Sehnsucht et Vie céleste
I
Les Sieben frühe Lieder d’Alban Berg et la Quatrième Symphonie de Gustav Mahler comme on ne les a jamais entendus, arrangés (mais est-ce bien le bon mot par l’incomparable Reinbert de Leeuw, compositeur, pianiste et déjà par le passé accompagnateur, (chéri on le croit bien, de Barbara Hannigan ?), ajoutons les troublants et plus rares au disque Vier Gesänge, op. 2, toujours de Berg, portés, c’est le mot, par cette voix très singulière de Raoul Steffani, qui éclaire et révèle beaucoup, par son timbre si doux dont l’expressivité parvient à éviter les excès de l’expressionnisme mal compris, c’est-à-dire vulgaire, et aussi par ses accents, ses soulignements en vertu de son grain (le « Schlafen » du début reconstitue plus qu’une atmosphère, un monde !) forment ensemble le programme de ce disque de part en part passionnant. Les œuvres y sont en effet comme reconstruites, naissantes, ascendantes dans leur venue, plutôt que « déconstruites », descendantes et en voie de destruction, comme c’est souvent le cas dans les expérimentations actuelles.
Barbara Hannigan est proche du micro dans l’enregistrement, on pourrait le croire du moins alors qu’elle domine le petit orchestre avec une ampleur de registre et un empan de timbres qui laisse sans voix, elle explore les recoins de l’expressivité dans Nacht, la première pièce des Sieben frühe Lieder qui est, en effet, à tomber. La clarinette introduite par Reinbert de Leeuw, prise dans le timbre de Schoenberg, croit-on entendre, et qui tisse de son velours tous les morceaux ici arrangés, annonce, pénètre la voix elle-même, on dirait, à certains instants, que l’instrument et la voix se ventriloquent. Alors, l’extase musicale n’est plus un vain mot. Chez Berg, l’inverse négatif de celle-ci se trouve dans les abîmes de Wozzeck et les moments d’épanchement ultra-romantiques de Lulu, dans le cri de la comtesse Geschwitz également pour finir dans cette dernière œuvre.
Quand, exactement, la musique s’est-elle faite aussi subtile, aussi proche de tous les méandres de l’existence ? Dans la musique de Bach et dans les œuvres proprement romantiques, c’est une pensée ou un affect qui se trouve exprimés, alors que dans ces œuvres de jeunesse de Berg et dans la symphonie qu’on dira d’« enfance » de Mahler, la IV°, c’est, oui, l’existence qui est, en tous les sens, du mot traversée, c’est-à-dire encore comme parcourue et explorée.
Concernant l’orchestre de la IV° Symphonie, l’œuvre sans doute, en effet, la plus « légère » de Gustav Mahler, ce qui signifie en l’occurrence la plus aérienne, la plus « heureuse », la « réduction » ou l’arrangement pour la Camerata RCO, loin d’amoindrir la densité très réelle, bien que ténue, de l’œuvre, en révèlent des secrets, là aussi des recoins qu’on découvre avec bonheur. L’expérience de réécoute incessante des œuvres du répertoire trouve ici ses raisons et comme sa possibilité de relance, et par conséquent ses justifications. Par exemple, l’accordéon de Franka Herwig est une merveille et le piano de Pauline Post, improbable pourtant, soutient de remarquables musiciens. Il faudrait, se dit-on, réentendre, donc redécouvrir, autrement bien sûr, mais analogiquement, bon nombre d’œuvres, de Mahler et même de Bruckner dans ce type d’arrangement, un terme décidément bien inadéquat puisqu’il y manque la part d’apport et de dévoilement du contenu profond de l’œuvre qu’en revanche on découvre ici.
