L’image et l’expression pure
On ne peut pas ne pas le savoir, un peu comme toujours la question est celle de l’image. Mais de quelle question s’agit-il ? De ce que, estime-t-on, la peinture représente et de ce que la musique évoque. Ainsi, la nature et la fonction de la peinture sont-elles de reproduire jusqu’aux limites de la visibilité ce que l’on estime être la réalité et qu’est-ce que la musique cherche à nous faire, au moins à nous permet d’entrevoir ? Ou bien encore : de quoi la peinture nous rapprocherait-elle comme on le fait avec l’oreille, et de quel paysage la musique serait-elle l’exploration ?
L’image et le désir de l’image rencontrent toutefois la méfiance à son égard. Ainsi, l’image de la peinture est-elle bien ce qu’on entend couramment par « image » ? Ne s’agit-il pas d’autre chose, qui engage le regard et ce qui en lui se tend dans l’intention de la traverser ? (On pense au cadre de la peinture, disons « classique », qui renvoie à son fond comme à son au-delà). Et concernant la musique, ne se soustrait-elle pas aux images, et celles-ci ne consisteraient-elles pas en la limitation de sa poussée, qu’harmonies et rythmes visent précisément à soutenir et à intensifier ?
On n’affirmera pourtant pas sans examen que ladite question est d’origine, ou purement, théologique (on ne représente pas « Dieu », on ne se fera aucune image de lui), si bien que toute forme d’essentialité (le réel, l’inconscient, l’absolu) seraient contaminés par cette forme d’interdit. La transgression ne serait alors qu’apparence, et ferment de tous les artifices. Car, ce qui rend les choses bien complexes et cette affaire plus inconfortable encore lorsqu’on cherche à y penser, c’est que la tentation est immédiate de ne l’évoquer et de ne la traiter qu’en termes précisément métaphoriques, donc par et toujours avec des images, ce qui conduit à l’effondrement de la tentative.
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Or, c’est justement sur cette difficulté, entre autres thématiques afférentes, que s’est concentré Théodor W. Adorno dans les textes que les éditions suisses Contrechamps de Genève viennent de publier en volume (on avait déjà pris connaissance en 1995 de textes ici repris d’une publication sous le titre « Sur quelques relations entre musique et peinture » aux éditions La Caserne) en partant, on peut en effet entrer directement dans la question par ce biais, de la notion d’ « effrangement » qui apparaît dès la première phrase de la conférence de 1966 intitulée L’Art et les arts : « Dans l’évolution la plus récente, les frontières entre les genres artistiques fluent les unes dans les autres, ou plus précisément : leurs lignes de démarcation s’effrangent » (159). Toutefois, ce constat, aussi certain soit-il et au demeurant vérifiable sur maintes réalisations dans les décennies qui ont suivi ces propos d’Adorno, ne doit ni ne peut tout simplement pas seulement être fait uniquement sur le présent ou concernant l’actualité de l’art, mais il est pertinent concernant d’abord la musique, puisque c’est tout de même à la fois l’angle de réflexion d’Adorno lui-même et celui qui apparaît dans l’absolu le plus pertinent parce qu’il dégage aussitôt l’horizon en éventail de toutes les étages de la question.
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En vérité, la réflexion sur l’image va au cœur de la nature, de l’ambition et très directement du statut de chaque art (Adorno, dans un beau texte, n’exclut pas la sculpture à propos de Fritz Wotruba, ce qui lui permet d’engager toute une réflexion sur la « grandeur » en art, sur la dimension en général de l’expression artistique, plus exactement, on l’a compris, sur la « monumentalité » (qui fut toujours, notons-le, l’assignation massive comme le véhicule privilégié d’une signification, de quelque ordre qu’elle soit, mais surtout religieuse et dans la foulée de toutes les idéologies) avec en arrière-plan, même s’il n’en est pas fait mention, l’interrogation en suspens depuis Wagner du statut réel et exact, en tous les sens du terme, de l’œuvre d’art (On peut lire dans le volume en parallèle le texte au titre à cet égard significatif L’Actualité de Wagner). On relèvera à propos de Wotruba, cette phrase étonnante et stimulante pour la pensée : « Les sculptures de Wotruba sont des architectures vers l’inconnu » (157), considération qui, on le constate une fois de plus, induit la réflexion sur l’image et sur tous les arts, n’est-ce pas ..?).
