Deux réflexions sur le SILENCE
1. Le Fruit du silence
« Le Fruit du silence », tel est l’intitulé de ce disque qui reprend l’usage désormais installé de donner un titre à un programme musical. L’industrie discographique semble avoir pris acte de ce que les compositeurs et leurs œuvres ne font plus recette, ce qui est, malheureusement, vrai. Il faut donc un programme. Le plus souvent, il est hors de propos. Mais, pour une fois, comme ici, il touche juste et vrai. Car la musique est « traduite du silence » et le silence est à tous égards et en tous les sens son propos.
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Ainsi, « le fruit du silence » est l’œuvre musicale elle-même, et aussi, mais aussi et d’abord ce qui est plié ou lové dans l’œuvre, quelque chose d’innig, comme dit l’allemand, et exemplairement dans la langue de Hölderlin, rigoureusement contemporaine de la musique de Beethoven. Plus tard, Rilke y reviendra et s’y attardera.
Innig, l’Innigkeit, adjectif et substantif quasiment impossibles à traduire, ou dans la difficulté, comme et de même que la musique elle-même, sont tirés du silence. Traduisons envers et contre tout : il s’agit de ce quelque chose qui dans l’intériorité comme dans l’œuvre est innig en s’avérant silencieux, fragile, tendre donc, presque intouchable, si précieux et insubstituable, quelque chose qui indique l’unité avec soi dans l’intériorité comme dans l’extériorité, une unité composée avec les choses et le monde. L’Innigkeit en ce sens marque moins un repli, qu’elle est bien évidemment, qu’une intériorisation, autrement dit une prise en écharpe de toute chose dans une harmonie, une pacification, en un mot dans la conscience de l’unité primordiale et ultime de tout et du tout, qui fait fi des séparations très abstraites comme celle du subjectif et de l’objectif, de soi et du monde, de la sensibilité et de l’entendement, de l’eros et de la raison, etc.
L’Innigikeit ne fait pas de bruit. « Pas de bruit » est le contraire de l’hystérie, celle de l’Histoire et celle qui l’a faite, en toute rigueur le contraire de ce qu’elle a fait valoir.
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Certes, Beethoven était sourd. Si on en reste à ce handicap érigé en mythe, alors la compréhension de la musique, et de la sienne en particulier, devient impossible. En réalité, et sans le moindre paradoxe et sans facilité d’expression, Beethoven entendait comme personne, parce qu’il écoutait. Il entendait la résonance de soi, des autres et du monde, de soi dans le monde et du monde en soi. Ce travail, parce que c’en fut un, ne serait-ce que celui de se soustraire du handicap de la surdité et davantage celui de mettre la tentation du suicide de côté, et même de la reléguer au statut d’idée inconsistante, contraire à toute Innigkeit en vérité, ce travail, donc, fut et est toujours celui de l’esprit.
Le silence est en effet esprit, il est l’esprit pour l’esprit et l’esprit dans les choses, qui elles-mêmes ne sont pas, jamais, sans esprit, sinon elles seraient seulement des objets…
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Incontestablement, cela, Mara Dobresco, à sa manière bien sûr, le sait très bien. Ce fut la condition de l’interprétation magistrale qui aura attiré l’oreille, à la fois sobre et profonde, sans les éclats par conséquent qui sont hors de propos et qu’on entend trop souvent dans Beethoven.
Mara Dobresco, qu’on a déjà écoutée dans Schumann et surtout Philippe Hersant, livre ici un programme très cohérent, celui qui confère une plus-value à deux des dernières sonates pour piano de Beethoven, les opus 109 et 110, par le Tombeau de Monjeau de Oscar Strasnoy, le Benedictus de Philippe Hersant et, à la toute fin, grâce à Péteris Vasks et Le Fruit du silence.
On regrettera toutefois, et on devrait comprendre à présent, après l’évocation de l’innig et de l’Innigkeit, les raisons de ce regret, l’absence de mention sur la pochette du disque des principales indications concernant les mouvements des deux sonates de Beethoven. S’agissant de l’op. 110, il manque à son 3° mouvement l’indication décisive Arioso dolente (klagender Gesang), et tous les mots sont ici très importants, du chant, de la plainte et de leur résonance. Manque également l’indication, pourtant marquée sur la partition, de Fuga, Allegro ma non troppo. Dans l’op. 109, il manque au début l’indication Adagio espressivo (ce dernier terme n’est pourtant pas neutre) et, surtout, vraiment surtout, dans le 3° mouvement, l’essentiel : Gesangvoll, mit innigster Empfindung, suivi des indications de tempo concernant les six variations qui s’ensuivent et dont le dernier mot est Cantabile ! L’indication, une didascalie en vérité, porte sur un chant résolu, innig, et rempli d’Innigkeit dans le sentiment et l’émotion !
