Beauté de Béla Bartók
Il existe un intérêt pour les biographies qui n’est sans doute pas des plus communs, celui, non pas d’ordre psychologique qui prétend éclairer directement, par explication, croit-on, une œuvre (dans le temps, on disait sous forme d’implication implicite de la conjonction : l’homme et l’œuvre), mais celui, plus subtil, plus rigoureux, qui consiste à toucher le foyer de l’expression et de la création. À cet égard, cette belle biographie de Béla Bartók est pleinement réussie tout en se lisant, de surcroît, avec beaucoup de plaisir. Son mérite formel ne réside pas seulement dans son élégance, mais dans sa précision. Les faits et les données biographiques en général sont rapportés comme des touches qui permettent de suivre l’émergence d’une image, comme sortie des limbes et des nuages.
Une œuvre est en effet toujours un tableau qui s’élabore progressivement entre deux pôles, celui, d’abord, de son origine, c’est-à-dire de son élan premier dont les raisons sont si multiples et par conséquent si complexes même si l’auteur n’est tel que par son intention et sa visée, ensuite de ses aboutissements qui ne sont jamais vraiment prévisibles et qui infléchissent les finalités que se représente la volonté.
Et quelle est alors cette origine ? Laetitia Le Guay insiste à juste titre sur ce qu’on peut résumer par le terme de « nature ». Mais pourquoi ne pas dire plus directement encore la terre ? La Hongrie, si importante pour Bartók, sans que pour autant il soit en quelque manière question de nationalisme comme on pourrait être tenté de le croire en folklorisant, si l’on peut dire, et comme on l’a beaucoup fait, l’œuvre, est en effet moins un lieu qu’un espace en extension, c’est-à-dire une ouverture d’expression. Celle de l’humanité et du ballet de toute chose, des chevaux, des animaux en général, du petit peuple, en somme de la chorégraphie dont on sait que Bartók voulut en enregistrer les danses, essentielles, décisives ainsi que les plans de tonalité.
Ainsi, le sombre comme dans les quatuors à cordes (quel gris, quels surgissements momentanés de lumière également !), l’espace habité, exploré, touché de tous côtés comme dans la première sonate pour violon et piano, la seconde posthume également, la haute solitude de la sonate pour violon seul, un chef-d’œuvre absolu, bien qu’inquiétant, qui atteint un niveau de plénitude et d’universalité que même le plus grand orchestre philharmonique ne peut surpasser.
Ainsi, complètera-t-on, l’œuvre incomparable, on l’avoue personnellement, irrésistible émotionnellement, qu’est ce Château de Barbe-Bleue, dont l’expressionnisme se superpose au romantisme le plus extrême et à la fois le plus maîtrisé. Et voilà, Béla Bartók romantique, ce qui n’est pas loin d’être exact, à la condition de préciser qu’il a assimilé toute une tradition musicale, qui n’est pas évidente au premier abord (l’aboutissement du mouvement, qui va durer un bon demi-siècle tout de même, avec Richard Strauss, et qui fut inauguré par le poème symphonique, tellement admiré et surtout marquant à tous égards, de façon surprenante sur le long terme, Ainsi parlait Zarathoustra, Brahms n’étant pas en reste, tout au contraire, a la ungarese oblige, tant d’autres également.)
Mais alors ce folklore, dira-t-on ? C’est qu’il faut bien être quelque part et de quelque part pour s’ouvrir et ouvrir objectivement à tout et au tout. Béla Bartók rouvre la musique, en s’étant attaché au plus près à une terre, en étant rigoureux avec lui-même comme envers toutes choses, en étant vrai et pour tout dire authentique. Lorsque Bartók rouvre la musique, c’est-à-dire la relance, ce n’est pas en la révolutionnant, ou, c’est plus intéressant, en la retournant, en faisant sortir comme d’un sac ce qu’elle gardait en réserve, ainsi que l’a fait Arnold Schoenberg, c’est en revanche, ou plutôt, en l’attachant à la terre, à sa rugosité, sans doute le trait tonal qui qualifierait le plus la musique de Béla Bartók, même si cette âpreté du son en vient pour finir à une plénitude, c’est-à-dire une douceur, même une tendresse, une épaisseur en somme qui fait songer à celle que délivre une couverture lorsqu’il fait si froid.
