((…), la voix chavirant, fléchissant, s’éteignant (et quelque chose comme un sanglot, quoiqu’elle se tînt toujours droite, raide, impavide, morte, les yeux fixés sur le vide, et secs, comme au-delà des pleurs, de la souffrance, comme si elle avait épuisé, dépassé toute souffrance) – Louise sachant qu’elle savait déjà cela aussi, tandis qu’elle se tenait accoudée à la fenêtre ouverte sur la nuit, la lumière de la salle de bains éteinte maintenant, et celle de la chambre éteinte elle aussi, les ténèbres humides venant se poser sur son visage, écoutant le silence d’après la pluie, toutes les feuilles du jardin s’égouttant dans le noir, le jardin pleurant, la campagne tout entière pleurant (et peut-être, quelque part, le chat de nouveau aux aguets, précautionneux, hasardant avec la délicate indignation ses pattes dans l’herbe mouillée, avec son regard électrique, mystérieux, froid, sauvage, farouche, cruel et couard), puis, très loin, le grondement imperceptible du train de Pau (le même train, la même rame de wagons qui est passée à 7 heures en sens inverse, revenant maintenant), grandissant, s’assourdissant, ressurgissant, s’enflant, puis l’interminable grincement des freins s’amplifiant, strident, les tampons s’entrechoquant, puis, dans le silence, la voix éraillée de l’employé courant le long du quai, criant le nom de la station, puis quelques portières (à peine trois ou quatre) claquant, le train s’ébranlant, et peu après elle le vit glisser, les rectangles éclairés de ses fenêtres défilant dans les ténèbres de l’autre côté de la rivière, le bruit assourdissant maintenant, la locomotrice traînant une longue aigrette d’étincelles qui s’éteignit, tandis que les rectangles lumineux à la queue leu leu passaient maintenant, déchiquetés, derrière le rideau d’arbres, le pont métallique grondant encore, puis le bruit décroissant, s’amenuisant, s’éteignant, laissant de nouveau place au silence, à la paix nocturne où claquaient encore, de plus en plus espacées, les dernières gouttes, puis, quoiqu’il n’y eût pas un souffle, tout un arbre sans doute comme s’ébrouant, frissonnant, toutes ses feuilles déversant une brusque et ultime pluie, puis quelques gouttes encore, groupées, puis, un long moment après, une autre – puis plus rien.
Claude Simon, L’Herbe, in Œuvres II, Gallimard, La Pléiade, p.143-144.
Le choix de André Hirt