Voici dans quelle rêverie, heureuse, jusqu’à la méditation, qui l’est tout autant, nous emporte le nouveau disque du Sirba Octet, intitulé Tsuzamen.
On a laissé entendre très récemment ici même que toute musique, jusqu’à la plus « savante », trouvait ses racines dans les réalités populaires de l’existence, au sens strict et très noblement folklorique du terme. On ajoutera que cet attachement aux ressources d’une terre ainsi qu’à l’existence historique des peuples, on ne peut raisonnablement pas en douter et encore moins le faire passer à l’as par des dénégations contemporaines, qui ne sont que cela, d’emblée inconsistantes, et dont le but est au demeurant contradictoire, car d’une part on fait valoir, légitimement, les différences et d’autre part on prétend les égaliser dans un partage qui, à ce compte, dissout tout.
À vrai dire, le cosmopolitisme n’est pas l’opposé de l’inscription originelle dans un lieu. Honte à tous les antisémites qui, avant d’être odieux sont d’abord ignorants ! Le savoir approximatif, le manque de culture et de travail sur les bons livres produisent toujours des catastrophes dont l’Histoire n’est pas avare. Et honte aussi à ceux qui ne sont jamais partis de chez eux, car ils parlent sans avoir la moindre expérience de l’étranger ! Ils ne connaissent pas la douleur et les déchirements de l’exil. Non qu’il faille souffrir pour savoir, mais ce dont la douleur est le cadre au moins formel, c’est d’un écart, d’une perte et d’un souvenir d’autant plus ardent. Ainsi, la réalité du monde moderne, qui a prétendu à la mondialisation, à la globalisation précise-t-on parfois, qui, toutefois, toutes deux ne se confondent pas avec le cosmopolitisme ainsi qu’on cherche à le faire entendre, justement parce qu’elles produisent une égalisation, donc non seulement un anéantissement des différences, mais plus subtilement et en réalité cruellement, une surdité comme une cécité dans notre système perceptif ainsi qu’une asthénie et un effondrement nerveux, jusqu’à l’insensibilité.
S’agissant de la seule surdité, on peut appeler amusicalité l’effet majeur de la globalisation. Ce n’est pas qu’on n’écoute pas ou plus de musique, loin de là. La question est celle de ce qu’on y entend ! Et il est certain qu’on entend peu dans certaines et même pas du tout dans d’autres, qui ne consistent qu’en une stratégie commerciale d’excitation des corps. En revanche, la source toujours féconde de la musicalité et des musiques est à trouver non dans l’existence des peuples, à même leur pure factualité, mais dans l’écart, la perte, l’impossible retour et jusque dans le retour qu’on croit enfin réalisé alors qu’il est toujours en quelque sorte manqué en raison de cette impossibilité, à la fois existentielle et temporelle dans laquelle, entre autres, aucune coïncidence des instants n’est concevable. De même que « la littérature » est née en très grande partie, en en faisant le récit, du voyage d’Ulysse, de même la musique s’est composée au cours de pérégrinations.
Un cymbalum ou un accordéon en bandoulière, un violon à la main, on partait, parce qu’on y était forcé, ou encore parce qu’il le fallait pour d’autres raisons, bien mauvaises, liées à la misère ou au danger. Mon grand-père disait, m’a-t-on rapporté (et sans doute dans le but d’une transmission), qu’avec pour seul bagage un instrument de musique, un simple violon, on trouverait toujours du travail partout ! Dans ce violon, dans un si petit espace de bois, combien de temps, d’histoires, de sentiments et de pensées sont contenues ! Il s’agit en effet des « racines », de ce qui continue à pousser, il s’agit de rhizomes qui s’étendent, à tels point qu’ils parviennent à nous entourer comme on enlace quelqu’un à l’improviste pour danser, lorsqu’on est heureux ou qu’un moment de bonheur collectif a miraculeusement lieu.
Au cours des errances que l’Histoire a provoquées, on aura croisé comme on peut hélas, sans doute plus que jamais, y être contraint, des Wanderer, des voyageurs en tout genre comme celui de Schubert, tellement d’apatrides. On croisera sans doute, au détour d’un chemin ou d’un carrefour, un nouveau Charlot, avec son violon sous le bras.
