Verdi, String Quartet in E minor, Tchaikovsky, String Quartet n°1, Puccini Crisantemi, Streichquartett der Staatskapelle Berlin, Wolfram Brandl, Krzysztof Specjal violin, Yulia Deyneka viola, Claudius Popp cello.
Linn, Outhere.
Présentation et pochette très soignées. Textes intéressants.
Dans le genre du quatuor à cordes, l’amateur de musique s’attend, par habitude, très forte, à un nouveau Beethoven, en espérant découvrir, donc enfin révélé ce qu’il n’a jamais entendu dans les opus pourtant écoutés, réécoutés, presque usés de bonheur sensible pendant des décennies, une version novatrice d’un Chostakovitch ou d’un Janáček, à une lecture encore plus creusée jusqu’à l’intime de la Suite lyrique de Berg, à des Zemlinsky toujours à approfondir eu égard à leur importance, à des Hindemith et des Korngold encore méconnus.
Non, voici des quatuors de Verdi, de Tchaikovsky, et une pièce pour quatuor de Puccini, Crisantemi. Et l’on s’étonne ! Des compositeurs d’opéras. Que diable sont-ils venus faire dans ce genre pourtant si intime !
Il y a un réel bonheur à réécouter ces œuvres peu jouées. On a découvert le quatuor de Verdi dans des couplages avec celui de Sibelius (?), une simple commodité sans doute, mais comme on le considérera plus loin, il s’agit d’autre chose, de plus singulier et profond, à savoir que la composition d’un quatuor constitue un hapax dans l’œuvre des deux musiciens, ou encore, bien plus souvent, le couplage s’est fait en compagnie d’un quatuor de Donizetti (la raison est cette fois-ci évidente, il s’agit de faire mention du compositeur d’opéra dont les quatuors sont au nombre de dix-huit, mieux si l’on peut dire qu’à peu près tous les grands compositeurs, à la caractéristique mélodique évidente qui ne pouvait en définitive que s’extraire de ce genre, mais dont la science fut nécessaire pour que naisse et puisse apparaître le sextuor de l’acte II et la dernière scène de Lucia). La petite pièce de Puccini a servi à plusieurs reprises de conclusion à diverses publications.
On a donc connu le quatuor de Verdi (avec celui de Sibelius) par un disque magnifique du quatuor Melos. C’est lui qu’on réécoute d’habitude. Ensuite est venue la version importante du quatuor Alberni (Verdi, Donizetti et son 13° quatuor, et Crisantemi de Puccini), puis a paru un Donizetti toujours, mais le 17° quatuor cette fois-ci, avec celui de Verdi par le Neues berliner Kammerorchester. Et voici, de nouveau depuis Berlin, ce très beau disque, tranchant, expressif, au niveau des exigences dramatiques des œuvres, une version des quatuors de Verdi, de Tchaikovsky et la pièce Crisantemi de Puccini par le Streichquartett der Staatskapelle Berlin qui portera ces œuvres, on le suppose du moins, davantage au centre du répertoire qui, jusque-là, les a négligées.
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Il était difficile d’imaginer Verdi composant un quatuor à cordes, le genre majeur, celui qui, dit-on, assoit un très grand musicien comme tel. Et pourtant il y est parvenu en dépassant et donc en supprimant les impossibles « plom-plom » des œuvres de jeunesse et encore de maturité (même la Traviata, œuvre si singulière, puissante sur le plan émotionnel, quoi qu’on dise, résiste à la musique). Rigoletto est sans doute à part, l’œuvre est parfaite en son genre. Mais déjà Aida, déjà Les Vêpres siciliennes et surtout Un Bal masqué avaient marqué un tournant très étonnant et presque imprévisible à l’oreille. Plus tard – Verdi n'est-il pas le compositeur de la précocité et du tardif en même temps, et en par-dessus le marché de la rudesse et de la trivialité comme de la plus extraordinaire subtilité et finesse ? – Otello, Falstaff : quelle musique en effet ! Et l’unique quatuor à cordes est de part en part une réussite comme la fugue terminale de Falstaff. Le génie mélodique de Verdi s’est toutefois mué en génie musical pur.
