Mais qui est-il, au fond ? Concernant la première partie de la question, la biographie de Jackson en rend compte en détails et on y apprend beaucoup, lorsqu’on est néophyte, et on révise avec le bonheur de la redécouverte, s’il le fallait, pour les autres, nombreux, toutes les circonstances décisives de l’existence de John Coltrane (1926-1967) ainsi que celles qui ont donné naissance aux chefs-d’œuvre qu’on sait. Pour ce qui est de la seconde partie de l’interrogation, qui enveloppe la personne, on allait dire l’âme. Coltrane est en effet un musicien de l’âme et non du cerveau, et c’est en ce sens qu’il fournit une bienheureuse alternative, une espérance, un salut, aux amateurs de musique dans les années 60 et 70 du siècle dernier, dévorées par les formalismes du cerveau en provenance de Darmstadt, les dogmatismes, les terrorismes intellectuels en tous genres (surtout bobo), l’impérialisme incarné par Boulez. On pouvait enfin respirer, l’existence était retrouvée, la beauté réveillée.
Car il s’agit bien, d’elle, de l’âme, et également de cette projection musicale proprement insensée, c’est-à-dire si lourde de sens, de directions, d’adresses, d’interpellations et de tentatives de percées et d’effraction dans ce qui par ailleurs ne se voit ni ne s’entend, le « fond » de l’âme précisément, bien que ce terme soit, il est vrai, certainement peu adéquat. C’est qu’il n’existe pas, puisque la musique est ici sans fond, elle va si loin, si vite (la vitesse n’est pas uniquement ce qu’on croit, elle relève également de l’intensité, de l’épaisseur du son et de la légèreté de l’envolée musicale, du voyage entrepris si l’on préfère), qu’elle ne se laisse plus arrêter sauf à rencontrer, si l’image possède un sens, un vide, autrement dit un espace inconnu que Jean-Pierre Jackson registre très souvent dans son livre à une transgression temporelle, soit à l’éternité. Oui, il est évident que cette musique nous transporte, ailleurs. À cet égard, Naïma n’est-il/elle pas un(e) enfant de Tristan ?
Sous cet angle, le plus remarquable est que Coltrane traverse ce qu’on appelle couramment le dionysiaque, vers lequel sa musique est aimantée, tout en ne parvenant jamais à trouver la paix dans l’apollinien. La très forte originalité de cette musique, qui n’est pourtant pas free, serait à cet égard que la forme ne s’obtient pas, en effet, comme on l’attendrait, au terme d’un travail d’élaboration psychique et expressive, mais qu’elle s’efface, ou plutôt s’écarte, devant ce qu’il faut appeler une expérience métaphysique dont le partage s’avère irrésistible.
En effet.
« Cette musique était si nouvelle… », la phrase d’un critique musical en 1945 valait pour Charlie Parker mais tout autant pour le déroutant Coltrane. Pourtant, la nouveauté n’était pas cherchée pour elle-même, autant qu’on puisse en juger. Une preuve en serait produite par les témoignages selon lesquels Coltrane était un travailleur acharné et que sa volonté de progresser était constante, ce qui traduit une modestie qu’on rencontre dans le champ « classique » chez l’admirable et si modeste Anton Bruckner. Ce qui apparaît clairement dans ce processus de création, c’est que la musique demeure au fond la même à travers ses évolutions et ses transformations, et ses métamorphoses (on songe aux derniers albums, au-delà du quatuor célèbre). En même temps, la musique ne va pas droit, elle tourne (on songe aux derviches tourneurs, au soufisme très souvent), elle emprunte des détours, mais finit par revenir sur elle-même, à l’inverse du free et son mauvais infini. Vers une Terre si attendue, si recherchée, l’Afrique, pour finir, comme si elle ne l’avait jamais quittée…
Tout ce travail traduit également, et c’est cela le signe le plus manifeste d’un grand musicien, une écoute attentive. Il s’agit de trois choses en vérité : l’écoute, l’attention et leur concentration. L’une n’est guère possible en musique sans l’autre. Et l’on fera remarquer au passage la dimension proprement éthique de ce critère : il s’applique en effet à autrui, aux choses, à la Nature. Ce n’est qu’à cette condition qu’il est possible de se mettre à la hauteur d’une activité ou d’une pensée.
Et que recherche Coltrane, puisque la musique n’est pas contemplative, comme la dérive esthétique des hyper-modernes le croit, mais engagée dans une pensée, investie au sens le plus noble du terme, et ô combien dans le cas de Coltrane ? « Peindre une image », comme il l’affirme et ainsi que le rapporte très judicieusement Jean-Pierre Jackson. Rien de moins évident, dira-t-on, parce que nous sommes habitués, en tout cas dans le classique comme dans le jazz, surtout dans la grande période créatrice qui va de 1910 à 1950 (avec la mort de Webern et le dernier Schoenberg et dans le contexte du judaïsme du second et celui du mysticisme du premier) à traverser l’image, au point que la musique se définirait par cette capacité-là. Coltrane, lui aussi, se laissa aller à la religion, en se convertissant à ce culte très particulier de l’Islam qui porte le nom d’Almadiyya, qui affiche son désir de paix et de non-violence. Mais l’image ? Quelle image ?
