La jeunesse et la captive divine
Pour Arielle Beck,
Avec admiration.
On résiste beaucoup de nos jours à l’idée d’une immortalité, devenue bien improbable, et davantage encore à celle, afférente, de l’âme à laquelle on ne croit plus guère. Il existe toutefois des signes de cette immortalité. Ils ne sont jamais plus manifestes que lorsqu’un artiste exécute son œuvre, plus évidemment encore dans les instants où une ou un musicien interprète devant nous un grand morceau du répertoire. L’artiste se trouve dans la situation, et cela est manifeste dès son entrée en scène, où il apparaît dépassé par rapport à son peu d’expérience et son maigre vécu. Et cela a lieu surtout lorsque le musicien est jeune, voire très jeune. Car aucun savoir empirique ne saurait être à la mesure de ce qui est joué. En d’autres termes, à observer une telle scène, on se demande tout naturellement ce qui aurait bien pu être « transmis » à l’interprète sans pour autant lui avoir été empiriquement donné ou même présenté. Et aussi : qu’est-ce qui, par exemple, fut vécu et qui aurait pu donner lieu à un tel savoir, autrement dit à ce qui remplit une capacité d’expression qui ne peut trouver son origine que dans une dimension vécue ? Enfin, la différence substantielle entre ce qui relève du savoir et ce qui est connaissance apparaît très clairement à cette occasion. Le vrai savoir, ainsi peut-on le formuler, le seul véritable savoir au demeurant, est celui qui est incorporé. Le savoir est inconscient, ou, si l’on préfère, il ne relève pas ni ne recourt à la dynamique de la conscience. C’est alors le corps du musicien qui s’étend tout en se spiritualisant. Ce corps n’est même pas empirique, biologique. Ce qui sait, c’est le corps transcendantal.
Gilles Deleuze, dans Proust et les signes (64-65), ne parle étonnamment pas de cette jeunesse, de cette prime jeunesse si étonnante dans ce qu’elle réalise avec, apparemment, et toute la difficulté de la chose tient à ce que l’on dépose dans ce terme d’apparence, tellement d’aisance et, croit-on par ses yeux, de facilités. Il ne parle pas de la jeunesse alors que toute son analyse devrait l’y conduire.
En effet, écrit-il, « seuls les signes de l’art sont immatériels ». L’on songe aussitôt que ce qui apparaît, c’est l’immatérialité même. Dans la musique interprétée, ici la Sonate de Vinteuil, mais cela a davantage de valeur encore, en général, Deleuze précise que « le piano n’est là que comme l’image spatiale d’un clavier d’une tout autre nature ; les notes, comme “l’apparence sonore” d’une entité toute “spirituelle” ».
Ce qui apparaît alors, c’est l’essence, c’est l’Idée. En vérité, une dimension qui excède l’individualité ou le sujet. Une dimension qui vient de très loin dans la mémoire. Une mémoire qui à son tour définit un domaine en deçà de tout ce qui fut jamais expérimenté et pas même vécu. Certes, la Berma, cette actrice qui tient le rôle de la Phèdre de Racine dans l’œuvre de Proust, n’est plus toute jeune. Il n’empêche, sa voix et ses bras « forment un corps transparent qui réfracte une essence, une Idée » (52), un corps en effet que nous dirons transcendantal et non empirique.
Cependant, le plus étonnant, et Deleuze lui-même aura pris sur ce point comme personne conscience de ce phénomène très paradoxal, c’est que rien, vraiment rien, dans la matérialité même des choses, des corps et des êtres par lesquels les signes, en principe nécessairement, s’expriment, ainsi dans un jeune visage ou bien dans une physionomie quelconque, ne renvoie à quelque idéalité ou génialité. Signe de rien, en réalité comme en vérité, l’artiste et phénoménalement, donc, l’interprète musical qui se trouve plus exposé, ne traduisent quoi que ce soit sur eux et dans l’apparence qui relèverait de quelque signifiance supérieure. C’est pourquoi, note avec insistance Deleuze, l’œuvre d’art et l’art en général, et apparemment, car aucune indication contraire n’est donnée en ce sens, exclusivement lui, superposent le signe, disons l’expression, et le sens dont « l’essence » est le nom.