Il n’en demeure pas moins que son quatuor, qui manifeste de la science musicale, ô combien, on ne sait comment elle fut acquise et pourquoi elle ne s’est pas manifestée ainsi d’emblée, sans doute en raison de la prédominance du ciel italien, de sa tonalité, des impératifs culturels et des modes de l’époque, pour des raisons politiques aussi et peut-être même surtout, que son quatuor, donc, est encore de l’opéra. Rien que son début fait penser à Rigoletto et l’on se surprend à attendre l’entrée en scène de tel personnage ...!
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Tchaikovsky, qui s’y connaissait en matière de musique, c’est le moins qu’on puisse dire, en inventivité comme techniquement en orchestration, en développements scéniques également, aura su, lui aussi, dans ses quatuors à cordes, en tendant fortement vers ce genre, se faire plus purement musical, en ce que la musique y dépasse le contenu émotionnellement saturé. Non que celui-ci s’absente, au contraire, mais la musique a pris le pas. Et elle est magnifique. Il n’empêche, ses quatuors, au nombre surprenant de trois, dessinent un plan assez singulier dans l’œuvre, et sont à verser à la musique de chambre qui, en nombre, en investissement manifeste comme en qualité, n’est pas du tout négligeable.
Toutefois, une question n’est pas résolue : le musicien est-il réellement « chez lui », avec lui, tel qu’en lui-même dans cette forme ? Spontanément, la réponse serait oui, bien qu’elle puisse être soumise à dispute. Toutefois, ajoutera-t-on, le genre quatuor subit dans cette musique une sorte d’infléchissement vers l’expressivité, non que ce genre précisément l’interdise, au contraire, mais elle n’y prend pas en principe le pas sur la musicalité. Autrement dit, s’agissant de cette question difficile, l’expressivité surgit de la musique de quatuor et non l’inverse, parce que dans cette éventualité elle s’y déferait et y perdrait en intensité. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter les deux quatuors de Janáček pour comprendre à quel point c’est la composition qui permet l’expressivité, qui la dégage et en quelque sorte lui prête une parole. C’est déjà le cas chez Tchaikovsky, mais, comme on l’a souligné, avec quelque ambiguïté. On peut même se demander, à cet égard, si le quatuor à cordes, grâce à sa forme, quatre archétistes, deux violons, un alto et un violoncelle, ne possède pas la dimension la plus ouverte pour ouvrir la voie à l’expression en général, la forme la plus homogène, les cordes (à la différence, donc, du trio avec piano, qui répond à d’autres exigences et qui possède son génie propre, c’est-à-dire son moyen d’inspiration), autorisant ainsi dans le demi-cercle de ses exécutions l’ouverture précisément de tout un monde d’expressivité. Le quatuor à cordes : un demi-cercle, un rond à venir pour « faire monde », un carré aussi, cela va de soi pour en fixer les bornes singulières et donc la spécificité.
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Puccini, enfin, dont on néglige l’inventivité musicale au sens technique du terme, dont on fait le musicien à la limite de la vulgarité alors que, précisément, il parvient, au sein du vérisme même, le nom de cette « école » est décidément bien choisi, d’extraire le contenu expressif proprement musical de la trivialité, voire du grossier (y est-il totalement parvenu, malgré un premier acte foudroyant sur le plan de l’inventivité orchestrale dans La Fiancée du Far-West, c’est à discuter ?). Il n’en reste pas moins que Puccini s’est lui aussi voulu musicien, et qu’il y est parvenu parce que, très manifestement, il en avait les moyens (il suffit d’écouter n’importe quel passage de Tosca pour se rendre à l’évidence : la science de cet homme était immense et ceux, nombreux, les délicats formalistes qui méprisent cette œuvre, trahissent leur mauvais esprit et alimentent ainsi leur complexe en termes d’inspiration).