Le Tombeau de Monjeau d’Oscar Strasnoy est une paraphrase des quatre premières mesures de l’op. 109 de Beethoven. De l’aveu du compositeur, le morceau devait se développer en 109 variations avant de se concentrer en tombeau, c’est-à-dire en l’édification d’un hommage à l’ami disparu dont le morceau porte le nom. Ce qui est intéressant, dans cette musique, c’est que le compositeur fait valoir l’importance du sol # qui traverse toute l’œuvre de Beethoven, en musique comme d’abord en silence, à telle enseigne que l’idée vient qu’un silence traverse toute grande œuvre comme une ombre, cet équivalent du silence, ou cette manière qu’a le silence de prendre figure. Et n’est-ce pas ce silence qu’on entend et qui nous aimante lorsque nous écoutons une musique qui nous requiert plus particulièrement ?
Le Benedictus de Philippe Hersant mêle l’opus 110 avec ce moment de la Missa solemnis, cette œuvre tellement originale et météorique, ce « chef-d’œuvre distancié » selon la qualification d’Adorno. Ce qui importe ici c’est la croisée des deux œuvres en une. Les deux viennent d’un silence et se rejoignent comme deux parallèles qui, lentement, se superposeraient. Les deux composent un silence nouveau.
Enfin, Peter Vasks, dans sa transcription pour quintette à cordes avec piano d’une pièce pour chœur mixte donne son titre au disque, Le Fruit du silence, en s’achevant dans une « très silencieuse méditation » selon la formule heureuse du compositeur. Et il s’agit finalement bien de cela, d’une méditation. Sur la paix, en effet, cette paix, ce mot par lequel on peut traduire Innigkeit.
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Tout le monde sait par expérience qu’il n’existe pas de musique sans silences. Du recueillement précédant au concert le morceau, seulement brouillé par les bruits incongrus mais inévitables du corps (toussotements, raclements de gorge, éternuements, discussions en cours, salutations bruyantes de près et de loin) jusqu’à celui qui suit, parfois, miraculeusement, événementiellement, un concert réussi, dans la salle comme durant le trajet qui nous ramène chez nous, en passant par le silence qui suit le Ier acte de Parsifal à Bayreuth et dont on se demande au demeurant s’il salue la musique ou bien tout autre chose à travers elle. Peu importe, ici du moins.
Si tout le monde sait que la musique se déroule avec et sur des silences, tout le monde ne sait pas que les silences en musique s’écrivent et qu’ils font partie de la partition, qu’ils sont par conséquent à tous égards signifiants en ce qu’ils structurent, sans doute davantage que les notes elles-mêmes, la musique. La langue allemande distingue entre Stille (silence) et Pausen (silences). Ce sont ces derniers qui s’écrivent et se « notent », dans tous les sens du terme. C’est le premier qui en constitue néanmoins le contenu. Ainsi, horizontalement comme verticalement, mélodiquement comme harmoniquement, et aussi et sans doute surtout rythmiquement, il est impossible de concevoir la musique sans eux. Qu’on essaie seulement, par imagination, d’en concevoir une en leur absence et l’on concèdera qu’on ne peut rencontrer qu’une impossibilité. Composer, avant même l’interprétation dans leur multiplicité, ce serait travailler le silence, avec le silence, et finalement dans le silence.
