CAMARON DE LA ISLA, UN TORO DANS LA GORGE
« La vieille tragédie gitane des « fatigas » et la moderne, en poudre blanche, des « poligonos » urbains, ont poussé naturellement dans sa voix de soie et de ronces. La voix de verre brisé et coupant de ce Guevara tabagique et héroïnomane, buveur de whiskies glacés, poussait le cante dans ses retranchements. À la grande colère des « puristes » aveugles à, justement, sa pureté. Pour qu’il les touche, pour qu’il les guérisse, les gitanes tendaient leur bébé malade à ce christ ni jeune ni vieux qui traquait son image dans tous les photomatons de Madrid. Et lui, recroquevillé, silencieux, tremblant, claquemuré, Gitan de toujours, gitanito pour l’éternité et, à la fois, zéros post-moderne en costard rayé, entouré de gardes du corps. Il était l’idole énigmatique des vieux Gitans à canne d’osier, des sentinelles du jondo à rides d’éléphant, autant que des jeunes calés et payos, branchés flamenco, jazz, rock, shit, de Madrid, de paris, Londres, Tokyo, Mexico et Vejer de la Frontera. Rien à voir avec le petit José Monje Cruz, gamin gitan fluet et vaguement blond, que Joseico, le marchand ambulant de brillantine de la Isla a baptisé Camaròn, Crevette. Il ne glisse pas encore comme un fantôme calé, une idole de la fashion du sud, de palace en palace, de récital à trois millions de pesetas en concert sold-out, avec sa cour, sa pharmacie, ses soixante Winston par jour, plus le reste.
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Dans son album Soy caminante, une bulerìa est consacrée à cette vocation de torero qu’un novillo imposant lui a fait rentrer dans cette gorge qui, le jour de la Merced, allait bénévolement cracher son chant dans la prison de Malaga : A la luna, luna de enero/ Con mi capote y muleta/ Iba a los encerraeros/ Porque a mi me gustaba esta fiesta,/ Y todito mi afan era de ser torero./ Me dieron une ocasion/ A salir de torero./ Se me quito toa la aficion./ No lo quiero recordar.
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Dimanche quatorze une corrida-flamenca à sa mémoire, mais sans prestige, a été organisée à la Isla de San Fernando. Son fils Luis Monte y a joué de la guitare, Rancapino fils a chanté. Aujourd’hui, sa veuve, ‘la Chispa’, tient toujours une modeste mercerie à la Lìnea de la Conception, calle Aurora. Camaròn ne s’occupait pas de ses droits d’auteur et l’argent n’était pas sa préoccupation. Un jour il refusera la fortune que lui proposait un admirateur. Sept millions de pesetas pour l’écouter. L’admirateur ? Mick Jagger. »
Jacques Durand, Carratera y manta, Éditions Atelier Baie, 2022, pp. 84-85-86.
Le choix de Olivier Koettlitz