C’est que l’image suppose une forme… Le génie lyrique de Coltrane dans une époque qui, souvenons-nous, le rejetait de toutes parts (est-ce encore le cas aujourd’hui ? On ne sait. Ce qu’on sait, c’est que nous sommes, il en va de même avec la poésie qui en concentre le problème, perdus en cette affaire, ce qui la rend très signifiante, comme une pierre de touche pour l’exigence actuelle de la pensée) est d’en réformer le concept. L’image n’a pas pour tâche de reproduire quoi que ce soit puisqu’elle se forme elle-même, elle s’invente, d’abord en effet en se mettant à la recherche de ses contours comme de son contenu. Elle est invoquée, et l’invocation est sans doute le terme, s’il en faut un, qui signe la pensée artistique de Coltrane. Toute l’énergie mentale et physique, spirituelle, au sens religieux, pour tout dire, est convoquée par cette incantation. Parfois, et étrangement on s’y arrête peu, elle prend la forme d’une ballade (le disque Ballads est un chef-d’œuvre, trop méconnu et si peu registré à Coltrane, alors que, très discrètement, il s’agit sans doute de la clef de compréhension de sa musique, de même qu’on doit conjuguer son écoute avec le très proche Money jungle (Roach, Mingus et Ellington), parce que ce dernier, Ellington, si on ose le suggérer, fut la personnalité qui aura su lui faire jouer, sur un autre disque, ce qu’il portait pourtant en lui, mais qu’il excédait sans cesse, en allant trop vite ainsi que le font bon nombre de génies, comme lorsqu’on passe à côté de ce qu’on cherche.
Et c’est ce qui rend la musique de Coltrane quelque peu ambiguë pour une oreille qui répugne au religieux, non par refus de toute croyance, parce que cette dimension constitutive de l’humanité est, Freud l’a finalement compris, Lacan davantage encore, indépassable, mais du fait que l’identification musique-philosophie-religion-vie est confuse, pour le moins, et qu’elle engage une sorte d’hystérie, jusqu’à la pathologie, en ce que la musique sort et tombe d’elle-même en brisant du même élan désastreux l’image qu’elle cherchait et qu’elle portait pourtant déjà.
« La vision dionysiaque du monde » telle que Nietzsche la présentait dans sa jeunesse wagnérienne et qui aboutit, selon le philosophe, à la catastrophe extatico-religieuse de Parsifal, cet équivalent, mutatis mutandis, de l’art de Coltrane (on assume ce rapport, avec cette précision que la dernière œuvre de Wagner est envers et contre l’avis de Nietzsche un chef-d’œuvre formel), sera dépassée dès le Gai savoir par un souci de la forme (Jean-Pierre Jackson y fait référence sous un autre angle). Pourquoi d’ailleurs ? Certainement en raison d’une aliénation, d’un assujettissement, et pas seulement celui de la musique à autre chose qu’elle, mais plus généralement en la réduisant à un moyen, et concrètement à la réalité comme à l’équivalent d’une substance hallucinogène.
Si bien que dès le début de la carrière artistique de Coltrane, lorsqu’il était selon sa formule à la recherche d’une « lumière intérieure », donc à une image, le musicien n’aura jamais perdu cette ambition. Dans Crescent, Africa brass, la musique traverse et sature les nerfs jusqu’à la démesure et au seuil du supportable, physiologiquement parlant. Toutefois, dans sa « résistance » au free, l’art de Coltrane n’aura pas absolument perdu le sens de la forme (le sens qu’elle seule donne, à la différence du dionysiaque qui l’épuise et s’en passe). C’est là, on peut le supposer, la clef de son art, le mystère sur lequel on s’interrogeait en commençant, dont il nous reste, intrigués puisque nous ne cessons d’y revenir, à faire l’expérience à défaut de le pénétrer.
Reste la question de la religion. Celle du religieux, structurant de l’humanité, mais aliéné par une religion, n’importe laquelle, telle est l’affaire. Et si l’on sait que l’art fut, Philippe Lacoue-Labarthe en a fait la démonstration, « l’interruption de la religion », c’est aussi qu’il en constitua la suite, et dans une suite les traces demeurent. Nous en sommes là, même avec des prétextes de négation de la religion, jusqu’au cœur des affirmations d’athéisme. Rien n’y fait, les religions habitent et travaillent toujours, dans l’éloignement, le retrait et l’infidélité les arts. Au demeurant, la désintégration de certaines pratiques religieuses, on songe aux formes prises par le christianisme, au premier rang le catholicisme dont la liturgie est consternante dans l’effondrement jusqu’au ridicule, se conjugue avec celle que les arts ont connue au cours de la fin du siècle passé, dans ce cas aussi jusqu’à l’ironie à l’égard d’eux-mêmes, et jusqu’aux impostures pures et simples.
Mais, et c’est le point, le fait de confier par excellence au discours musical un « message » religieux ne constitue-t-il pas une régression, et, accordons-le, au regard des fascinations exercées, un danger ? Jean-Pierre Jackson a cru nécessaire, pour des raisons d’intelligibilité de l’œuvre, de reproduire à la fin du volume la Prière d’insérer (c’est le cas de le dire) rédigée par Coltrane lui-même pour l’album A Love suprême). L’auditeur est rendu à la restriction du choix, entre fusion affective, religieuse, destinée à être politique comme on sait, toujours catastrophique, et esthétisme, largement pratiqué, mais dont l’effort de pensée, s’il en est, s’incline devant le plaisir.
Tous les lecteurs trouveront par conséquent leur compte dans ce beau livre, abordable tout en étant très précis.
« Nulle effusion : Monk et Dolphy – pas Coltrane ;
Morandi, Bram van Velde – pas Kandinsky. Pas de
“spirituel” dans l’art ».
Philippe Lacoue-Labarthe, Pasolini, une improvisation (D’Une sainteté), William Blake & Co. Edit, 1995, p. 15.
© André Hirt
Jean-Pierre Jackson, John Coltrane, Actes sud, Arles, 2022, 20 €.
Écouter : John Coltrane et son quartet