On ne tarira pas d’éloge devant ce nouveau disque de Santtu-Matias Rouvali et du Gothenburg Symphony Orchestra comportant les 3° et 5° Symphonies ainsi que Pohjola’s daughter de Jean Sibelius. Pourtant, la concurrence est pour le moins rude pour l’auditeur. Il y eut, si on se fie à sa propre expérience et en ne retenant que les écoutes décisives, d’abord l’intégrale des symphonies par Leonard Bernstein avec le New York Philharmonic, une interprétation qui reste remarquable malgré les quelques enregistrements chez DG de la fin de la vie de Bernstein, des versions des 1°, 2°, 5° et 7° symphonies, plus métaphysiques encore, souvent désespérées dans l’énergie qui leur est insufflée. Il y eut le toujours remarquable John Barbirolli avec le Hallé Orchestra (on notera au passage à propos de Barbirolli comme de Bernstein le couplage affectif et identificatoire à peine implicite avec Gustav Mahler, couplage, c’est-à-dire parenté stellaire), il y eut d’autres versions isolées, souvent remarquables également.
Avec Rouvali, la respiration de la musique, qui creuse et reprend souffle et énergie (début de la 3° Symphonie) est impressionnante. La dynamique est à l’image des violences de la Nature (on maintient la majuscule, on verra plus loin pourquoi). Le contenu de cette dernière est progressivement extrait, ainsi son annonce par les timbales dans le 1° mouvement de la 3° Symphonie, ainsi les violoncelles dans le 2° mouvement que les flûtes et les bois reprennent, sur lesquels ils enchaînent et se concluent, abandonnés, dans les cordes comme si on pénétrait dans la forêt.
Rouvali nous avait gratifiés auparavant d’une 1° Symphonie extraordinaire par l’ouverture effectuée d’une spatialité musicale qui signe l’art de Sibelius, puis d’une 2° Symphonie, on ose à peine dire un peu moins réussie. Il est vrai que cette dernière œuvre est sans doute la plus jouée, la plus « facile », et donc la plus difficile. On se souvient de la version, peut-être inégalable, de Serge Koussevitsky, inoubliable à la réflexion ! De celle encore d’Arturo Toscanini, qu’on n'attendait pas dans ce cadre, mais qui s’y trouve bien présent …
Une anecdote : quelqu’un, de façon peu courtoise, évoque devant une dame sa passion pour le musicien latin Sibelius ! Il retient son rire, content cependant du tour qu’il est en train de jouer sans qu’il lui vienne un instant à l’idée la méchanceté que recèle son propos. Car tout le monde ne connaît pas Jean Sibelius.
Il y a pourtant quelque chose à retenir, en forçant les choses, de cette anecdote (réelle en tous points, entendue au titre de témoin) : il existe bien une intemporalité de la musique de Sibelius. À vrai dire, il ne s’agit pas de celle qui soutient toute grande musique, celle de Bach ou de Beethoven, une intemporalité, c’est-à-dire un détachement par rapport aux circonstances de son occasion, ou encore par sa manière de recouvrir des formes et des affects qui traversent l’humanité.
Mais alors de quelle intemporalité s’agit-il concernant la musique de Jean Sibelius (1865-1957) ? Celle, faisons-en l’hypothèse au premier abord quelque peu iconoclaste, d’un monde qui ne connaît pas vraiment l’Histoire, ou plutôt, qui la sentant le pénétrer un moment en rejette l’importance tout comme la violence qu’elle contient également. Composer Finlandia fut certes une prouesse musicale et résulta d’une intention nationale et par conséquent politique. Toutefois le morceau possède un intérêt proprement musical très certain, mais cette musique, justement, par ce qu’elle porte, excède son présupposé national et même nationaliste, et retourne, telle serait donc l’hypothèse concernant la caractéristique ultime de l’œuvre de Jean Sibelius, à son fond d’origine, la Nature.
