Au regard de notre propre histoire, on s’attend, sous le nom de Nelson, à voir entrer sur la scène un amiral, vêtu d’une livrée au col monté. Enfin, quelqu’un d’important, de prestigieux, d’imposant et de redoutable. En lieu et place, il y a trois ans seulement, il est apparu sous nos yeux petit, timide, souriant, étincelant de bonté dans la pénombre, se penchant à peine, comme un enfant, pour saluer, comme s’il allait nous jouer … un mauvais tour. C’était Nelson Freire, un soir, pour un récital avec au programme (c’était, on l’apprend, son must) entre autres, la « Clair de lune », Paderewski et Chopin, et le lendemain, refaisant pour je ne sais la combientième fois son 2° Concerto de Brahms avec Jean-Claude Casadesus.
On aurait aimé avoir sous les yeux le livre dont il s’agit ici, on aurait souhaité être en possession du savoir qui s’y trouve déposé et remarquablement exposé, avec tact, pudeur donc, profondeur même en ce que l’anecdote ne constitue jamais l’objet de l’ouvrage mais vise, dans sa mention, à éclairer non seulement la personne, mais l’art et même la créativité si singulière de Nelson Freire. Dans ce genre d’ouvrage, ces caractéristiques sont devenues très rares. N’est pas Stefan Zweig qui veut. Car une condition se tient, têtue, au seuil de la rédaction, celle de porter quelque chose comme de l’amour à son objet. Et cela est manifestement le cas ici. C’est un livre d’écrivain consacré à un immense interprète, dont la modestie fit naturellement, aujourd’hui encore, beaucoup d’ombre à sa notoriété. Qui, en effet, dans la rue, connaît Nelson Freire ? Et pourtant, le « connaître », ne serait-ce que par les enregistrements, ouvrirait à chacun des perspectives d’amitié, d’amour, de bienveillance et même de bonheur.
Le livre concentre une somme considérable d’anecdotes, enfilées, s’induisant l’une l’autre. On aurait pu et même dû, par simple respect, avoir un mouvement de recul et détourner les yeux si l’on ne comprenait pas très vite que cette accumulation, cette condensation d’histoires cherchent en vérité à produire, peut-être pas un portrait (il est sans doute impossible tellement le personnage de Nelson Freire est complexe et secret), mais en tout cas une image du musicien. À cet égard, on comprend trois choses. D’une part, l’ouvrage n’est pas divisé en chapitres, selon la procédure toute de facilité de la plupart des biographies. Elles sont écrites au passé et en ce sens victimes de l’illusion rétrospective qui fait fi de la liberté de celui qui en est l’objet, elles lui ôtent, dirait Sartre, sa liberté. La seule biographie en quelque sorte légitime, on ne trouve pas d’autre mot, est d’être écrite comme au présent. Et c’est ce à quoi servent les images, les arrêts sur tel ou tel moment de l’existence. Ainsi peuvent s’enchaîner des séquences de vie, comme c’est le cas dans l’ouvrage d’Olivier Bellamy. D’autre part, on s’amuse à penser que cette continuité des images enchâssées, et non la rupture que causent les chapitres, est celle d’une seule prise pour prendre l’expression consacrée dans les enregistrements. Et l’on découvre que Nelson Freire aimait, en studio, jouer plusieurs fois le même morceau en laissant aux autorités techniques et commerciales le soin de choisir la version qui leur paraît être la meilleure. Enfin, vient à l’esprit l’idée que tous ces aspects de l’existence, des activités et des déclarations privées comme publiques de Nelson Freire forment comme les notes d’une partition, comme un morceau que l’existence joue. Et cette idée est, dans sa concrétude, de la naissance à la mort, concernant les difficultés, les accidents et les deuils, s’agissant surtout des moments de joie et d’amitié intense (avec Martha Argerich, omniprésente, attentive, jamais loin à défaut d’être toujours là, et à cet égard on se demande si une telle amitié, d’une vie entière, n’est pas plus puissante et profonde que n’importe quel amour), bouleversante.
Toutes ces notes d’une existence, sous la forme expressive des anecdotes, sont de surcroît, on se surprend à le remarquer, en couleurs. Nelson Freire, catholique, attentif aux aspects d’abord sensibles des choses, et d’abord aux corps, Nelson Freire, donc, si peu protestant, fut un interprète, un pianiste de la couleur et de la couleur franche et claire. Il se tenait et se tient désormais pour nous au plus loin des pianistes en noir et blanc, aujourd’hui si nombreux, dont la technique constitue l’unique dimension de l’apparaître.
Ce qui, par conséquent et inversement, transparaît, on dira sans exagérer à quasiment chaque page de l’ouvrage, c’est le « cœur » de Nelson Freire, ce que Olivier Bellamy appelle sa « grande âme ». On songe à l’image de bonté et de beauté de Nelson Freire, une apparence physique qui illustrerait l’idée de kal’agathos.