Non contente de stimuler cette réflexion qui, à partir de la pluralité artistique, s’étend à l’art en général, à la pertinence ou non de l’article défini qui prétend en introduire la signification, c’est toute la sémantique des philosophèmes d’Adorno qui se trouve introduite et en réalité mise à l’épreuve. Songeons à cet égard par exemple au tapis théorique de fond constitué par la question de l’altérité, qui travaille celle de l’identité, celle de l’autonomie avec toutes ses contraintes et ses très importantes difficultés, ce qui de la nature, de ce qu’on peut (encore et peut-être toujours entendre par là), également les dimensions du matériau, la pierre par exemple en sculpture et en architecture, avec son opacité, sa puissance de résistance à l’imprégnation d’une pensée ou d’une intention subjective, ce qui témoigne d’une problématique plus générale encore portant sur ce qui peut ou non être introduit sous le nom d’ « art », etc.
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Reprenons. Adorno répète, avec une grande finesse, ce que chacun devine ou même en quelque manière sait, à savoir qu’il ne sait pas ce que délivre et lui offre, à la manière d’une adresse ou d’une convocation subjective, une œuvre d’art. On se tient devant elle comme face à une partition, qu’on entend, qu’on comprend parce qu’elle nous touche, au sens fort d’un concernement, mais dont on ignore la langue et qui nous est donc inintelligible comme telle. D’où, à partir du support qui vient d’être suggéré de la partition, la notion de Schrift, d’écriture (Peter Szendy traduit curieusement par « scriptural », ce qui ne simplifie pas les choses…), à la condition d’entendre par et dans cette dernière un chiffre ou un chiffrage. On se mettra aussitôt, mais bien trop vite, à parler d’interprétation, car il ne s’agit guère de cela avec Adorno, et tous les textes ici proposés, se soutiennent de ce refus. Il s’agit au contraire de traduction, ou plutôt de l’intraduisible dans la traduction, qui opère, compose et détient le chiffrage, parce que, qu’on permette cette expression, il mène la danse, ou encore conduit la baguette, pour dire aussi qu’il est, au sens à la fois fort et analytique du terme, certes avec tout le tact et la prudence nécessaires, « sujet » de ces gesticulations propres à la création et à l’expression.
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Il devient dès lors assez facile de comprendre qu’il est question de la pluralité des arts (pourquoi en existent-il décidément plusieurs, et pas un seul, une question qui excède la comparaison avec la pluralité post-babélienne des langues ?), par conséquent des Muses. Et l’interrogation d’Adorno, mise en relief dans ces pages et dont le titre du volume, éloquent, rappelant, par leur programmation, ceux pratiqués, avec bonheur, par l’édition au début des temps modernes, porte sur la possibilité impossible (et réciproquement, ce qui produit une problématique paralysée, tétanisée même), est celle de la résistance des arts à se traduire l’un dans l’autre et les uns dans les autres. L’ombre de Wagner commande, on l’a compris, l’ensemble du propos, en raison du projet d’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk). Or, c’est ce qui est chiffré, ce qui a donné lieu et produit le chiffrage, et qui, on doit le poser, se confond avec lui au risque d’évoquer un schéma qui, comme on l’a suggéré, mène le jeu, produit la différence des arts, car il faut en raison des résistances, parler de différence, et aussi de différance dans la mesure où chaque art ne peut pas seulement se comprendre de façon autonome, ou dans son autonomie présumée, mais s’excède, par conséquent diffère de lui-même, et même se sait intraduisible pour et à lui-même, d’un savoir qui rappelle la tristesse des animaux dont on devine, à travers miaulements et aboiements que les mots leur manquent (une souffrance qui, au demeurant, ailleurs, dans d’autres textes, et très tôt, aura été prise à juste titre au sérieux par Adorno).
