En 1907, les deux filles de Mahler ont la scarlatine. La plus jeune sœur se rétablit et c’est alors que l’aînée mourut. Nous savons que Mahler souffrait beaucoup de la perte de son enfant bien-aimée. Sa femme aussi. Le docteur vint examiner Madame Mahler et lui ordonna un repos complet car son cœur semblait atteint. Mahler dit au docteur, plutôt par manière de plaisanterie : « Venez, n’aimeriez-vous pas m’examiner, moi aussi ? » Le docteur Blumenthal le fit donc. Mahler est étendu sur le sofa et le docteur agenouillé à côté de lui. Il se releva très sérieux et dit négligemment : « Eh bien, vous n’avez aucune raison d’être fier d’un cœur comme celui-ci. » Madame Mahler, qui raconte la scène, ajoute : « Son verdict marqua le commencement de la fin de Mahler ». Un spécialiste de Vienne confirme le diagnostic fatal du médecin généraliste.
(…) Secoué jusqu’au plus profond de lui-même par la mort de son enfant et inquiet de sa propre santé, Mahler ne pouvait trouver de diversion. La seule chose qui lui procurait la paix de l’esprit et quelque satisfaction, était son travail sur le Lied von der Erde, sa Neuvième Symphonie.
Voici venu le moment de mentionner une autre de ses croyances superstitieuses du compositeur. L’idée d’une Neuvième Symphonie l’effrayait. Le fait que Beethoven, Schubert, Bruckner fussent morts après avoir atteint le nombre neuf dans leurs symphonies transformait ce nombre en menace. Il savait que sa maladie de cœur était grave et prévoyait qu’il ne vivrait pas longtemps. Il frissonnait à la pensée qu’aucun grand auteur de symphonies n’avait pu dépasser la neuvième. Il appela d’abord sa nouvelle symphonie la neuvième, mais effaça ensuite ce nombre et l’appela Das Lied von der Erde. Quand, plus tard, il composa sa symphonie suivante, il dit à sa femme : « Actuellement, c’est bien sûr la Dixième, car Das Lied von der Erde était en fait la Neuvième ». Il lui dit aussi : « Maintenant le danger est passé ». Il ne l’était pas. Mahler ne vécut pas assez pour voir exécuter en public Das Lied von der Erde, sa Neuvième Symphonie. Il mourut après avoir terminé la symphonie qu’il avait appelé la Neuvième. Deux mouvements seulement de la Dixième étaient achevés. Il avait essayé de duper Dieu par son numérotage et Dieu avait accepté la plaisanterie mais quand il dépassa les limites, il fut brusquement interrompu. En fin de compte ce fut Mahler qui fit les frais de la plaisanterie.
Le choix de André Hirt
Theodor Reik, Variations psychanalytiques sur un thème de Gustav Mahler, trad. de l’américain par Philippe Rousseau, Paris, Denoël, pp. 183-184.
Toile d'André Hirt