Certes, Finlandia, en effet, mais aussi bon nombre de partitions de jeunesse (et c’est du reste le point) comme En Saga, Karelia, les Quatre légendes du Kalevala, toutes écrites encore au XIX° siècle, dans l’incertitude, qui durera, de la destination de cette terre proprement finlandaise, mais écartelée pour des raisons diverses entre Suède et Russie, pourraient immobiliser le regard et l’attention exclusivement sur la dimension nationale et donc historique. Ce serait manquer l’essentiel, pourtant, qui est que Sibelius en avançant en âge et en symphonies s’acheminera vers le silence qui résulta, entre autres, de l’épuisement de l’attente d’une fécondité historique. Le silence, en vérité, s’ouvre, si on peut se permettre de le dire ainsi, en s’épaississant dans la mesure où la Nature remonte à la surface, en émergence sur l’apparence historique.
Connaît-on une œuvre qui évoque, non, qui parle autant la Nature, qui la fait parler et qui en nous parvenant enveloppe tous les destins, qu’il s’agisse de celui de chacun comme de la trajectoire plutôt descendante que montante de l’Histoire. Plus avant, l’Histoire, la musique en annonce, comme le silence de l’œuvre (Sibelius s’est pratiquement tu des décennies avant sa mort !) en sera la confirmation à venir, à travers la II° Guerre mondiale, la fin, plus exactement l’évanouissement. Il va de soi qu’on ne peut considérer l’Histoire, seulement, comme un simple épiphénomène, un fil tendu qui courrait sur une petite planète au fond de l’univers, ce serait faire fi des souffrances qui lui sont comme consubstantielles, de même que l’absence complète de signification qui l’habiterait sous la forme d’agissements rusés, diaboliques et monstrueux ; car ce serait faire fi tout autant de ses grandeurs et des dignités qu’il convient impérativement de ne pas oublier, en les saluant très bas.
Si Sibelius fut si mélancolique, comme on l’apprend à le lire dans ses lettres et ses déclarations, s’il connut des addictions si fortes, à l’alcool, en même temps qu’il sut conserver une tenue, devenue aujourd’hui, dans le débraillé historiquement si signifiant de toutes choses, si rare, qui ne fut pas seulement vestimentaire, et qu’on reconnaît avant tout dans son honnêteté artistique, c’est que son écriture musicale, en un mot sa pensée, avait incorporé cette sensation de solitude, de distance malheureuse prise (ce qui s’avérerait être justement une distance prise, une violence en réalité qui définit l’Histoire) par l’homme à l’égard de la Nature.
Et c’est alors bien tout autre chose qui aura percé dans la manifestation, celle d’une Nature imposante, infiniment variée, la sauvagerie au sens le plus noble que confère la forêt, d’un ordre très différent de celle que l’on subit en Islande (l’absence d’arbres, de végétation montante, une pesanteur, un grondement, une proximité des dieux, la forge, le feu et l’eau), le sentiment d’un éloignement des dieux, la sensation physique de cet éloignement, presque le sentiment d’une culpabilité à cet égard, une blancheur couplée à du vert ombragé et comme disparaissant, les deux recouverts, parfois, par un bleu d’une intensité si forte que dans la toile qu’il déploie dans le ciel il forme un arc tendu au point qu’il porte sa profondeur colorée à l’éblouissement.
En s’y arrêtant un instant, on se convaincra que les dieux possèdent une existence indéniable dès lors qu’on a fait, ne serait-ce qu’une seule fois, l’expérience de la violence naturelle, qu’il s’agisse de la mer pour un marin, du vent et de l’orage et de tous les tremblements dont la Nature est capable, celle d’un lac gelé qui gronde par exemple. Les dieux ne sont personne, mais des puissances, toujours liées à la Nature (écoutez la formidable énergie du début de la 3° Symphonie, ici par le soulèvement que suscite Santtu-Matias Rouvali, écoutez ce concentré de musique en 2 mn 50 seulement, allez, pour voir, jusque-là ! Ou bien allez jusqu’au dernier mouvement de la 5° Symphonie, montez avec elle dans l’immensité et non au ciel, allez jusqu’à ces accords ponctués de silence de la fin qui nous terrassent !). Le panthéisme est naturel, on s’en doute, mais à la fois plus naturel toutefois que la simple nature et donc plus divin qu’elle. L’homme apparaît alors sans commune mesure avec ce qui le soutient et l’anéantit. Les dieux activent leur transcendance dans la Terre, ils agissent et ils sont les seuls maîtres. En Islande, ils se tiennent sous la Terre, en Finlande ils ne sont pas au ciel, mais en face des hommes, comme la Nature qui s’offre telle qu’en elle-même dans le vent qui en effet fait face (se retourner sur un lac gelé et en ressentir le tranchant est une épreuve en soi, une expérience), dans le gel soudain ou dans la naissance presque instantanée du printemps. Les dieux ne veulent pas de mal aux hommes ou aux animaux, surtout pas aux animaux dont ils sont les amis, mais ils ne reconnaissent aucun des pouvoirs que les hommes s’arrogent. Panthéisme, oui.