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Lorsqu’on a mis en premier plan l’image, c’était pour rappeler d’emblée toute la difficulté à laquelle une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, se trouve confrontée, celle que l’on peut comparer, pédagogiquement, en vulgarisant et dans un premier temps au moins, à la différence entre réalité et réel. Ainsi, le soleil qui tourne autour de la terre est bien une réalité, mais ne correspond en rien au réel. Et de même, si l’on peut dire, avec Lacan, que « lorsque Cézanne peint des pommes, il fait tout de même autre chose que peindre des pommes » ! La ressemblance des pommes sera considérée comme une prouesse technique et vaudra comme dimension esthétique alors que la non ressemblance sera rejetée en vertu de cette dimension esthétique. C’est pourquoi la seule question qui s’impose d’emblée serait celle-ci : mais pourquoi donc peindre des pommes ? Plus avant, que cherche-t-on à montrer ? Et finalement, qu’est-ce que la peinture fait voir qu’on ne voyait pas ? D’où la question de l’image, en effet, de son contenu, de l’au-delà immanent qui est le sien, de la dimension d’auto-critique de l’image, oui, de ce qui dans l’image, à la fois, l’intensifie et la détruit. Le cas de la musique n’est pas si différent, et c’est en gros le sujet qui parcourt les différents textes d’Adorno proposés ici.
D’autant plus qu’il s’agit du point très précis sur lequel les différents arts, pour l’essentiel ici la peinture et la musique, se croisent, tendent l’un vers l’autre, passent de l’un à l’autre, et, peut-être, l’un par le fond de l’autre. Tous ces termes désignant des mouvements cherchent à éviter celui qui se tient pourtant en leur centre, mais qui engage tellement de difficultés et d’abord des malentendus, celui surtout de l’équivalence proposée, de la ressemblance exigée, justement, de l’image. Davantage encore, si cela est possible au-delà même du concevable, l’un cherche dans l’autre sinon sa finalité (la peinture se veut en effet rythme, timbre, harmonie, résonances…), du moins est-ce ce qu’il recherche comme si ce manque le définissait au plus profond de soi, mais négativement.
Ressembler constitue assurément une prétention hors-norme. Qu’est-ce qui ressemble si ce n’est quelque chose de faux ? Comme du faux or ou de la fausse monnaie. Et ce qui ressemble est la mort même, quelque chose qui n’existe pas, du moins en tant que tel. Et enfin ce qui se ressemble est le cadavre. Pour ce qui a trait à la peinture, la tentative est si grande de rechercher au moins, avec effort, insatisfaction toujours, quelque ressemblance. Nombreux sont les récits littéraires, de Balzac à Oscar Wilde, qui rapportent une recherche de ce genre, qui ne peut aboutir, on le comprend bien, et qui s’épuise nécessairement dans la mort.
Dans la musique, la même tentative est moins apparente, mais on n’échappe pas, surtout le néophyte en cette matière, à la tentation de se demander ce que telle musique peut bien vouloir dire, par conséquent de quoi elle peut bien être l’imitation. Ainsi, Adorno à propos de la sonate Waldstein, au tout début de son Beethoven – ce fut là sa première rencontre avec et aussi son premier souvenir concernant la musique – rapporte que le nom de la sonate avait pour lui trait à l’image, donc à une ressemblance supposée ou espérée, comme si la musique était originellement liée à l’image et en quelque sorte à une peinture...
Mais décidément, ressemblance de quoi ? C’est-à-dire d’autre chose que la musique dont néanmoins cette dernière aimerait rapporter l’expression. Et c’est très précisément et en même temps largement sur cet aspect décisif des choses qu’Adorno produit une thèse qui exigerait davantage d’explications, comme s’il était resté dans la séduction de la déclaration de Stravinski selon laquelle la musique n’exprime rien… Entendons toutefois la justesse de cette thèse : la musique n’est pas un « message », un contenu signifiant, lettré, verbalisable, seulement enrobé dans des sonorités les plus agréables possibles. La notion d’expression mérite néanmoins bien mieux. Adorno la réfère d’abord péjorativement à une extériorité comme celle qu’on vient d’évoquer. Ensuite, il la radicalise en la rapportant à l’expressivité de l’écriture, de la Schrift, à ce qu’il nomme « reiner Ausdruck » (expression pure). Si bien que la musique ne peut plus être référée ni à un « objet » ni à un « sujet » dont l’expression manifesterait une intention qu’on pourrait d’ailleurs verbaliser.