Cela étant mis en avant, de quoi peut-il bien s’agir dans cette essence ? Qu’est censé recouvrir ce terme ? C’est qu’il faut le relier à sa racine qui est l’être même, ce dont la vie ne cesse par sa nature même d’être et d’aggraver l’éloignement. L’essence est « différence ultime et absolue », elle est « ce qui constitue l’être, ce qui nous fait concevoir l’être ». Le second verbe, le mouvement qu’il indique, est le plus important, car il porte, et donc supporte toute la démonstration et l’effectuation de l’art et de l’artiste.
Et avant d’y revenir, il importe d’accorder toute l’attention requise à la percée de l’art. En effet, il fait voir et entendre, plus largement percevoir, et permet de prendre la mesure de ce que la vie empêche. Plus qu’un voile, la vie se détourne de l’être, de ce qui est désigné ici par ce terme. Ce n’est plus la dialectique entre apparence et être qui se trouve à l’œuvre, mais celle, en effet, de l’art et de la vie. Tout laisse à penser qu’ils sont irréconciliables, et l’œuvre de Proust en forme un témoignage désespéré malgré la salvation prétendue et finalement affirmée par l’art. Celui-ci permettrait d’accéder à ce que la vie empêche et obture (ainsi l’amour qui ferme, qui se fracasse sur la pierre qui fait obstacle entre les êtres, chacun étant étanche au monde de l’autre comme deux monades, sans porte ni fenêtre et qui ne peuvent communiquer par un tiers, ainsi que cela est rendu possible, la référence traverse tout le très beau livre de Deleuze, par Dieu dans la philosophie de Leibniz.
Différence, différence absolue, avait noté le philosophe de Différence et répétition tout en précisant qu’elle ne concerne pas une différence « empirique », « comme entre deux choses », qui est « toujours extrinsèque » (54), mais bien un tout autre régime de différence, intrinsèque si l’on peut dire en ce qu’elle souligne un point dans le sujet qui l’écarte de lui-même dans la vie. Les mots de Proust lui-même sont à cet égard éloquents, lorsqu’ils évoquent la « différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun » (III, 895). L’art excaverait un recoin du sujet, une cavité donc qui n’aurait jamais été ouverte, qui n’aurait même jamais été aperçue. La monade qu’est chacun n’est plus construite sur une crypte qu’une basilique surmonterait, ainsi que le philosophe l’affirme des monades leibniziennes, mais sur les profondeurs et les leurres architecturaux de la pyramide.
De même que l’art devient aussi celle d’une sortie de soi, il se découvre être une technique de révélation de plus que soi en soi, d’une dimension insue, d’une ressource qu’analogiquement on registrera aux épreuves décisives de la vie (ainsi, par exemple, d’où nous sont venus ce courage, cette force, cette ressource dans ces circonstances si redoutables ?). Enfin, le terme d’essence se justifie pleinement à cet égard, car elle est ce que nous ne sommes pas, et ce que nous n’avons pu, même si nous étions un artiste comme Vinteuil, créer (Deleuze note en effet que Vinteuil « dévoile » la fameuse phrase, mais qu’il ne la crée pas (I, 349-351). La phrase est là, « la captive divine », écrit Proust (I, 350), la belle captive étant l’essence dans l’âme de celui qui, par l’art, est en mesure de la délivrer et par conséquent de la dévoiler.
Cette belle et « divine captive » appartient à l’éternité, et l’on peut induire de sa manifestation et de sa révélation que l’âme, prenons et acceptons ce mot qui désigne bien l’entité en question, est immortelle. Les plus modestes diront alors que l’interprète, même très jeune, est débordé par une temporalité éternelle en sortant comme d’un sommeil intemporel. Ainsi, une immortalité apparaît dans l’existence. Le moment artistique, celui auquel chacun a accès par l’écoute, ailleurs par le regard ou la lecture, est celui de la jonction de l’existence présente avec l’intemporalité et, partant, avec l’immortalité de l’âme puisque c’est bien elle qui s’ouvre et se déploie dans l’exécution, c’est-à-dire la temporalisation d’une œuvre.