Des Sieben frühe Lieder, on connaissait, jusqu’à l’usure de certains disques, les versions dirigées par Abbado et Sinopoli, Chailly aussi, mais, le souvenir une fois réveillé, c’est bien avec l’accompagnement au piano qu’on avait vraiment redécouvert ces pièces, dans la version étrange, presque perturbée, mais qui leur sied tellement, de Dorothea Röschmann guidée par Mitsuko Uchida. Peu importe, à chaque écoute et dans ces interprétations entre lesquelles on ne voudrait pour rien au monde devoir choisir, ce sont des images qui se dégagent, parfois immobilisées dans des peintures. Et ce qui s’impose à chaque fois, par conséquent, c’est l’apparence picturale, on veut dire sa manifestation, de cette musique, outre ses qualités intrinsèques, formelles au premier chef, qu’Adorno à juste titre admirait sans réserve ni fin. Est-il possible, au demeurant, d’écouter Wozzeck, Lulu, Der Wein (d’après le poème de Baudelaire !), sans rien voir, bien sûr, mais surtout sans voir aussitôt leur image (et non, surtout pas, leur mise en image) ? La picturalité leur est aussi essentielle que leur théâtralité. On peut s’aventurer plus loin dans cette considération et l’on reconnaîtra très vite, également, que l’image picturale vient et avec elle ce qu’elle dévoile et qui va plus loin encore, ou plus profond, comme dans la nuit. Le premier des poèmes des Sieben frühen Lieder, Nacht (Nuit), l’énonce d’ailleurs très explicitement : « soudain tout se dévoile au regard » :
(Dämmern Wolken über Nacht und Tal,
Nebel schweben, Wasser rauschen sacht,
Nun entschleiert sich’s mit einem mal »).
(Des nuages s’accumulent sur la nuit et la vallée,
Le brouillard flotte, l’eau murmure doucement,
Et soudain tout se dévoile au regard »).
L’érotisme délicat, et il n’y a dans l’absolu que lui qui vaille, est indéniablement à fleur de regard, comme des sensations et à la surface des choses. Un instant, on se souvient du mot de Lucrèce au début du livre II du De Rerum natura (« la nature entière crie de plaisir… »), sauf que, à moins qu’il faille dire conjointement, ce qui ajoute au trouble, quelque chose de terrible s’annonce, sans cesse et par diverses voies. Toute la musique d’Alban Berg se tient ainsi dans l’imminence, Wozzeck et Lulu en tout cas toujours. C’est en embrassant cela en pensée que l’on voit se décliner les différents poèmes : le corps sent les menaces tout en désirant, par-dessus tout, vivre. La preuve en est la prise en compte de l’intimité (Im Zimmer), de l’amour (Liebesode), celle de la nature (die Nachtigall), des jours d’été (Sommertage). Tout se dévoile, tout est si beau, et tout est si fragile et s’assombrit ! Tout est si jeune, et déjà si près de sa fin…
II
Sehnsucht est le titre de l’album.
Nostalgie de quoi, dès lors qu’on ne dispose pas d’un autre mot plus approchant en français pour traduire ce terme si allemand, si allos, si autre, si romantique ? En prolongement aux commentaires de Barbara Hannigan concernant ce terme dans la belle pochette du disque, il faudrait pourtant glisser dans la traduction, sur la crête qui joint, au lieu de les séparer, la douleur d’un désir et la douceur d’une pensée, l’élan pathologique répété, la manie, un contenu perturbé spécifique d’un désir accoutumé à cette intoxication (Sucht), et puis une aspiration, cette autre poussée, tremblante d’ardeur, bien que sans cesse craintive et inconsolable, de cette perte qui a toujours déjà eu lieu (Sehnsucht)… Il faudrait naturellement poursuivre l’énumération, affiner la teneur de ce mouvement en même temps si complexe, emmêlé, et si direct, en effet, ne serait-ce que parce qu’un objet se tient là, deviné mais invisible, de ce désir obscur-clair. Poursuivre, oui, toujours, mais c’est impossible, l’objet ne se dévoile pas, et lorsqu’enfin on croit qu’il se présente, on se trouve être passé, dans le Paradis, avec les enfants.
Au fond, ce n’est pas le désir qui est intoxiqué. Car s’il se montre si pressant, si affirmatif au creux même de son regret et de la perte qui lui est consubstantielle, c’est certainement qu’il ne cède en rien sur ce qu’il contient et porte, et que la réalité à laquelle il s’oppose marque tellement de résistances.
Il y eut dans l’émergence de ce sentiment si incroyable, si hypertrophié et par ailleurs tellement intériorisé (une tension irrépressible d’expression et de retenue, presque d’étouffement) à l’orée des temps bien trop modernes pour lui en ce qu’il épouse, comme la musique qui émeut en cet instant, son contenu (le deuxième mouvement, le violoncelle, le quatuor à cordes de Beethoven, en Mi bémol majeur, op. 74, dit « Les Harpes », alors qu’il s’agit de soupirs, de sanglots et de larmes) le toucher, bien qu’à l’aveugle, d’un objet, la prise de conscience conjointe d’une cécité, mais si clairvoyante, si pénétrante, comme une lumière qui traverse, très lentement, sans la fendre, l’obscurité. Depuis lors, la subjectivité s’est ressentie comme perdue en elle-même tout comme sa pensée, une fois ramenée à sa tonalité fondamentale, à son unique pensée, en nostalgie d’une assise qu’elle ne trouve pas davantage dans ce monde-ci.
