De la difficulté et du bonheur d’être deux
Le label polonais DUX propose plusieurs fois par an une moisson de disques toujours aussi originaux et surprenants. On reprend espoir en se disant que décidément le répertoire et surtout les découvertes musicales sont inépuisables…
Le violon n’était pas, et ne l’est toujours pas, en reste « au pays de Chopin », et on s’en réjouit. D’autant plus que le plaisir est redoublé par l’écoute des partitions des frères Katski, Karol (1813-1867) et Apolinary (quel prénom merveilleux !) (1824-1879), des partitions pour piano et violon que deux sœurs (oui !), Stawomira Wilga au violon et Izabela Wiga, font découvrir. Et on ne se lasse pas d’écouter cette musique dont les deux sœurs incarnent pour ainsi les personnages, au gré des pièces proposées qui vont de la Mazurka, comme il se doit en ces contrées, en Grande Fantaisie, que ce soit pour pratiquer le genre ou bien pour donner lieu à une paraphrase de Lucia di Lammermoor (on y comprend, par l’écoute, des traits décisifs quant aux réactions d’Emma Bovary, des aspects tranchants de la musique, ou bien leur inverse très rêveur, illusoire ou encore très secrets, sur lesquels on se surprend à buter comme sur la nature d’un désir à l’instant et sur le coup impénétrable) ou encore sur une mélodie, magnifique, d’Alabiew. Serait-ce le bonheur musical, si bien porté jusqu’à nous, dans ces temps de menaces et de folie, de régressions psychiques et collectives, de ressentiment et donc de guerre (d’abord contre soi), par les deux sœurs Stamowira et Izabela dont, quoi qu’il en soit, on n’oubliera pas les noms parce que leur seule et simple musique ouvre et creuse le ciel.
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Dans ce bel élan, le label DUX propose un autre disque consacré au duo piano et violon, cette fois-ci en portant à la connaissance (la mienne en tout cas) la Sonate en la mineur de Zygmunt Noskowski (1846-1909) (sur la pochette, il est précisé que la sonate date de « before 1875 ») – auteur d’une œuvre considérable dont on connaît plus sûrement quelques très belles pièces pour orchestre –, accompagnée de celle de César Franck, en la majeur, elle-même datant de 1886. Les deux œuvres sont quasi contemporaines et se placent en miroir, en passant du mineur au majeur (on s’étonne à l’instant, persuadé qu’on était que l’œuvre de Franck était en mineur… C’est donc qu’il y a des tons dans les tons, et des secrets dans ce qui se présente comme une évidence, c’est-à-dire finalement un préjugé).
Dans les deux œuvres, jouées par Adam Wagner au violon et Dariuzs Noras au piano, domine, on s’en serait douté, l’émotion, encore quelque peu retenue chez Noskowski, et comme en définitive projeté comme un immense sanglot par César Franck. Et on ajoutera à son imaginaire intérieur, à l’écoute de la lecture, dans la Recherche, de la Sonate à Vinteuil le croisement des deux œuvres, celle de Noskowski et celle de Franck. L’échelle émotionnelle gagne encore en finesse, certes, mais d’abord en envergure, comme lorsqu’on prend la mesure d’un espace qu’on pensait jusque-là fixé et borné, et qui soudainement, à l’occasion d’un déplacement, s’élargit. Voici donc un disque important, nécessaire, alors qu’a priori on se demande pourquoi ajouter aux déjà très nombreux enregistrements une nouvelle interprétation de la sonate de César Franck. On espère que ce couplage pourra désormais faire école ou bien en encourager d’autres. Cela dit, on est resté sidéré à l’écoute de la sonate très inspirée de Noskowski ! Comment une telle œuvre a-t-elle pu passer à travers les filets de la notoriété ? Et qu’on nous croie sur parole ! Si seulement elle pouvait entrer, enfin, dans le répertoire le plus joué !