Car, peu de personnes savent que la musique provient et surgit du silence et qu’elle est « traduite du silence » pour reprendre au féminin le titre du livre presque incroyable de puissance de Joë Bousquet. Il est certain, en revanche que tout le monde expérimente le silence, en soi et pour lui-même. On ne parle pas ici des techniques de méditation, quelles qu’elles soient, on veut faire valoir cette mélodie intérieure, ce rythme de soi, dans lequel on sent, ressent, éprouve, imagine, pense et souffre. Un tel espace, et le mot se justifie amplement, existe en soi, en chacun d’entre nous, comme une maison dont on n’explorera jamais toutefois les recoins de la cave ou grenier. C’est cet espace, cette « maison » qu’on appelle soi, qui n’a rien à voir avec « je », pas même avec « moi ». « Soi » est ce dont nous provenons, singulièrement, une lumière, un silence que l’on peut au moins déduire lorsqu’on s’arrête de parler et de s’activer, également de penser. Sartre estimait dans sa Transcendance de l’ego qu’une dimension impersonnelle se trouvait en nous, « comme derrière » nous, ce nous, ce je par conséquent qui ne serait qu’ « un habitant » du monde, selon la célèbre formule, un « objet » de la conscience et non son levier, par opposition, donc, à la conscience spontanée, « inconsciente » si l’on peut utiliser le terme dans un contexte sartrien. Cela, pour souligner philosophiquement, et à l’inverse de Sartre, que cette conscience spontanée n’est pas « impersonnelle », mais circonscrit la personne. Elle est sa maison. Celle-ci est meublée, autant qu’on s’en souvienne, éclairée d’une certaine manière, tonalisée aussi. Mais c’est d’abord un silence qui y prédomine, par-delà même le bruit, une dimension soustraite à la parole, proche de l’existence elle-même, si tant est qu’on puisse l’approcher comme telle.
Si l’existence est effectivement un silence de cet ordre, si de surcroît ce dernier constitue un autre mot pour désigner ce qu’il faut entendre par « être », cet être dont le dégagement ou l’expression est justement l’existence pour un être, « l’homme » dont l’être est d’exister, on pourra le mettre en image, l’imager par conséquent, en atmosphère, en mouvements nuageux, en météore pour reprendre un mot mis en valeur et d’abord sorti de l’oubli, développé et conceptualisé à des fins historiques (pas si éloignées que cela d’une pensée de l’historialité heideggérienne – pour dire rapidement les choses l’histoire de l’être tel qu’elle travaille en son fond l’histoire chronologique, en en constituant le soubassement et les cadres – dès lors qu’on ajointerait le terme à celui de Stimmung, d’ambiance, d’atmosphère, de niveau à la fois émotionnel et climatique en un sens très général, à la fois subjectif, le trouble, la dépression, la folie par exemple et objectif comme les événements qui s’annoncent de façon aussi inquiétante et trouble, pas seulement ceux qui se déroulent présentement) par Anouchka Vasak dans son livre magnifique 1797 Pour une histoire météore (Anamosa, 2022). Ainsi, afin de désigner ce « penser météore », cette dernière reprend ces lignes d’Emanuele Coccia dans son non moins remarquable ouvrage La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange (Payot-Rivages, 2016, p. 149 : « Les idées et les concepts “philosophiques” ne sont pas des connaissances spécifiques qui se surimposent à d’autres formes de connaissance ou d’idées [c’est là reprendre la phénoménologie heideggérienne qui aura appris que la pensée comme l’existence sont originellement colorées et tonalisées. A.H.], mais une sorte de mouvement […], un certain climat, une configuration instable […], de même que le vent, les nuages, la pluie ne sont pas des éléments qui s’ajoutent à ceux qui existent dans le monde, mais simplement leur modification continuelle. » Diderot, déjà, dans ses Éléments de physiologie, O.C., XVII, Hermann, p. 469) en avait une conscience très forte. On en relèvera les notations car elles penchent vers et dans la musique de l’existence et de la conscience, partant de l’être même ; irrésistiblement, on se surprend à comprendre qu’une œuvre aussi connue que la Symphonie n° 6, dite Pastorale de Beethoven exige de s’inscrire, lorsqu’on l’interprète dans un cadre météorique qui est celui d’aujourd’hui et non pas à la manière d’une documentation champêtre, un peu niaise, et surtout, ce qui fait contresens, intemporelle. Ainsi, par exemple, la scène de l’orage annonce des bouleversements à cet égard, celui de la nature, et aussi celui de la conscience, en particulier historique et historiale, dont l’orchestre et le chef sont censés prendre la mesure au risque de faire de la musique dans le vide, ce que Beethoven lui-même ne faisait jamais, sa musique étant toujours contextualisée par les nombreuses didascalies et les épigraphes qui remplissent les marges de ses partitions : « Je suis porté à croire, que tout ce que nous avons vu, connu, entendu, aperçu, jusqu’aux arbres d’une longue forêt, que dis-je, jusqu’à la disposition des branches, à la forme des feuilles, et à la variété des couleurs, des verts et des lumières ; jusqu’à l’aspect des grains de sable du rivage de la mer, aux inégalités de la surface des flots soit agités par un souffle léger, soit écumeux et soulevés par les vents de la tempête, jusqu’à la multitude des voix humaines, des cris des animaux, et des bruits physiques, à la mélodie et à l’harmonie de tous les airs, de toutes les pièces de musique, de tous les concerts, que nous avons entendus, tout cela existe en nous à notre insu ».