Et il se trouve qu’après le romantisme, terminé mais interminable, nous y sommes encore, en entendant ces Sieben frühe Lieder d’Alban Berg, dont la jeunesse, l’aube créatrice s’avère répéter une fois de plus les commencements de ce regret avec lequel nous n’en avons toujours pas fini. Et peut-être, est-ce là même une chance dont nous ne savons guère prendre la mesure, à savoir d’être accroché à un fil ténu qui nous relie, même de cette manière, encore à un objet, là où nous estimons, non sans de bonnes raisons, que le moment que nous vivons peut très bien se définir comme étant sans objet et occupe le vide qu’on nomme nihilisme ou, pour le désigner par un terme affectif, détresse.
Par ailleurs, on fait un bien mauvais procès à ce qu’on appelle « romantique », devenu, avec le temps, aussi indéfinissable que ce dont Sehnsucht est l’aspiration, comme s’il s’était agi en lui, seulement, uniquement, d’un conservatisme identique à celui qui se traduit politiquement depuis les années brunes du XX° siècle. En réalité, rien ne se conserve, tout se transforme, la réalité forme la dialectique du réel qui n’est qu’à s’approfondir. Et nous touchons là, presqu’insensiblement, avec ce terme, si proche de la traduction que nous recherchons (et Sehnsucht est, on le comprend avec stupéfaction, la traduction même, le mot qui traduit ce qu’il est impossible de traduire du désir et dans le désir !), d’approfondissement une vérité bien plus consistante et donc certaine. À travers lui nous entendons et voyons ce que nous n’avions jamais perçu et cela nous aide toujours à nous repérer, un peu, dans les temps présents. Les musiques de Gustav Mahler et d’Alban Berg pénètrent si profondément en nous, et, faisons-en le constat stupéfiant, de plus en plus avec le temps qui semble lui aussi s’enfoncer en lui-même, qu’elles nous font ressentir, et nous donnent à entendre, à défaut d’accéder à leur vision, ce qu’il en est de notre présent.
III
Il reste, envers et contre tout, cet espace minime par lequel, croyons-nous, passe encore l’art, en tout cas la musique, que les moments les plus difficiles, parfois même dramatiques ou si près de l’être, de l’existence, peuvent être ceux de la plus large exploration de soi quand ça n’est pas, pour qui en est presque célestement, on veut dire incompréhensiblement, pourvu, ceux de la création. L’inverse – mais les deux ne vont-ils finalement de pair ? – est également vrai.
Toutefois, pourquoi méditer, réfléchir, créer (oui, pourquoi donc, qu’y aurait-il à ajouter et à quoi ?) lorsqu’on est heureux ?
C’est qu’on néglige bien trop l’exigence de silence qui est celle des grands créateurs et dont Mahler fut un des plus récents exemples dans le registre de ce qu’on peut appeler « le grand art », celui qui se met à la dimension du monde, celui qui revendique encore le nom d’art, à la limite du moment où celui-ci va glisser, pour notre temps presque définitivement, dans le divertissement.
(On ne doit pas négliger qu’une grande part de ce « grand art », quoique de façon infléchie, détournée, retournée, on ne sait pas trop comment dire, va nourrir ce divertissement, dans la musique de film tout particulièrement, la publicité, en somme la marchandisation, l’autre part se retirant, on se demande si en termes historiques cela est définitif (on ne voit qu’Anselm Kiefer qui, dans son domaine, se charge, au sens fort, de la résistance à ce sujet, et on lui en fait, comme on sait, le reproche au nom d’un art qui ne soit plus « grand », d’un art fait par chacun, à la mesure de chacun, sans qu’on comprenne qu’il devient alors proprement inintelligible et dans ces conditions sans le moindre intérêt, parce que sans Idée).)
Le silence, pourquoi lui ? Pour relancer l’art, on peut le formuler ainsi. Et pour relancer ce dont il est le porteur, à savoir une promesse autant collective qu’individuelle, ce qui, ce faisant, le rapproche en effet de ce que fut la religion, celle-là même dont l’art est l’interruption comme on l’a appris auprès de Philippe Lacoue-Labarthe, ou, l’occupation du vide qu’elle est laissé.