À la manière des langues, les instruments se mélangent. Et une musique nouvelle naît, elle qui est toujours déjà transformée depuis ces énergies qui lui viennent d’un lieu, d’une langue et puis, conjointement, de l’éloignement contraint par rapport à elles. La musique et l’éloignement, en effet. Sans le lieu d’un côté, sans l’éloignement de l’autre, il n’y aurait pas de musique et seulement le désespoir sans même rien pour l’exprimer. Y a-t-il d’autre musique que celle-là ? Pourquoi sommes-nous émus par de simples sons ? Pourquoi pleurons-nous à la fois de douleur et de bonheur ? Précisément parce que, ainsi, dans le détachement même nous pouvons, c’est la puissance de la musique, nous rattacher à ce comme à ceux d’où nous venons, parce que dans ces sons il s’agit d’autre chose, du contenu de ces sons, d’expériences personnelles et collectives, de souvenirs ancestraux rattachés aux événements qui sont présentement vécus. La musique est cette étrange rencontre dans les épreuves de l’existence du malheur et du bonheur, du présent et du passé, de la réalité violente et de l’espérance.
(Une remarque : un lieu, ce qu’on nomme rigoureusement ainsi, ne doit pas être confondu avec l’espace en général et pas même avec des espaces. L’espace est une notion moderne : il est homogène, ce qui veut dire que ses parties sont interchangeables. Or un lieu, et Aristote, comme un peu tout le temps et partout, a raison, même si la science moderne en a invalidé les thèses, ne peut être substitué à un autre. (Ainsi, une proposition théorique peut être vraie sans être scientifique, et une proposition scientifique peut être vraie sans être réelle, c’est ce que nous appris la phénoménologie de Husserl, celle de Heidegger également). La science a supprimé les lieux en son sein, la globalisation y tend également malgré leur résistance. Jamais autant, en raison de leur perte, nous n’avons autant aspiré à des lieux. Et, à la réflexion, nos désirs, tous, nous portent vers des lieux.)
Sans ces détachements comme sans ces attaches, Bartok aurait été inenvisageable et même impossible, Schubert auparavant de même, et que dire de Haydn et surtout de Bach avec ses danses, Bach qui dans sa musique instrumentale est littéralement fait de danses ! Sans cela, le jazz aurait été inconcevable. Dieu merci, apporté dans l’infime espoir blotti au sein du malheur, l’Europe centrale est venue à la rencontre du blues de la Nouvelle-Orléans. « Blues », oui, d’Europe déjà, le blues de l’Europe. Blues d’Amérique et blues d’Europe réunis. Together, Tsuzamen, ensemble (jamais plus je n’entendrai ma propre mère prononcer, si souvent, Tsuzame, en accentuant le e mais en éludant le n final, encore une métamorphose pour dire la même chose, comme une autre variation au sein d’un ensemble musical … Et n’importe qui, à y réfléchir, pourrait ajouter sa note personnelle, c’est pourquoi on s’est permis, pour ouvrir la danse, une notation toute personnelle).
Arméniens, juifs, roms…
L’ensemble Sirba Octet nous gratifie d’un disque remarquable sur le plan musical. Il ne se satisfait pas d’enregistrer des documents folkloriques. Il compose, recompose, métamorphose, en montrant toute la « grande » musique qui se trouve dans la « petite ». En même temps, il retourne les choses pour montrer à quel point il s’agit à tous égards d’une très grande musique, pleine de sucre comme un fruit d’orient, qu’on n’a pas fini de presser. Les titres des morceaux sont en eux-mêmes des voyages, et on ne se lasse pas de les dire à haute voix, eux, si cosmopolites (la stupéfaction de mon épouse en lisant Les Disparus de David Mendelsohn et d’y voir écrits phonétiquement, nous sommes à New York, les mêmes phrases que prononçait ma mère, avec quasiment le même accent, nous sommes en Lorraine-France !), comme : Kinderlekh, kleyninke, A Glezele Lehaim, Onter a kleyn boimele (on dirait du viennois à la Schubert dans son Lindenbaum), etc. Les musiciens sont remarquables. À peine une critique : pourquoi la musique est-est-elle si parfaitement exécutée que parfois on a envie qu’elle soit moins en-dedans et qu’elle se laisse davantage aller ? C’est sans doute pour nous dire : allez, dansez et à votre tour jouez ! Sans doute est-ce pour engager déjà le concert et s’adresser au public.