Écouter la musique de Sibelius chez qui c’est la Nature qui compose, cette musique, une des plus belles qui soit, encore une, on songe évidemment à celle de Gustav Mahler, comme si ç’en était la condition, qui frôle la mort, c’est-à-dire, en l’occurrence en prenant à la lettre l’expression de Rilke selon laquelle « le beau est le commencement du terrible », qui ouvre à un Dehors, à ce dont on n’a jamais fait l’expérience et qui n’est pas à la mesure de l’homme, cette écoute, donc, constitue en elle-même un voyage à la fois métaphysique et existentiel, dans la Nature et dans la musique qui la double comme son avancée expressive, comme sa venue puis sa mise en présence.
Car l’expression en question se révèle tellement singulière, cette musique est si rude et rêche que son originalité, à s’y arrêter, ne relève fondamentalement d’aucune critériologie formelle ou même esthétique. Elle repose sur une pensée qu’aucun calcul ne peut reproduire. Le jugement consternant qu’on doit à René Leibowitz et à Pierre Boulez selon lequel Sibelius serait « le plus mauvais compositeur du XX° siècle » en dit assez long sur tous les dogmatismes (en musique, ils auront étouffé pendant plus d’un demi-siècle de très nombreuses œuvres au profit des leurs qui, on s’avancera sans la moindre hésitation sur ce point, ne leur arrivent pas à la cheville).
Certes, il est très difficile de verbaliser ce qu’est une « pensée » musicale. Mais on peut en dégager assez clairement le cadre : il s’agit de la pensée, non pas de ce qui serait inexprimable par le langage verbal, mais celle qui explore, reprend et amène à la manifestation ce qui excède la représentation, ou plutôt ce qui révèle le contenu de la représentation. Non pas l’excès de ce qui transcende, mais celui qui, comme une forme, s’y trouve et s’efforce de percer. Ainsi, tout le monde se représente bien la Nature, mais pas pour autant ce qui s’exprime en elle. La musique est cette présentation de ce qui se tient là, et plus particulièrement celle de Sibelius. C’est une musique du contenu, ce qui n’implique aucune dévalorisation de la forme, loin de là lorsque, contrairement aux tenants du formalisme cités plus haut, on y prête vraiment l’oreille et la pensée. Parce qu’il y a forme et forme, ce contenu est une pensée, pas très éloignée d’être, on la nommera ainsi, s’agissant de Jean Sibelius, celle de l’affect, mais d’un affect qu’on dira mûr, profond et maîtrisé (très intérieur, d’une intériorité ou d’une Innigkeit qui possède en soi le monde), ce qui, à la réflexion, est rare.
Tout cela travaille les symphonies, et Rouvali, manifestement, construit son intégrale de façon très cohérente. 1°, puis 2°, puis 3° et 5°, les symphonies encore assez classiques, ça n’est certes pas le mot dans le fait que par moments, au début de la 3° on perçoit des déplacements, des ouvertures d’abîmes absolument inattendues, de véritables brèches. Et on aura certainement dans le futur, on l’attend déjà avec impatience, un couplage de la 4° et de la 6°, sans doute la 7° aussi sur un disque double avec Tapiola, cette pièce insensée musicalement, proprement géniale, pour finir. Avec la 4° en particulier, on se trouvera certainement comment devant une blancheur absolue, une falaise horizontale pour signifier par cette image impossible un horizon infini ou qui aurait été percé en découvrant un silence.
© André Hirt
Sibelius, Symphonies n° 3 & 5, Pohjolas’s daughter, Gothenburg Symphony Orchestra, Santtu-Matias Rouvali, Alpha-Outhere, 2022
Une présentation du disque