Gustav Mahler a en effet repris toute l’histoire de la musique pour offrir dans cette IV° Symphonie une image du bonheur, lui qui, au moment de la composition, allait si mal et était, finalement, très incompris. Il faudra Bruno Walter pour entendre immédiatement ce qu’il fallait entendre, puis Thomas Mann, puis étonnamment la Hollande et Amsterdam avec Mengelberg, dont la version-document, l’enregistrement, de cette symphonie, est devenue mythique, puis Bernstein en même temps qu’en Russie Kirill Kondrashin, puis Kubelik, etc. En France, qu’on y songe, jusqu’au milieu des années 70, rien !
Le silence fut aussi pour Mahler ce qu’il fallait relever parce que lui-même résultait du sentiment d’une perte, celle de la nature elle-même qui se retirait, à la manière des oiseaux, pour mourir (la III° Symphonie est éloquente à ce sujet, elle interroge l’homme, et à ce sujet, avec Nietzsche). La nature perdue, un cliché bien sûr, est malgré tout dans Mahler une thématique majeure, dans les symphonies de I à IV. Après, il s’agira dans l’œuvre du drame social (la V° dans laquelle, en son 3° mouvement, Adorno entendait à juste titre les pogroms à venir), de la tragédie (la VI°), la VII° chantant la Nuit, sa profondeur, son mystère, comme un reste de Nature, oui la nuit comme ce qui subsiste de sa destruction), la destruction comme thème, puis la Création comme thème dans la VIII° Symphonie, enfin la solitude et la mort (IX° Symphonie), l’adieu aussi à l’amour, bien peu partagé, Alma allant toujours voir ailleurs, chez Gropius et Werfel pour trouver le génie alors qu’il se trouvait, là, à côté d’elle. Et puis, vint la somme, l’Abschied, l’adieu définitif, Le Chant de la terre, avant la tentative de percée dans l’au-delà, dans l’outre-musique, au-delà de celle que l’on connaissait, dans les ébauches de la X° Symphonie où perce le cri désespéré et déjà venu de très loin, inscrit sur la partition, adressé à Alma, « Almschi » !
L’œuvre va de Das klagende Lied, ne l’oublions pas, jusqu’à ce chant de l’Adieu lui-même qu’exprime la Terre.
Mais il y a l’étrangeté de cette IV° Symphonie, ce son des clochettes à son début, ce son qui reviendra en ritournelle dans le dernier mouvement chanté. L’enfance, la gaieté, le bonheur dont le caractère indéfinissable est en vérité accroché à un problème temporel, à savoir : le bonheur est-il dans le présent (c’est improbable, il se confond alors avec le plaisir), l’avenir, ou bien le passé ? À moins qu’il ne réside dans une disposition de la pensée, qu’il ne soit rien en réalité qu’une pensée, celle d’une image que l’on construit envers et contre tout, même le malheur présent, d’un poème que l’on écrit, d’une musique que l’on compose et qui est belle à pleurer – et le sentiment du bonheur est précisément la raison suspendue dans Sehnsucht pour laquelle on pleure. Cette musique, celle de la Vie céleste…
On se représente bien Gustav Mahler, en été, composant dans sa cabane en bois au fond du jardin en sentant venir la fin des saisons (c’est bien ce qui nous arrive, au propre comme au figuré, ce qui arrive à la Terre). La santé est fragile, déjà, l’amour est loin (déjà Mahler fait l’expérience que ce qu’il donne n’est jamais ce qui est demandé, l’expérience de la dure loi de l’amour qu’il appartient pourtant à chacun de briser en reconnaissant à l’inverse la seule générosité), mais il faut glorifier l’enfance, là aussi au propre comme au figuré, Mahler qui connut la douleur de perdre un de ses enfants.
Une symphonie pour les enfants, les enfants en nous aussi ; une symphonie qui vient à l’oreille poussée par le vent du Paradis et de la Vie céleste (das himmlische Leben, le terme de himmlisch ne cessant de revenir et de retentir dans ce 4° mouvement chanté de la symphonie), non pas pour nous pousser vers l’enfer, mais pour nous prendre en écharpe et nous amener là-bas pour jouer, dans cette joie qui éclate comme le dernier mot de l’œuvre.
© André Hirt
Renée Fleming chante les Sieben frühe Lieder d’Alban Berg :
Sehnsucht, Berg, Mahler, Live in Rotterdam, Barbara Hanigan, Raoul Steffani, Camerata Rco, Rolf Verbeek, Alpha, Outhere, 2022.