On va le dire autrement, bien qu’on n’en trouve ni mention ni trace ici, sous bénéfice d’inventaire évidemment, en raison d’une lecture unique : la musique est « expression pure », comparable à la souffrance des animaux qui n’ont pas les mots, et dont l’expression est au demeurant entravée. La musique, à ce compte, et par cette analogie avec les animaux qu’on a évoquée et qui se rencontre dans l’œuvre d’Adorno dès la Dialectique négative écrite à quatre mains avec Horkheimer, serait une expression à appréhender et par conséquent à percevoir à ce niveau. « L’expression pure » serait de celle qui transit son récepteur après l’avoir fait, bien plus profondément et dans des espaces insoupçonnés par lui, par le sujet lui-même. En se laissant aller à cette idée pour elle-même, on dira qu’elle serait la différence expressive du sujet à soi. Différence qu’on entendra aussi, en tous les sens du terme, temporellement (ainsi l’immémorial et la reconnaissance comme une réminiscence du déjà entendu). Différence comme de quelque chose (quoi ?) qu’on ne mettra pas d’emblée sur le compte de la perte et de l’ « objet » égaré, du manque, mais sur celui de l’indéterminable ou de l’insituable, de l’irrattrapable, à vrai dire de la différance.
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Étrange langage, de toute façon, que celui que pratiquent la peinture et la musique ! Oui, parce qu’il s’agit bien d’un « langage » dès lors qu’il y a expression. Cependant, on ne peut soutenir qu’il possède une parole, c’est-à-dire une intentionnalité, une visée communicationnelle. Et pourtant, ce langage s’adresse, il existe tout simplement à même son expression, et par conséquent il doit nécessairement avoir pour contenu une sorte de réaction, sans doute une plainte, une douleur, peut-être parfois une joie… C’est parce que la subjectivité expressive est ici insituable, indéterminable et seulement présupposée en raison des propriétés habituelles qu’on reconnaît au langage qu’Adorno parle d’écriture et, partant, d’ « expression pure ».
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Du reste, c’est ce qui le pousse à accorder ses préférences, pour ne pas dire son goût, à la peinture dite sinon abstraite, du moins non figurative. Ce penchant, certainement de surcroît réfléchi, lui vient de la musique et de la façon dont il la considère. D’où, il faut engager cela, un certain refus, pour ne pas dire autre chose, de Richard Strauss, ce très grand musicien que les textes inclus dans l’ouvrage ne peuvent pas tout à fait éviter, bien qu’au fond il s’agisse de cela.
Mais pourquoi cette « abstraction » revendiquée ? Au-delà de tout jugement esthétique, car, fondamentalement, il n’est guère question de cela, c’est la dimension infra-subjective qui est concernée, une événementialité originelle, l’équivalent d’une chute, ou celle de la destruction d’une prétention, comme celle d’une fameuse tour, celle de Babel, autrement dit encore une douleur immémoriale qui aura affecté tout affect, toute sensation, toute pensée et toute subjectivité. Ce « moment » catastrophique, dont parlent, si l’on peut dire, toutes les grandes œuvres d’art (Adorno affirme quelque part qu’« elles sont des catastrophes »), est décisif et structurant de ce qui apparaît comme n’ayant plus de structure, comme une ruine.
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C’est là que s’impose la question de la couleur. Il suffit d’écouter les 5 Pieces for Orchestra op.16 de Schoenberg pour se rendre compte de ce qu’est un travail compositionnel de la couleur pour elle-même. La pièce Farben, qui se nomme elle-même tout comme elle exprime l’ensemble de l’opus, ne joue que sur la palette. Sa structure, autant qu’un néophyte ou un simple amateur peuvent en juger, les seuls qui comptent en vérité s’agissant d’une œuvre d’art, vouée au partage et au rassemblement, qui conserve en cela la dimension auratique dont parle Walter Benjamin, n’est plus thématique ou simplement mélodique. Son contrepoint, si l’on peut dire, est strictement pictural.
La seule interrogation qui se pose à cet égard et qui littéralement travaille comme une dimension décisive la pensée comme la personne d’Adorno, est de savoir si cette voie de la musique est tenable. D’où les réflexions embarrassées sur Richard Strauss dans le volume, non qu’il soit question une seule minute pour le philosophe de céder aux séductions sonores de l’auteur de Rosenkavalier, mais l’élément musical conducteur de cette musique, le thématique comme le contrapuntique, devraient, Adorno le suggère du bout des lèvres et à son corps défendant, sans doute être conservés. C’est pourtant autour du travail thématique que la musique trouve sa source et sa raison. L’expression immédiate, autrement dit conçue comme finalité de la musique, aussi construite et timbrée qu’elle soit, ne saurait combler l’art musical.