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La musique est aussi bien le silence même, peut-être lui-même.
Edward W. Saïd, dans une chronique du New York Times du 27 février 2000 consacrée à son ami Daniel Barenboim, fait valoir le silence au cœur de l’art en général, de tous les arts et de la musique en particulier : « Tous les arts sont en un certain sens silencieux : certes ils trouvent leur expression grâce à différents médias, et bien qu’ils appartiennent à la réalité historique et humaine, ils se communiquent finalement d’abord eux-mêmes. Proust donne le nom d’enfant du silence à l’œuvre d’art » (je traduis de la traduction allemande, n’ayant pas accès à l’original, depuis Edward S. Saïd, Musik ohne Grenzen, btb, 2012, p. 336). Edward Saïd, ici bien accompagné et soutenu par Proust, touche à quelque chose d’essentiel, d’inaperçu parce que, comme on dit aujourd’hui, contre-intuitif, à savoir qu’en particulier la musique viendrait du silence, donc y trouverait sa condition comme même sa raison.
On peut, et certainement le doit-on, aller beaucoup plus loin à cet égard. On croit en effet avoir compris l’essentiel en mettant pour soi en évidence la nécessité du silence en musique, d’un silence qui précède et suit une interprétation, du silence qui rythme la mise en forme même, c’est au demeurant un pléonasme selon Benveniste qui associe rythmos et mise en forme (nous ajouterons mimèsis !) ; on estime par ailleurs avoir bien perçu la provenance même de l’œuvre à partir du silence (et même le trait pictural qui vient à très grande vitesse de s’inscrire sur la toile le fait sur le silence et d’abord grâce à lui, c’est le sens même des remarques de Saïd. Toutefois, est-on parvenu à ceci, qu’il convient, qu’on soit créateur ou simple auditeur ou spectateur, de faire préalablement silence en soi pour qu’un autre silence apparaisse, celui dont en l’occurrence la musique pourra surgir. Le silence de l’art n’est donc pas psychologique ou empirique, comme l’absence de bruit. Il désigne une provenance qui n’est pas davantage transcendantale, ce terme désignant outre la conditionnalité, avant et indépendamment de toute expérience, une négativité, autrement dit une ou des possibilités strictement déterminées et indépassables, en réalité comme en vérité ce qu’on doit au sens strict nommer la finitude, une dimension contraignante imposée par ce qui n’a pas été créé par nous. Il désigne en revanche un tout autre « monde », qui n’est certainement pas un monde, mais un plan de réel comme celui d’avant la naissance, la venue au monde, celui-ci justement, ou bien (est-ce le même, un autre ?) qui se tient derrière les apparences, lorsqu’elles se dissolvent et se tirent, au sens propre, comme un rideau aussi devant du rien, ce qu’on appelle la mort, elle-même n’étant pas un état, pas seulement en tout cas, pas essentiellement certainement, car il s’agit là aussi d’un lieu ou d’un plan. « Le monde du silence », devrait-on dire si la formule n’était pas en usage pour désigner autre chose, les fonds marins. Mais l’image est assez pertinente pour faire valoir les modifications radicales qui sont celles d’un nouveau monde : une autre gravité, d’autres paysages, d’autres êtres et d’autres choses, etc. L’autre image qui s’impose est, on l’a compris, celle d’une autre planète. Et ça n’est là non plus guère suffisant, car il faudrait pouvoir penser, à défaut de se le représenter comme dans les images les plus fantastiques qui soient, reprises par la science-fiction dans les livres comme au cinéma, d’autres régimes d’existence, par exemple, supposons-le au moins un instant, celui d’une âme après la mort et en voyage dans son éternité et vivant son immortalité. C’est très exactement ce que les œuvres d’art, en particulier musicales, parce que leur matériau se soustrait à la représentation, la musique du moins le peut, présentent : à chaque fois un « monde » du silence, ou le silence comme monde, une provenance résonante qui n’est pas celle de notre monde commun.
Et c’est cela qu’on entend dans ces sonates de Beethoven ainsi que dans les pièces que proposent ce disque étonnant.
© André Hirt
Mara Dobresco, Le Fruit du silence, Beethoven, Sonate pour piano n°30 op. 109, Oscar Strasnoy, Tombeau de Monjeau, Beethoven, Sonate pour piano n°31 op.110, Philippe Hersant, Benedictus, Peteris Vasks, Le Fruit du silence. Scala music, 2022.