Lorsque le temps se met à presser, comme dans la vieillesse, lorsque le terme de toutes choses prend forme, et vieillir c’est bien assister à cette formation de l’informe, l’œuvre ne s’impose plus et, en se retirant, dégage l’espace devant soi qui est celui de la vie. Alors la conscience naît, écrit Deleuze (64-65), de « la beauté de la vie ». On a bien compris, en contemplant imaginairement l’empan de l’existence, que si la jeunesse, et toute création appartient aux formes diverses et étagées de cette dernière, voit, très paradoxalement il est vrai puisqu’on estime spontanément le contraire, ailleurs que dans la vie et sa beauté la voie qu’il faut suivre, car la jeunesse se persuade qu’il faut faire, qu’il faut aller vers, qu’il faut exprimer ce qu’on est, soi, la vieillesse, en revanche, accomplit le mouvement inverse, celui d’un retrait de l’œuvre vers la vie, le peu de vie qui reste mais qui, si le temps en est donné, est comme un concentré d’elle, une mise en épaisseur de toutes ses dimensions, comme une accumulation déversée en avalanche de ce qu’il aurait fallu voir et expérimenter en elle.
Il faut toutefois comprendre exactement les raisons de ce curieux phénomène. C’est que pendant la jeunesse, l’existence est encore en grande partie « essence », non dépliée peut-on dire aussi, si bien qu’on peut appeler « jeunesse » l’essence en train d’apparaître, ou bien le fait pour elle de vivre encore sur des réserves en demande d’apparaître. Si l’on accorde cette manière de voir les choses, alors on concèdera en même temps que la vie est d’abord art, autrement dit lien avec et expression des Idées ou de l’essence. La vie serait donc art avant même d’être subjective. Elle s’appuierait sur une dimension objective ou, si l’on préfère, impersonnelle dans l’immanence subjective.
À vrai dire, plus précisément, le phénomène de l’expression artistique a bien lieu sur une limite, celle qui relie la subjectivité en train de se former et la contrainte qui la fait se retourner vers sa provenance dans l’essence. Ce double mouvement, d’échappée et de retournement, de regard vers l’avenir, c’est-à-dire le temps, et celui qui porte sur l’éternité, donne naissance à la création, au jeu, à l’expression (l’exécution) de l’œuvre, à son dépliage à partir de la source commune qui la relie à une existence particulière d’interprète, qu’il soit musical ou autre (en peignant, en écrivant…). En quelque sorte, l’art est toujours reconquis par ce regard en arrière qui se pousse en avant dans l’existence et la temporalité commune en apparaissant à nos oreilles et nos yeux éblouis.
Arielle Beck, treize ans, joue Schumann, Davidsbündlertänze
Chez Schumann lui-même, qui n’aura pas connu la vieillesse, la jeunesse accède à une puissance expressive si intense qu’elle n’a pas même le temps de se développer. Les thèmes apparaissent, génialement, comme après un contact avec l’essence, en produisant un éclair si lumineux et intense qu’il éblouit aussitôt et explose en court-circuit.
Schumann est une musique d’enfant et pour la jeunesse. À peu près tout, dans sa musique, et on comprend évidemment en quel sens en considérant cette œuvre géniale, est immature, mais en un sens très spécial qui ne l’oppose plus à aucune maturité, qui ne l’oppose au demeurant à rien parce qu’elle signifie la jeunesse éternelle qu’elle exprime. L’œuvre de Schumann ne contient aucune allure de dialectique : rien ne se dépasse, rien ne se synthétise, rien ne se dépasse ni ne se conclut. Elle change seulement, montre des aspects et fait voir des visages. Excès, excentricités ne sont que les apparences d’un recommencement continuel de la musique et non de quelque dépassement que ce soit. L’idée qui vient excède seulement celle qui précède, elle ne la corrige pas. On note, on entend une impatience, une précipitation, une course, des danses de la pensée ! À propos des Davidsbündlertänze, Schumann écrit à Karl Kossmaly, qui voulait rédiger une critique de ses œuvres : « Vous découvrirez facilement à quel point elles sont immatures et inabouties. Ce sont pour la plupart des reflets de ma vie turbulente antérieure ». Bien sûr, il y a la part d’Eusebius qui retient l’élan de Florestan, qui le tient par la main comme on le fait de quelqu’un qui vient de connaître un moment d’exaltation ou d’absence. La musique retient et canalise l’effroi. Chez Schumann, ce dernier est toujours un risque auquel on vient d’échapper. La musique est composée d’éclats, de changements abrupts, d’humeurs enfantines, de celles qui batifolent (les Davidsbündlertänze sont présentées par Schumann comme des « pièces de caractère », « zwölf Charaktersstücke ») En effet, on croit voir des enfants qui courent en tous sens. Il y a aussi l’humour (et on le néglige trop souvent, comme s’il n’existait pas) des enfants.