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Du bonheur musical, a-t-il été dit, certainement, mais bonheur tout court ?
Un violon ne fait pas un orchestre, on s’en doute, bien qu’il en fasse entendre un, pour qui écoute. Un piano est un orchestre à lui seul et il se suffit par conséquent à lui-même.
Pourquoi, dans ces conditions, les deux joueraient-ils ensemble ? L’hypothèse qu’on aimerait formuler fait valoir un déplacement effectué, heureusement ou dans la douleur, par un instrument dans l’autre, comme l’adresse d’un sentiment, d’un affect. (À la limite, chacun ne joue pas en face de l’autre, ou contre lui, mais en lui, pour lui – et c’est bien ce que montrent les grands moments de relance des phrases dans la musique, à la différence, sans doute, du jazz, qui, quant à lui, fait état d’une solitude des solistes, chacun s’exprimant après l’autre, reprenant certes l’autre, mais en dehors de lui ou bien en l’ayant pour ainsi dire incorporé pour reformuler ce qui aura été dit, ou bien en cherchant à se substituer à l’autre ; dans le jazz, la rivalité n’est jamais très loin, et, peut-être, n’est-elle jamais surmontée comme un conflit de virilités, de classe, et comme un refus de toute forme d’humiliation grâce à une prise de parole).
La Sonate à Kreutzer constitue peut-être la sonate par excellence pour violon et piano. Définitivement, elle installe ce genre du duo dans la théâtralité. Le roman-nouvelle de Tolstoï reprend l’œuvre de Beethoven. Les deux protagonistes « fautent » au gré du déploiement de la musique et au grand désespoir du tiers. C’est en effet à la rage et enfin au remords du mari après le meurtre dont il se rend coupable que s’achève le livre, et, dans ce suspens, il n’y a plus de musique ni à entendre et encore moins à jouer. La Sonate à Kreutzer est celle d’un amour, le sait-on assez ? Et cet amour est en quelque sorte illégitime, ne l’oublions pas, on veut dire à l’égard de ce qu’il prétend être. Et ne l’est-il pas en quelque façon toujours : déséquilibré, trompé, précipité, tardif, par défaut, usé, excessif, malheureux, heureux mais illusoire, non partagé, chacun attendant de l’autre toujours autre chose que ce qu’il donne en réalité d’amour ?
Dans la sonate pour piano et violon, dans le cadre général de ce genre, de ce théâtre, l’un des deux instruments, c’est selon, se tient dans la fidélité à l’égard de la musique qu’il joue, alors que l’autre, son époux ou son épouse, lui répond. Par exemple, le piano, s’estimant maître de maison, agit à sa guise, n’oublie pas qu’il possède certes une famille, mais va sans cesse voir ailleurs… Mais peut-être, séparément, violon et piano connaissent-ils l’amour avec un autre instrument … Certainement même.
L’amour possède des degrés, des plans, entre eux conciliables, bien que la société et les habitudes culturelles ne les acceptent toujours pas. On n’aime pas de la même manière l’épouse ou l’époux, et l’amant ou l’amante. Et on peut les aimer tous deux, profondément même. Mais tout cela est objectivement irréconciliable. L’amour, en vient-on à penser, est ainsi fait qu’il ne peut avoir lieu que brisé. Il ressemble à la vérité qui, de son côté, ne se livre pas toute, parce qu’il n’y a pas de tout de cette sorte, sauf dans la pathologie. Et, sous cet aspect, ce serait même la croyance en l’exclusivité, à la fidélité au sens courant mais restreint (alors qu’elle peut très bien être pratiquée de manière non exclusive) qui serait pathologique. Très vite, trop vite, on ne confondra pas le croisement éventuel de deux amours, de deux voies, comme les existences et les livres en font état avec une insistance et une ampleur qui devraient tout de même nous interroger, culturellement cela va de soi, mais également anthropologiquement. L’amour est certes toujours singulier, comme l’est une voix, le ton d’une conversation entre deux êtres, mais il connaît aussi des voix, des tonalités différentes qui ouvrent la possibilité et par conséquent la réalité du parallélisme et même de la conjonction des plans. Ainsi, la passion porte un amour, mais une existence paisible faite de tendresse et d’attention l’est tout autant. Les deux n’ont rien de commun, ne se supportent pas entre elles, se contredisent et cherchent à s’anéantir réciproquement alors qu’elles pourraient coexister.