Lili Kraus est-elle allée assez loin dans la compréhension de Nelson Freire en qualifiant sa personne de niedlich, c’est-à-dire de gentil, de coquet, de mignon... ? S’agit-il vraiment de cela ? On comprend certainement ce qu’elle veut dire, en surface, mais sans y deviner la moindre profondeur, ce qui fait que le qualificatif devient volens nolens péjoratif, voire, Olivier Bellamy ne le note pas par politesse, à la limite de l’homophobie. Il reste que, et l’on sauvera ainsi le propos de la grande pianiste que fut Lili Kraus, c’est ainsi, niedlich, que Nelson Freire a pu apparaître avant que le talent ne l’emporte définitivement aux yeux du public, le public qui a toujours d’abord des yeux et non des oreilles, qui croit les rumeurs et se fie aux apparences, qui, comme de nombreuses personnes, même des proches, surtout des proches, n’accordent d’importance qu’aux célébrités et se rendent aveugles et sourdes à ce qui se tient juste à côté d’elles au lieu de se tourner vers ce qu’une personne, de surcroît un musicien, présente et en vérité (leur) offre.
Déjà un musicien qui expose son cœur, c’est devenu si rare, habitués que nous sommes aux « bêtes de scène » comme on a pu l’être, dans d’autres professions, aux « bêtes à concours » – c’est au fond la même chose et elle débouche immanquablement sur le même obstacle : la stérilité. Cela n’est pas si grave dans les affaires purement intellectuelles, personne n'est obligé d’y aller voir, et, au demeurant, elles sont si peu visibles et méritent de toute façon mieux que celles qui sont habituellement présentées dans les médias. Mais dans le cas des interprètes, le « cirque » dont parlait bien Glenn Gould, salutairement tout en en tirant toutefois des conséquences excessives, en elles-mêmes autrement pathologiques, les choses sont visibles, exposées, comme on a dit. Et c’est alors la personne dans le musicien qui transparaît. Celle de Nelson Freire se donnait à l’évidence, sans la moindre résistance, lorsqu’il entrait en scène, à son public, presque déjà des amis. Cela était si sensible, au cœur précisément.
Et ce qui s’impose de surcroît, à cet égard, c’est qu’un grand interprète a pour condition d’être une belle personne. Qu’on s’entende ! Pas nécessairement, certainement pas, quelqu’un de commode, de facile à vivre, mais une présence avec une épaisseur qu’il s’agit de reconnaître, ce qui n’est, il est vrai, pas toujours le cas, même dans l’intimité, puis d’étudier, enfin de suivre dans ces horizons vers lesquels elle nous porte et ces mondes où elle nous fait pénétrer. C’est pourquoi, une telle personne qui se redouble et s’intensifie dans la création s’avère toujours unique, indispensable en vérité parce que sans elle l’existence serait et aurait été bien plus étroite.
Oui, le cœur encore, pour dire l’amour, à la fois décidé et excessif. Les deux ensemble produisent une forme inédite, inouïe de mesure, de celle qui contient une consistance et une profondeur que d’habitude, dans les interprétations dites maîtrisées, on ne s’attend pas vraiment à entendre. Écoutez, et l’exemple n’est pas pris au hasard car il implique tellement d’éléments, en l’occurrence extrêmes, les deux concertos de Brahms avec Ricardo Chailly. La relative méconnaissance dont leur interprétation fait l’objet n’a d’équivalent positif que leur grandeur contenue (le tourment de l’orchestre interpellé par presque une douceur du piano, une consolation au sein même, pourtant, du partage de l’émotion, au début du 1° concerto. Et cet épuisement, ce soupir incroyable, déchirant comme on dit, mais c’est si vrai, du piano à la fin du même premier mouvement, juste avant la reprise et la conclusion). Le cœur enfin, confronté à ce qu’avance en inventaire Olivier Bellamy : « Gulda par la tête, Nelson par le cœur et Martha (Argerich), on ne sait pas. Mais ses mains ! il est vrai que c’est quelque chose ». À propos en général des mains, si le simple auditeur peut se le permettre, Martha, c’est autant, et même davantage, le thumos des Grecs, c’est-à-dire l’ardeur, car les mains, diraient Aristote, en elles-mêmes, ne sont des mains que par homonymie et ne sont donc pas des mains réelles, qui agissent, qui pensent, sentent et ressentent comme c’est le cas pour Martha. Et on ajoutera que si Nelson a le cœur sur la main, et en retour la main sur le cœur, si Friedrich Gulda est un pianiste de tête, cela n’est vrai que si l’on conçoit qu’elle développe, comme une fonction qui crée les organes, des mains et des jambes qui s’embrasent et produisent une gesticulation, une danse, tout un mouvement incroyable. Et puis, qu’est-ce que Martha, davantage que qui est-elle : la liberté même, non ? Une liberté – la même, une autre, c’est difficile ? – qui, du moins à l’écoute, chez Nelson demeure intérieure, comme retenue, pas entravée, mais disons réservée. Cette réserve fait le secret de cet homme et de ce musicien. Il dépose dans la musique son propre secret (d’où le titre du livre : « Le secret du piano »), qu’il connaît lui-même ou qui demeure à lui-même insaisissable ou peut-être inacceptable (quoi ? un drame, celui d’avoir survécu à l’accident d’autocar dans lequel ses parents sont morts, mais ne conjecturons pas sur les événements, car ils ne sont et ne deviennent tels que parce qu’ils résonnent avec une personnalité déjà constituée et exposée).