La pensée d’Adorno, en raison de son appartenance à la théorie critique fait valoir comme opérateur décisif le concept du négatif. Il s’agit avec lui de la notion philosophique fondamentale aujourd’hui, oubliée cependant, non reprise, parce qu’on la confond avec l’annulation ou la péjoration. On se permettra d’avancer qu’en effet la théorie critique repose sur lui, mais elle se nie aussi, elle doit, ne serait-ce que par cohérence avec soi, se nier, partout, lorsque le philosophe ne prend plus la pose, et qu’il reconnaît, ici en musique, qu’il faut une structure autre que simplement timbrée pour que la musique soit, qu’elle tienne debout et qu’elle conserve sa dimension fondamentale, celle d’être l’horizon, même irrémédiablement indéterminé dans une vie d’homme, de la promesse.
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L’idée comme le concept d’« effrangement » sont indéfectibles de quelque art que ce soit. En effet, l’art se dit au pluriel et en même temps, au-delà des contraintes du matériau qui sont celles de chaque art, peinture et musique, sans parler des autres ici, partagent une même ligne, tantôt indistincte bien que réelle, tantôt fortement mise en relief, comme chez Debussy par exemple dans La Mer. C’est l’expression subjective qui asservit la musique pour obtenir un succès de facilité qu’Adorno stigmatise. L’autonomie, c’est le terme utilisé, de la musique est menacée par son instrumentalisation dans et comme recherche de l’effet. La musique aurait en cela perdu et oublié ce qui la cause, c’est-à-dire son « origine ».
Richard Wagner se tient évidemment derrière cette problématique et ces soupçons d’Adorno. L’effrangement absolu ou encore l’assomption des arts aura donné lieu au Gesamtkunstwerk. Au cœur de la musique, on met l’expression comme son origine même. D’où les recours à l’archaïque (« Dans cette œuvre [celle de Wagner] absolument moderne la préhistoire est la modernité même », écrit Adorno), retours que Thomas Mann interpellera dans son Docteur Faustus en en soulignant les dangers et les régressions vers l’archaïque et les ouvertures à la barbarie.
Quoi qu’il en soit, parce que c’est impossible à développer, ici, l’objet d’Adorno est l’hédonisme musical, celui que procurent les couleurs. Jamais Adorno ne pense les couleurs autrement que comme effets (on se demande s’il est parvenu à se faire une idée sérieuse de la peinture), comme si, quant à lui, le matériau brut, même structuré, ne produisait aucun effet. Ainsi, les retours vers l’archaïque provoquent bien sûr des frissons dont les effets, en particulier politiques et non seulement érotiques, concernant également toutes les formes de désinhibitions, ne sont tout de même pas négligeables… Thomas Mann, toujours, en aura dessiné les traits fondamentaux à propos du « cercle de Kridwiss » qui préfigure les fascismes dans le Docteur Faustus.
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Dans ces conditions, que faut-il donc penser de la Klangfarbenmelodie, de cette mélodie qui n’en est pas une, au sens le plus commun, juste un mouvement que le regard un peu insistant sur une peinture fait comprendre ? Par cette manière de faire et de composer la musique, la mélodie surgit du timbre et non de la composition de la ligne qui, comme une vague, passe d’une hauteur à une autre, des hauteurs vers des profondeurs, des profondeurs vers des hauteurs, ce qui, déjà, du reste, spatialise la musique. On distinguera toutefois, et évidemment, le Klang de chaque instrument (puisque chacun possède un timbre, c’est le matériau même) et la couleur qui est une manière de faire résonner ce qui par nature sonne. C’est là la composition. Le plus beau violon du monde ne possède par lui-même qu’un Klang, pas encore de couleurs, en tout cas il ne présente pas sa palette comme son extension expressive et figurative possible). Toujours est-il que sur ce point décisif, la musique tend indéniablement vers la peinture. Le problème – pour Adorno, mais en est-ce réellement un, au fond, en dehors des raisons théologiques ? – est de savoir si la musique ne se perd pas dans cette exposition au sens littéral du terme… Ou bien encore, qu’en est-il ici de la représentation ?