Les contraintes de tous ordres étant ce qu’elles sont, ce qui est ressenti dans la suave douleur de la musique au sein des salons bourgeois ressemble à la sublimation la plus immédiate et la plus courante, celle d’une autre existence qu’il est impossible de mener, parce qu’il faudrait pour cela tourner le dos à une autre forme de vie à laquelle on tient également, voire, après un temps de réflexion, tout autant (laissons donc de côté l’abominable : la détestation, la haine, le désamour déjà installés, puisque le conflit entre deux voies d’existence n’entre pas en jeu ici). La jouissance de la musique est imaginaire. Cet imaginaire fait toute la réalité, bien qu’il ne corresponde à aucun réel.
D’où, entre autres, le meurtre de l’épouse par le mari dans Tolstoï, laissant le violoniste seul et désemparé. Pas même, puisque purement et simplement il disparaît ! Dans les sonates pour violon et piano très spécifiquement, à telle enseigne que la transcription de la sonate de Franck pour violoncelle fait contresens (les autres formes de duo engageant en effet d’autres voies sur lesquelles on espère revenir un jour, et, ajoutera-t-on, en général tous les genres de la musique dite de « chambre » forment des cadres de l’existence et doivent pour cette raison même, pour l’intelligibilité et de la musique et de l’existence, être considérés comme tels), se joue toujours une ligne d’existence, un événement d’amour, qui parfois culmine dans un autre genre, se verse dans un autre cadre comme dans le 1er Quatuor de Janáček, intitulé « Sonate à Kreutzer ».
Si bien que certains compositeurs ont confié au genre, jusque dans la rareté de l’exercice, ce qu’ils n'ont jamais déposé dans d’autres partitions (Richard Strauss, Edward Grieg, Ernest Chausson peut-être un peu moins, Bela Bartók, et bien sûr César Franck). Des tempéraments se révèlent. L’éternel amoureux : Beethoven ; l’amant délicieux mais trop délaissé : Mozart, Haydn curieusement absent ou presque dans le genre, lui le grand solitaire, Schumann l’amoureux, et Brahms le passionné, le malheureux et toujours nostalgique d’une autre, etc. Du côté des interprètes, la situation est sans aucune réserve plus tranchée encore. Exemplairement, à part quelques occasions, et ça ne fut jamais qu’occasionnel, jamais structurel, on ajoutera : investi, on n’imagine pas Glenn Gould dans la formation piano-violon, lui le grand solitaire, en tout cas le musicien dont on se demande bien, car cette dimension-là, dévoilée, donnerait des clefs fondamentales, quelle fut sa vie ou sa non vie sexuelle – cette dernière est-elle concevable, comment, de quelle manière et avec quels effets ?
Ce qui amène à ceci que la sonate pour violon et piano est sans doute la formation plus investie charnellement (celle avec violoncelle par exemple possède une dimension plus narrative, elle est comme au passé, alors que le violon s’emporte, là, au présent). À cet égard, on ne se retiendra plus de penser que l’intelligence de cette réalité agit comme une condition de l’interprétation des pièces du répertoire.
© André Hirt
The talented Katski Brothers, Works for violin and piano, Stawomira Wilga et Isabela Wilga, Dux, 2021 ;
Noskowski/ Franck, Sonatas for violin and piano, Adam Wagner, violin, Dariusz Noras, piano, Dux, 2022