On se demandera une nouvelle fois : qu’est-ce qui vient en premier, les peuples ou bien leurs musiques ? En réalité, la réponse est explicitement donnée dans la question, car c’est dans la musique qu’a lieu la constitution des peuples, d’abord des peuplades, ensuite des groupes de villages puis des cités. Il s’agit d’une voie naturelle, quoi qu’on dise (il arrive aussi que le pire, puisqu’il réside dans la nature des choses, advienne ; Wagner, exemplairement, l’avait parfaitement compris dans l’élaboration, au futur dramatique que seul Nietzche avait deviné d’emblée, de son national-esthétisme). Mais la musique compose en se composant, et elle crée des appartenances, par conséquent des reconnaissances. Mais de quoi ? Certainement pas d’identités déjà constituées (il s’agit là d’une représentation et d’une idée au demeurant bien faibles, spécifiques des Modernes), mais de ce qui se tient en deçà des identités, à savoir d’émotions partagées qui proviennent d’expériences elles aussi communes, de dangers, de faim, de joies et de tristesses. Cette dimension constitutive des peuples, dont nul ne peut nier la réalité fondamentale prend des accents, ainsi parlerait Jean-Jacques Rousseau, des tournures en tous genres, d’esprit et de langue, mais d’abord de corps tels qu’ils s’extasient dans la danse. Et le plus important est que ces allures et ces traits presque picturaux des peuples quand on se les représente, comme ils l’ont fait eux-mêmes, à partir de la musique, ne se résolvent pas dans une figure, pas davantage, évidemment, qu’ils n’en proviennent, disons qu’ils s’échappent des sons, en effet comme les corps sortent d’eux-mêmes en prenant toute leur extension dans les danses, ne s’immobilisant jamais, mais renvoyant et même projetant dans le temps leurs tremblements comme autant d’affects aussi rapides, presque foudroyants, que profonds.
Une tradition aura pris forme ainsi, une transmission, nous avons dit une reconnaissance. Mais là aussi de quoi ? Mais d’une humanité ! D’une de ses formes dont la musique nous rappelle et parfois seulement nous révèle l’existence. Ce souvenir de l’humanité que l’on porte en soi, et que les musiques d’autres contrées et traditions nous font entendre exigent notre attention. L’éthique, c’est cela : l’écoute, l’attention, la musique qui émerge sur le fond d’un silence devenu si introuvable au-dehors, évidemment, mais également en soi. L’amusicalité en est l’inverse effondré et décomposé, partout répandue, même chez certains qui estiment être entré en musique ou en poésie.
Les jours de mariage, de deuil ou plus rituellement de fêtes, une même joie, une même douleur sont ressenties, accompagnées des mêmes vibrations, des mêmes contours qui les enveloppent et qui se traduisent et qui s’expriment sur la table des instruments de musique. Cela est si profond ! Mais le religieux a un peu tout recouvert, les rites qui ont pourtant une fonction de rappel ont généré l’oubli. Le malheur individuel est fondu, et donc sacrifié, cette forme perverse de l’oubli, dans la communauté. Les assimilations revendiquées par les politiques exigent elles aussi l’oubli, comme si des éléments constitutifs des corps qui résident au fond des pensées, et non l’inverse, pouvaient s’oublier ! C’est pourquoi, analytiquement parlant, rien n’est jamais oublié, donc l’assimilation est en soi impossible. La musique se métamorphose, mais ne s’annule pas. Ce qu’elle porte, distribue et projette ne saurait être sujet au refoulement. C’est là son régime propre d’éternité. Comme dans le premier morceau de l’album, la musique sort d’un buisson ardent au son de la clarinette qui se déplie comme un feuillage.
© André Hirt
Écouter un concert du Sirba Octet
Tsuzamen, armenien, yiddish and gypsy music – Sirba Octet – Sirba Records, Sortie le 20 janvier 2023.
Le site du Sirba Octet