La terre et le cheval, le profane et le sacré, très peu de ciel, donc, beaucoup de terre, de bruits de la terre, une platitude du monde comme la Hongrie elle-même restreinte à sa plaine en tout cas. Une immanence radicale, à vrai dire. C’est extraordinaire. Autour de soi, l’espace nuageux, le froid, l’humidité, et puis la touffeur du cœur du continent. Un monde aussi sans objets, sans choses, un pur espace avec une végétation, certes, mais rase, du vent et, toujours, toujours, ce gris. Chez Bartók, le sacré c’est ce qu’il y a de plus profane, de plus profond comme justement dans cette œuvre on ne peut plus intrigante, au fond très dérangeante, qu’est la Cantate profane, la forêt qui reprend toujours ce qui lui appartient.
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Peut-être cela explique-t-il l’inexplicable, le personnage de Béla Bartók dont Laetitia Le Guay s’approche pourtant de si près. Car l’homme reste tout de même très mystérieux, malgré son apparente transparence, celle d’un corps quasiment diaphane, d’une maigreur qui laisse à peine transparaître une intériorité osseuse en filigrane, quelque chose qu’on recherche en vain et qui porterait ce corps et qui le soutiendrait. Une maigreur, mais également une grande élégance et, pourquoi ne pas le dire, une intense beauté, avec cette profondeur des yeux, à la fois sombres et clairs par ce qu’ils renvoient et ce teint hâlé gagné par le naturisme et l’exposition à la lumière. On songe si souvent, si l’on fait abstraction sans doute de la taille, à Kafka qui partage les mêmes caractéristiques, dont l’œuvre de Bartók pourrait au demeurant constituer, très souvent, la musique, on veut dire l’intériorité musicale davantage que la simple et toujours bien ridicule illustration. Ainsi, dans les quatuors à cordes, à plusieurs moments, plus certainement. Mais la personne ! Celle qui forme sa propre ombre, presqu’ inexistante on veut dire, une présence intense, rayonnante d’un corps quasiment absent dont seuls les yeux, immenses, attirent l’attention. On se doute que ce sont eux qui déploient la musique, qui la voient !
Que dire de plus concernant cet homme inépuisable, riche, profond, oui profond, presque épais dans un corps si léger ? Sinon qu’il se partage entre rudesse, quelque chose de très consciemment archaïque, c’est-à-dire venu de loin et accompagnant ce voyage dans la pensée et dans son corps avec tout ce qu’il a rencontré et soigneusement consigné, comme on sait, avec son phonographe, et une science de la musique, incomparable de sérieux et de méticulosité (l’art de traiter le violon, par exemple, la révolution qu’il impose au piano qui n’est, comme le terme l’indique, qu’un retour à sa nature propre).
Et puis, assez curieusement, il faut faire mention de la solitude. Non seulement celle qui est l’effet des amours malheureuses, ou bien ratées, mais celle constitutive, inguérissable, inatteignable par quiconque, même à la fin des fins. Cette solitude, on l’entend dans les deux derniers quatuors, à travers la détresse et le désespoir de l’époque, à travers l’exil en Amérique qui devait avoir donné lieu à un très douloureux déracinement. La solitude, c’est encore moins l’incommunicabilité que la sensation des espacements entre les êtres, soi-même et les choses, l’espacement dans le temps. La solitude, cet affect inguérissable des dimensions spatiales et temporelles. Voyez et écoutez les compositions sur les poèmes de Endre Nady, la fascination pour ces mots épouvantables : « Mon lit, mon cercueil »…
Et, en même temps, comment ne pas être soulevé par l’énergie qui traverse tant de pièces et qui soulèvent leurs auditeurs ? Ainsi, dans le 2° Quatuor (décidément, le quatuor, ces six réunis dont le contenu excède les possibilités d’une vie d’amateur et d’auditeur !). Au fond, et à travers l’immense compositeur dont Laetitia Le Guay nous fait comprendre l’importance, comment, et c’est si rare, ne pas aimer cet homme ?
© André Hirt
À l’écoute sur Youtube, le 2° mouvement du quatuor n°2 en la mineur par la quatuor Hanson.