Comment ça sonne ? Qu’est-ce qui sonne ? Comment ça résonne ? Et qu’est-ce qui, dans la musique elle-même, depuis elle, résonne et sonne à nos oreilles et aussi à nos yeux, comme plus généralement à travers notre pensée comme dans nos corps ? Ces recherches furent celles de Berlioz, de Wagner et de Liszt aussi dont on néglige trop le génie orchestral. Partant, il n’existe de couleur que par une sorte de contrepoint, ou si l’on préfère d’articulation. Toutefois, c’est toujours, en effet, et Adorno a parfaitement raison sur ce point, l’aspect thématique qui risque dans cette composition de passer au second plan, voire d’être enfoui. Ce n’est alors que redoubler l’interrogation concernant la « sortie » de la musique provoquée par la fascination du timbre. Les filles-fleurs de Parsifal auraient-elles asservi à ce point la musique ? Et les puissances de la séduction seraient de fait en mesure de mettre sous le tapis toutes les impuissances et les défauts dans la composition.
Ce défaut dans la composition, Adorno l’a toujours considéré, un peu partout et de diverses manières, comme une faute de la pensée, comme celle d’Aaron dans l’opéra de Schoenberg Moïse et Aaron sur lequel le philosophe a écrit un de ses plus grands textes (in Quasi una fantasia). On peut donc – ne le doit-on pas dès lors qu’une réflexion un peu sérieuse sur la musique, depuis Rousseau et Nietzsche au moins, en constitue l’enjeu et dont les plans de l’esthétique ne forment que des apparences qu’il faut dissoudre comme des problèmes annexes ou même des faux problèmes ? – lire ces textes décisifs d’Adorno comme des insistances de la pensée à la recherche de sa propre rigueur devant les difficultés objectives, bien davantage civilisationnelles que restrictivement culturelles que présentent les œuvres musicales de notre temps. C’est alors au point que devant telle œuvre de Ligeti, Atmosphères, Adorno en quelque sorte se raidit en raison de l’évanouissement du thématique dans le timbre, un mouvement qui n’est pas sans faire songer à une régression dans l’indistinction mythique, malgré l’art de Ligeti qui sait faire usage et jouer de la dynamique dans les aspects du timbre. Le philosophe Adorno, on le sait, refuse toute facilité, tous les recherches d’effets dans lesquels il perçoit, avec raison sans doute, des tentatives (auxquelles la tentation succombe nécessairement) d’autoritarisme dont les effets d’effets furent, sont et seront d’ordre politique. C’est ainsi, on peut le supposer, qu’Adorno justifierait ses raidissements, qui n’en seraient donc pas, et sa revendication d’ascétisme dans la musique, c’est-à-dire dans la pensée.
© André Hirt
Théodor W. Adorno, La Fonction de la couleur dans la musique, timbre, musique et peinture, Wagner, Strauss et autres essais, traductions de Sofiane Boussahel, Peter Szendy et Jean Lauxerois, Contrechamps éditions, Genève, 2021.
NB : et puisqu’il s’agit d’Adorno et de la théorie critique, on s’autorisera à noter tout particulièrement l’attention et le soin portés à la matérialité de l’ouvrage, de la police choisie, au papier et à la mise en page, jusqu’à la couverture … Pourquoi du reste les ouvrages savants devraient-ils se satisfaire la plupart du temps de négligences éditoriales qui se portent en réalité sur leurs lecteurs ?
Enfin, on saluera les éditions suisses de Contrechamps pour avoir mis à la disposition du lecteur de langue française des ouvrages et des textes très précieux que les éditeurs français croient bon de négliger sous prétexte d’un public restreint, celui-ci l’étant d’autant plus qu’on ne s’adresse pas ou plus à lui. Et il s’agit de le répéter désormais avec insistance. Car il y va de beaucoup de choses, qui excèdent ce qu’on vient de dire, concernant l’éducation collective afin de contrecarrer médias indigents et réseaux sociaux qui nourrissent ignorance et relativisme.
Farben, des 5 pièces pour orchestre opus 16 d’Arnold Schoenberg, Simon Rattle :