Il y a quelque chose d’absurde, voire d’inconvenant à registrer un musicien interprète, ou même compositeur, à sa jeunesse. En revanche, c’est d’une intemporalité qu’il faut prendre la mesure, de la rencontre d’une essence exprimée par un compositeur et d’une existence qui la reprend et la manifeste, en réalité en reprend et en relance la jeunesse.
Il faut ainsi pour un jeune interprète rencontrer Schumann et surtout cette pièce, les Davidsbündlertänze, ce qui ne peut, dans le même ordre d’idée et de perspective être le cas avec Beethoven, avec Schubert (qui est jeune, resté jeune, mais qui n’est guère une musique de la jeunesse et pour la jeunesse, de quelque manière qu’on la considère), encore moins avec Chopin. Il faudra attendre Debussy pour que la jeunesse rencontre la jeunesse. C’est en vérité que la jeunesse n’est pas de façon déterminante d’âge, mais relève de la capacité expressive (et tellement de grands interprètes sont restés jeune dans un âge avancé), là où la vieillesse est ce moment d’abandon de l’art au profit de la vie, disons d’inversion, car c’est alors la vie, cette urgence, qui s’impose en tous sens davantage que l’art.
Et pourtant, déjà, il y a aussi, dans ces Davidsbündlertänze, l’intériorité retenue d’Eusebius, chez qui l’expression est toute innig, tendre comme ce deuxième thème qui reviendra, comme le centre déplacé de l’œuvre, à la fin du cycle sous l’épigraphe Wie aus der Ferne (comme venu de loin) et qui est, c’est le seul cas, issue de la pièce qui précède, une expression qui, soit dit en passant, forme le premier vers d’un grand poème de Hölderlin et auquel répondra cet autre, sous le titre Wie in der Ferne (Comme dans le lointain), le tout dernier poème écrit par Hölderlin en 1843, quelques jours seulement avant sa mort : die Aussicht (la vue, la perspective), un adieu, une nostalgie, une mélancolie, comme l’annonce d’un effondrement. On l’a dit, ce sentiment s’impose très souvent à l’écoute de la musique de Schumann. Et puis, l’œuvre s’achève en majeur, comme une reprise en main par Eusebius, avec dans les marges, ces mots écrits par Schumann : « Eusebius ajouta ce qui suit, de manière très superflue, mais, ce faisant, il avait beaucoup de bonheur (de béatitude, Seligkeit) qui rayonnait dans ses yeux ». Voici donc ce qu’exprime le regard vers l’enfance. L’enfance, ce paysage, la musique, cette extraordinaire peinture.
© André Hirt
Dans La Génération romantique, le très grand pianiste et théoricien qu’était Charles Rosen, qu’on ne cesse de passionnément écouter dans ses Beethoven comme dans ses Ravel et Schumann, écrit :
« La réapparition de la triste deuxième danse n’est pas seulement une récurrence, mais plus précisément un regard en arrière, identique à celui des voyageurs romantiques, ravis de distinguer l’apparence différente de ce qu’ils ont vu auparavant, une signification altérée et transfigurée par la distance et par une nouvelle perspective. Dans les œuvres instrumentales de Beethoven, la récurrence d’un thème initial avait souvent été transformée et radicalement altérée par une réorchestration et une réécriture ; mais dans Davidsbündlertänze, le Ländler (la danse) est apparemment intact, simplement transformé par la distance temporelle et spatiale, par les sonorités précédentes, par tout ce qui s’est passé depuis l’ouverture. Une époque qui avait débuté par une tentative visant à saisir les paysages comme de la musique s’évérait finalement capable, dans les productions les plus radicales et les plus excentriques de Schumann, de percevoir la musique comme un paysage.