Les doigts-clés de John Coltrane
Ce nouvel ouvrage est une reprise en version de poche augmentée de celui paru en 2018, reprise, augmenté, termes de musique, dans lequel Franck Médioni exprime dans une autre tonalité ce qui fit l’objet en 2008 du disque collectif Ascension, tombeau de John Coltrane (1) dont il est l’auteur du livret en forme de jazz poème dit par Denis Lavant, improvisé par Sylvain Kassap, Claude Tchamitchian et Ramon Lopez.
« Coltrane, je l’ai beaucoup écouté, jusqu’au vertige. Je ne l’écoute plus, ou si peu. Ses disques m’accompagnent depuis plus de vingt ans. Sa musique dorénavant m’habite. » Déjà, dans l’avant-propos de l’oratorio de témoignages consacré à John Coltrane que Médioni avait composé en 2007 (2), sans cesse revenait en forme de confidence dite un ton plus bas, l’espace triphonique spirituel dans lequel il semble que chacun fut transporté dès la première écoute, un moment précis de sa vie, d’ouverture, de découverte de soi : comment il y eut un avant et un après John Coltrane.
Comment tous furent pris dans la toile sonore triaxiale que l’illustre saxophoniste tisse en dévidant le cocon de sons secrété du bout des lèvres, fils de soie dorée, tréfilé, fils et fils, pluriels et singulier conducteurs de phonons entre lui et nous reliés par un lien de filiation avec le Très Haut ou le Très Bas.
Ou bien Tout ce que vous voudrez graduer entre, Rien peut-être, auquel vous attribuez des Majuscules, ou non, pourvu qu’à la fin s’envole le papillon aux ailes poudreuses, bondit entre des boutons d’or en forme de clés, stationne au pavillon du tournesol, fait le plein de couleurs et de nuanciers, inaugure la nuit en se posant sur l’absente de tous bouquets.
Il s’en faut de peu que l’amour infrasonique, A Love Supreme que l’on porte à John Coltrane dont la pensée danse, dont la dansée pense, respire à travers un tube de bambou vibrant, retient son souffle, plonge et nage en sinusoïdes palmé, tête la première dans le grand bleu céleste, se transforme en chant psalmé.
Apologie, panégyrique, gloria in excelsis, « words, words, words », s’agissant d’un toucher de Grâce, car il s’agit bien de cela quand John Coltrane applique la pulpe de ses doigts sur les clés, les mots sont de bien piètres intercesseurs, mais sont les seuls que la pensée a trouvés pour expliciter sa Louange.
Mots qui rendent malaisément compte de ce qui arrive chaque fois que nous succombons à la tentation d’exprimer, de réduire en mots, à de complexes et approximatives expressions, nous sommes ainsi faits, ce qui par la musique l’a été indéfinissablement, autrement qu’en soufflant dans une canne de joueur d’homophone où le verre sonne comme du vers, cueillis en bouche infrarouge, amorphes, malléables, de ces mots en forme de fragiles ampoules de sens dont le corps phonologique refroidi se brise contre l’entendement.
Et l’ouvrage de Franck Médioni de nous inviter à suivre John Coltrane dans les hautes sphères hantées dont l’anche entée au cor disperse les pensées fantômes verbalisées, confiance totale dès lors accordée à l’instrument en forme de tube de Pitot que ses doigts empêchent de givrer, réchauffent jusqu’à l’altitude de la Consolation.
Christian Désagulier
Franck Médioni, John Coltrane – l’amour suprême, Le Castor Astral éditions, 2022, 328 p., 14€
(1) John Coltrane, 80 musiciens de jazz témoignent, Actes Sud, 2007
(2) Ascension, tombeau de John Coltrane, Sylvain Kassap, Denis lavant, Claude Tchamitchian, Ramon Lopez, Franck Médioni, Rogueart (2008)
L’impact Coltrane ne se dément pas. « J’en ai plus appris de Coltrane que de Berio », déclare le compositeur Steve Reich. John Coltrane, son importance, son empreinte, son influence, excède largement la seule jazzosphère, aussi ouverte, minime et démesurée soit-elle. Un autre compositeur, Pascal Dusapin, me confie : « Coltrane, c’est toute une époque ! C’est pour moi le moment où, adolescent, je découvre aussi Varèse, Xenakis, Sun Ra et Eric Dolphy.
Un constat s’impose, dit et redit, que l’on répète : l’extraordinaire fugacité et intensité de son parcours musical. Un parcours fulgurant, comme délivré du temps biologique ou historique. C’est une étoile filante dans le ciel de la musique, du jazz : surtout douze années, de 1955 à 1967. Mais ces douze années furent capitales pour le jazz de l’après Charlie Parker. En douze ans donc, il traverse le jazz moderne, conquiert sa voix propre et, à pas de géants, dans un élan à nul autre pareil, il investit un monde sonore qu’il explore en tous sens et pousse au paroxysme. En son hommage, un astéroïde découvert par Zderïkan Vâvrovâ le 15 mars 1982 à l’observatoire de Klet', en République tchèque, porte le nom de Coltrane.
Dans l’entre-deux-mondes d’où il nous convoque, Coltrane nous raconte des histoires. Ce sont des impressions, des expressions, des méditations arrachées aux fonds immémoriaux. Une logique interne préside à ce geste musicien que la raison s’efforce peut-être en vain à décrire et circonscrire. Il s’agit de suivre John Coltrane pas à pas, de raconter les moments marquants d’une vie et de tracer les lignes de force.