligner la « modernité » de Haydn. Soit. Enfin, le livret est accompagné de belles photos. Leur atmosphère est celle de la fête, mais est-ce bien la même chose que le jeu, d’autant plus que les jouets sont étrangement absents ?
Pour aller plus loin encore que ce volume 12 de l’intégrale, la symphonie 70 (Youtube)
© André Hirt
Joseph Haydn, Les Jeux et les plaisirs, Giovanni Antonini, Kammerorchester Basel, Alpha.