Olivier Bellamy, à la lecture, ne cesse, en livrant quantité d’informations, de données, toujours dans le souci d’éclairer, de tourner autour de ce secret, un terme à la réflexion bien ambigu, car il n’existe de secret que de ce qui se peut dire. Il faudrait donc trouver un autre mot pour avancer ceci, qu’on énonce de façon bien maladroite, voir impuissante : qu’est-ce qui ne se peut dire – mais qu’on veut dire, qu’il faut dire, qui est la seule chose à dire – que par la musique ? Car dans la musique, il y a un vouloir-dire qui provient du plus profond de chacun, du compositeur, de l’interprète, de l’auditeur, lui qui ne repose sur rien, sur ce vide qui ne contient pas de matière, seulement une énergie qui pousse et pulsionne et qui, à la manière d’un volcan (cette belle scène de concert, une scène bien sûr très rare, mais quand elle a lieu…) jaillit dans la danse et transit les mains qui s’agitent sur un piano, un violon, une oreille.
Et qu’entend-on dans la musique de Nelson Freire ? Une joie, même dans les passages les plus mélancoliques des œuvres, c’est-à-dire une compassion comme si l’interprète mettait son bras autour de notre cou. On entend en même temps une tristesse, autrement dit le partage de la douleur, de n’importe quelle douleur, y compris celle, parfois éprouvée, de simplement devoir exister, le soir, dans la solitude (pourtant aimée, souvent désirée) des chambres d’hôtel, joie et tristesse qui, ensemble, forment l’espace d’une profondeur d’âme, une condition absolue pour un musicien. Une tristesse qui fut, dans sa tempérance même, celle de Brahms et que Nelson Freire partageait passionnément. Et que voit-on ? Sur les pochettes, un sourire irrésistible qui enveloppe au demeurant, on s’en doute, ce qu’on vient de mentionner, mais on remarque on ne sait quelle solitude, le secret de ce qui ne peut se communiquer.
Nelson Freire fut pourtant entouré. Par des amants, certains dévoués et plus fidèles que d’autres, puis le ménage à trois, presque admirable, formé avec Bosco et Miguel. Mais ce sont les femmes qui surent être à ses côtés et c’est certainement à elles qu’il se confia le plus. Sa mère, Nelma sa sœur adorée, Nise Obino (ce personnage fantastique qu’on aurait tellement eu envie de connaître et dont Olivier parle si bien comme il le fait par ailleurs de l’immense Guiomar Novaes ou encore de l’incomparable, toujours trop négligée Youra Guller, encore des femmes, décidément !), sans parler, évidemment de Martha, présente et aimante jusqu’au bout, elle qui fut la vie même, animale et si humaine.
La solitude, donc, qui convainc définitivement qu’une biographie se soutient davantage de ce qui traverse un être et une existence qu’il ne porte sans médiation sur « quelqu’un », car ce dernier se trouve sous le regard et la contrainte de ce qu’il ignore alors même qu’il en est de part en part constitué.
À la fin, après les chutes, la répétition de la chute originelle de l’accident avec ses parents, le vide. L’espace, la nuit. Ce fut le moment de l’apparition de Schubert. Il lui tendit la main. Il trouva un nouvel ami. C’est lui qu’on entend sous les doigts de Nelson Freire là-haut, accompagné ici-bas par Martha.
NB : cette parution des éditions Fugue est remarquable par le soin apporté à la confection matérielle de l’ouvrage : ensemble manifestement travaillé et relu, absence de coquilles, présentation générale, magnifique couverture, belle typographie et beau papier. Bref, un vrai livre, qui sent le livre…
© André Hirt
Olivier Bellamy, Nelson Freire, le secret du piano, éd. Fugue, 2022, 224 p., 23€.
En librairie le 6 octobre 2022
À l’écoute, un concert de 2019 en intégralité, au Brésil.