Les livres sont souvent, pour le meilleur, d’identité. On y écrit ce qu’on a trouvé ou retrouvé de soi parce qu’ainsi on est devenu soi. C’est ce qui est arrivé, mais par les Préludes de Chopin (toutes les œuvres d’art sont en réalité des livres parce qu’on s’y lit, n’est-ce pas ?, tout comme les grands livres, voyez le rythme que dégagent les meilleures peintures, autrement dit la formation des formes, sont de la musique, sinon il ne s’agit pas de livres), à Jean-Yves Clément qui nous fait partager ce qui n’est pas moins qu’une expérience, une fiction, mais qui met le réel à l’épreuve de sa consistance : écrire le Journal de Chopin à son retour du séjour à Majorque. Et il est apparu à l’auteur qu’il était dans Chopin, qu’il sentait, pensait et écrivait comme lui, ce dont témoignent les aphorismes, à la fin de l’ouvrage, qui reprennent les Préludes du compositeur ou bien se superposent à eux, ou encore, plus secrètement, et c’est alors passionnant, en dégagent, en déploient et en expriment un trait proprement musical de pensée.
Qu’on ne s’y trompe pourtant pas ! Qu’est-ce que cela signifie très exactement, en-dehors et au-delà de ce qui vient très spontanément à l’esprit et qui n’a guère d’importance (comme une identification naïve, ainsi qu’un fan le fait avec sa star, ce qui est tout de même, non seulement puéril et régressif, mais bête à pleurer) ? Voici : c’est, pour dire la chose dans sa trop facile généralité, ne plus disjoindre l’existence de l’art. Et pour préciser un peu, on suggérera qu’une existence qui s’observe (ce qui constitue une des fonctions d’un Journal intime, mais aussi, et c’est ce qu’on veut avancer, c’est à la fois si simple et si difficile et à comprendre et surtout à faire partager aujourd’hui) est en même temps une existence sous le regard d’une œuvre, jusqu’à être, parce que c’est la seule manière d’y parvenir, mis en forme et articulé, par elle, donc, jusqu’à en être plus que transi, en vérité transpercé dans la jouissance comme dans la souffrance éprouvée, au-delà des années, des distances, mais en parcourant en retour, et par conséquent en remplissant l’espace qu’avait ouvert l’artiste en composant, en peignant ou en écrivant, et toujours en s’adressant à l’auditeur, au spectateur et au lecteur qui ne sont dès lors plus si imaginaires que cela, ainsi que Jean-Yves Clément l’a fait avec sensibilité et intelligence réunies, l’une n’ayant aucun sens sans l’autre, dans ce Journal de Frédéric Chopin.
Tous les journaux intimes ne sont-ils pas toujours déjà fictifs ? Et ne sont-ils pas absolument réels en ce sens qu’il ne peut en exister d’autre ? Car, ce qui se dit par-devers soi, ce qui se raconte, ce qui fait récit dans le souvenir, ce qui se dit du souvenir dans le récit ne peut pas forer, encore moins percer plus loin dans le réel. L’imaginaire est notre réel (et celui-ci, en soi n’est jamais, encore, qu’un imaginaire brisé). La musique est ce qui en explore le plus amplement les strates, les continents, les pays, les si nombreux et curieux pays, et même, parfois, dans les toutes petites pièces, par la taille mais pas du tout par la profondeur de la poussée, les recoins.
Majorque ! Quelle idée ? Frédéric Chopin y séjourna en compagnie de George Sand (soit dit en passant, un écrivain – je ne parviens pas à féminiser ce qui ne l’est pas tout comme il m’est impossible de masculiniser la lune, la femme, la beauté, la musique, la peinture, la littérature, enfin tout ce qui importe et que je ne désire pas, au point où nous en sommes, détruire –, un écrivain disais-je de très grande importance, oubliée comme il se doit par l’institution, ses lecteurs, comme tout vrai lecteur, étant isolés, solitaires et autodidactes).
Néanmoins, il faut y revenir. Chopin et sa musique qui rythment les heures, les journées, les journées avec ses Préludes. Chopin, si peu terrestre, déjà parti ailleurs, mais si désireux d’être là, mais où ? Juste avec son piano. Voilà le vrai voyage. Le piano, les livres, les disques, les instruments de musique, les pinceaux… Le monde a toujours été vaste, mais dès qu’il est pensé il se donne dans des pièces comme ces Préludes, beaux, envolés, terribles comme ce dernier, le 24° en ré mineur avec cet accord répété à la fin, à la fois abyssal et conclusif comme la mort, ou bien dans une maison, qu’on cherche encore, mais qu’on a commencé à meubler, qu’on est hélas toujours un peu seul à habiter parce que notre existence s’est ainsi engagée, sur cette voie qui est d’abord celle d’une solitude.
Ainsi, George Sand écoute, elle comprend, elle sent, elle éprouve, mais, malgré tous ses efforts et ses attentions, Frédéric Chopin n’était pas là, il était ailleurs, toujours ailleurs, là-bas où l’on se sentirait bien, pour une fois et encore une petite fois, ne serait-ce qu’un jour, dans sa vie, sans la maladie, la fatigue, et ce désespoir qui en résulte. On doit le reconnaître, la musique de Chopin, ainsi que mutatis mutandis le propose toute grande musique, n’est pas l’expression de ces états d’âme, ceux-ci sont bien plutôt le cadre d’une pensée bien plus ancienne, d’un état qui fut originellement le sien, qui a ouvert la voie de la solitude et qu’on ne peut modifier, si ce n’est en extrayant la beauté que les apparences ont toujours recouvert de la laideur de la maladie, de la pauvreté ou, très régulièrement, de la guerre.
© André Hirt
Jean-Yves Clément, Le Retour de Majorque, Journal de Frédéric Chopin, Le Passeur, 2022
Écouter les Préludes de Frédéric Chopin par Martha Argerich dans un live au Japon
On peut écouter Cortot, bien sûr, Arrau surtout, Pollini toujours, Planès ... L’essentiel est déjà là.