Puccini et le genre du quatuor ? Lui « fallait-il » un quatuor ? Décidément, sur ce cas bien précis, de Puccini, la question se fait centrale : faut-il un quatuor pour « faire » un grand musicien ? Sur cette limite, à la fois d’impératif et de commandement, de tentation et de désir, la question s’est transformée et timidement résolue en une esquisse, en cette petite pièce, ce mouvement unique, irrésistible, de pur sentiment, mais aussi, de musique qu’est Crisantemi. Toujours est-il que « le » quatuor est resté à distance. On conjecturera toutefois que Puccini ne l’a jamais perdu de vue et qu’il en aura eu le très fort désir. Sa réalisation eût été, comme dirait Mallarmé, « fort belle ».
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À la musicalité du quatuor, lui qui admirait les œuvres de Beethoven comme personne, Wagner n’est pas parvenu. Son génie musical, transcendant comme il apparaît dans l’orchestration du premier acte de Siegfried, dans l’inventivité de Tristan, dans la nouveauté du monde sonore de Parsifal, s’est mis au service d’autre chose, d’une pensée, d’une intention, d’une idéologie et donc d’une politique dont les Meistersinger forment, dans leur troisième acte, le programme. La musique au service de… Dienen, comme dit Kundry…
Mais la pure musique comme dirait cette fois-ci Carl Dalhaus, celle du quatuor, lorsqu’elle s’est faite telle avec Haydn (lorsque la pensée s’est faite musicale et la musique pensée, au service d’aucune parole même dans les Dernières paroles du Christ sur la croix) pour dire encore la musique tout court, ainsi que le souhaitait déjà Nietzsche, qui avait, comme la plupart du temps, raison sur toute la ligne en cette matière du moins, une pièce comme Siegfried Idyll, malgré son charme, n’y accède pas. Ce fut là pourtant la tentative de Wagner vers la musique… Il savait qu’il l’avait trouvée et rencontrée dans le prélude de Tristan, mais rien n’y fait, une forme autre que celle de l’orchestre lui était comme interdite. Qu’on n’en tire surtout pas pour conclusion que Wagner était moins bon compositeur ! Mais il dira seulement qu’il ne « savait » pas composer autre chose (le reste du catalogue, symphonies, pièces pour piano sont proprement indigentes). Pourquoi ? On émettra deux hypothèses pour l’expliquer. La première a pour nom Beethoven. Autrement dit, l’inégalable. Il fallait donc à Wagner se donner à lui-même une forme musicale inédite dans laquelle Beethoven n’avait pas excellé. Seconde hypothèse, plus concrète, à la fois matérielle et formelle, c’est là le génie de Wagner, la transposition des quatuors et des symphonies de Beethoven sur la scène. Tristan et Parsifal peuvent en effet « s’entendre » se déduire en tout cas, et donc se développer, à partir des versions pour orchestre du XV° quatuor Op. 132 comme du troisième mouvement de la IX° Symphonie. Et c’est proprement génial.
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Et il y a autre chose concernant l’opéra. C’est que le quatuor incarne une sorte d’utopie, déjà dans sa forme, et ensuite dans son histoire, celle que le classicisme de Haydn a instaurée, et jusque dans ses dimensions de dramaturgie intime, on en envie de parler de l’opéra intérieur, comme dans les quatuors les plus importants de Mozart, et aussi dans ses quintettes à cordes, beaucoup moins, et c’est presque symptomatique quant aux propriétés et aux spécificités inaliénables des genres musicaux, c’est-à-dire leur identité, dans les quatuors avec piano et a fortiori dans les trios (dans lesquels Haydn sut trouver un équilibre dans le déséquilibre, c’est-à-dire à chaque fois des normes nouvelles et inouïes, en produisant des chefs-d’œuvre), mais ceux-ci apportent une intensité, un désespoir, qui les verse en effet en dehors de ce que le quatuor met en lumière.
Ce genre, en effet, réalise quelque chose, formellement un classicisme, c’est-à-dire un équilibre, une sorte d’harmonie qui sur le fond, cette fois-ci, transcende les dissensions, qui donc résout des contradictions et unifie des voix. On ne veut aucunement suggérer, et le fond de la question est aussi difficile que philosophiquement très important, que le genre du quatuor n’agite pas de drame, ce serait contraire à toute vérité (Chostakovitch, bien sûr, mais de nombreux Beethoven dont l’ultime XVI°, les Bartók, etc.), mais le quatuor en quelque sorte éclaire le drame, le formule au lieu de l’obscurcir davantage, il apporte une sorte de clarté jusque dans la nature du problème, néanmoins, il n’élucide rien tout en permettant une compréhension des situations et des états de choses. Dans le quatuor, l’intervention de la rationalité est évidente. Et le genre qui est le sien est celui de la raison dans la musique – c’est ce que les mentions d’équilibre et d’harmonie veulent signifier. Toutefois, rien de froid en lui, le rationnel y est raisonnable, car il y devient sensible, et c’est sa plus grande réussite. En effet, qui n’a jamais pris connaissance ou rencontré, d’une manière ou d’une autre, ce genre musical ignore quelque chose de ce que Schiller avait nommé « éducation esthétique de l’homme », qui se laisse transposer jusque dans les projections que le philosophe Herbert Marcuse effectue en termes de désir et d’utopie urgente dans Éros et civilisation, livre à reprendre tout aussi urgemment, ne serait-ce que pour sortir, intellectuellement du moins, des considérations sinistres, des stérilités politiques contemporaines, des marasmes et des confusionnismes en tout genre.
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Enfin, une question plus générale, plus étrange en vérité, reste pendante : qu’en est-il, dans bon nombre de cas, de l’unicité du quatuor à cordes dans l’œuvre ? Verdi, donc, mais aussi Sibelius, Debussy, Ravel, Janáček, si l’on considère que ses deux Opus du genre n’en forment en réalité qu’un seul, et sans doute bien d’autres… Pourtant, on conviendra que parmi les compositeurs qu’on vient de citer, il n’en existe pas qui ait eu quoi que ce soit à prouver en termes de musique. De quoi peut-il donc bien s’agir, alors que d’autres musiciens comme Chostakovitch, Weinberg, Villa-Lobos, qu’on néglige beaucoup trop, Darius Milhaud aussi, ont consacré, donc confié, au genre du quatuor à cordes une part substantielle de leur œuvre ? Il y aurait comme une différence entre un récit, un roman, et une nouvelle, cette dernière constituant dans sa fragilité et sa ténuité toute apparente un genre à part, presque oublié quant à sa singularité, à savoir que, selon la définition que lui a donnée Goethe, il s’agit pour, en et par elle de rapporter et donc de faire connaître un événement extraordinaire, en tout cas extrêmement singulier. Une « nouvelle », c’est en effet ce qu’on apprend et qui, affaire de guerre et de paix, de vie et de mort, va nous bouleverser et modifier notre rapport à l’existence comme au monde. Ou bien, autre analogie, le quatuor, lorsqu’il est unique, condense comme un amour, qui ne peut qu’être unique (on n’aime pas une généralité), unique voulant dire non pas seulement qu’une seule personne dans une existence puisse en être l’objet, mais que cet amour-là, l’amour qu’on a porté ou qu’on porte est précisément unique, fait un. Cet amour constitue de son fait la chose la plus précieuse du monde. C’est alors toute la science, toute la technique, tout l’amour qui se trouvent condensés dans cette œuvre-là et dans ce genre-là du quatuor. C’est même une signature, une marque. Et, on s’en doute, l’unicité possède cette puissance, celle d’une œuvre originale, qui la fait rayonner en dehors de toutes les reproductibilités effectives ou concevables.
© André Hirt
À l’écoute : (Youtube : Crisantemi de Puccini par le Streichquartett der Staatskapelle Berlin :