L’accueil à ce volume d’anthologie dirigé par Gérôme Guibert et Guillaume Heuguet doit être célébré eu égard à son véritable rang et à sa valeur réelle. Ce qu’il couvre est si vaste qu’il ne peut être question d’en rendre compte, même très généralement. Chaque article contient ses richesses propres et des perspectives passionnantes, même lorsqu’elles sont rétrospectives puisque de nombreux textes datent de plusieurs décennies, ce qui n’annule en rien la pertinence des analyses proposées et on ajoutera que même l’éloignement temporel les rend parfois encore plus porteuses d’enseignements.
Ce qui suit ne constitue par conséquent ni une critique au sens le plus théorique d’un ouvrage aussi important, c’est impossible, ni une critique en son sens négatif le plus commun. Il s’agit plutôt de quelques réflexions, très générales, d’un simple lecteur qui prend cette question des « musiques populaires » au sérieux et qui cherche à leur accorder leur juste place tout en veillant à ne pas surinterpréter ou sur-commenter ce qui parfois ne le mérite pas (par exemple, s’agissant de Beyoncé, est-il intellectuellement pertinent, voire sensé, de lui consacrer un séminaire de recherche à l’École dite Normale (ô combien devenue, et en tous les sens, parole de celui qui a préparé au concours pendant plus de vingt-cinq ans) et prétendue Supérieure pour reprendre l’expression de Péguy ? Le commentaire, comme dans les œuvres trop faibles pour se soutenir d’elles-mêmes, doit remplir le vide et reprendre les poncifs ainsi véhiculés, pourtant présentés comme des engagements et des percées remarquables de la pensée…). À vrai dire, l’essentiel, en termes d’importance et de qualité, concernant les musiques populaires, se trouve ailleurs et il convient de ne pas le voiler.
D’autres lectures opéreront certainement un parcours de lecture très différent, en prenant par exemple franchement parti, comme si c’était la vraie question ou le problème réel, comme si on était pour sa part « contre », « pour » les musiques populaires, sans même interroger ou évaluer leur propre jugement. D’autres encore, enfin, feront, et c’est très bien ainsi, la part des choses. En revanche, toutes renforceront l’idée que la « pensée » de ces musiques touche un point très sensible de la réalité actuelle, qu’il s’agisse de celle des sociétés contemporaines, de la culture et des cultures, de la civilisation également, sans parler, bien sûr, de ce qui a trait à la matière artistique.
Car les effets de cette « pensée » dont le volume parcourt les régions concernent aussi bien les dimensions esthétiques, les sous-culture et ce qu’on nomme « la scène » actuelle, la question des « identités », les mediums de diffusion rendus possibles par les techniques actuelles, et pour finir sinon quelques conclusions générales qu’on peut tirer du croisement de tous ces plans, du moins des projections quant au devenir de ces musiques et de ce qu’elles véhiculent dans leurs modalités de pensées concrètes que, de fait, tout le monde côtoie d’une manière ou d’une autre.
Penser les musiques populaires est nécessaire. Les penser est indispensable, mais cela peut être le cas pour deux raisons contradictoires qui sont davantage sous-jacentes qu’explicites dans ce volume. Précieuses, les contributions présentées ici le sont à divers titres. D’une part, on comprend mieux ce que sont les popular music studies qui rassemblent les problématiques, elles-mêmes nées des cultural studies qui combinent dans leurs agencements les thématiques sociales, économiques, esthétiques et identitaires. Ces analyses, pour leur plus grande part, relèvent des sciences sociales, même si l’ombre d’Adorno, accepté et reçu dans ce cadre critique comme un sociologue qu’il fut effectivement, mais néanmoins d’un genre tout particulier, autrement dit indissociable d’un engagement pleinement philosophique qui, quant à lui, propose d’autres perspectives.
Et c’est bien ce qui fait revenir aux deux modalités du penser qu’on vient de relever en commençant. D’une part, en effet, il n’existe de musique que « populaire ». Les plus importantes œuvres instrumentales de J.S. Bach ont pour matrice des danses, nécessairement populaires au sens d’un folklore constitué. Si bien qu’en renversant les termes pour mettre en relief l’invitation du volume, « penser les musiques populaires », on se doit, dans tout rapport réflexif à la musique, de partir de ceci, non seulement que la musique est populaire, mais que n’importe quelle musique doit l’être. Car lorsqu’elle ne l’est pas, lorsqu’elle se prétend plus « savante », comme dans les formalismes qui ont émergé après la II° Guerre mondiale, avec l’école de Darmstadt, avec Pierre Boulez, la musique s’est égarée elle-même et de surcroît en elle-même, et elle a perdu en route, ce dont on subit aujourd’hui encore, sous un certain angle, les conséquences, tout soutien populaire, et même jusqu’au public. Et ça n’est que logique. Au fond, ça n’est que justice. Dans ses Leçons d’Esthétique, Hegel nous a fait comprendre qu’une œuvre d’art qui n’était pas nécessaire n’avait aucune raison d’exister et que sa prétention à l’existence allait de toute façon faire long feu. Sans la musique populaire, il n’y aurait donc pas Bach, pas Schubert, pas Schumann, pas Hugo Wolf, pas Bartok, pas Stravinski, etc. Sans parler de la grande tradition jazzistique, évidemment, qui provient à la fois de la musique populaire d’Europe centrale, de la culture yiddish, et du blues. D’autre part, « penser les musiques populaires » s’avère tout autant nécessaire, mais sous un angle très différent, critique celui-là : il se tient un peu à l’ombre de cet imposant volume, mais c’est son mérite de mettre en relief tous les éléments nécessaires à cette pensée. Il s’agit de ceci : les musiques dites populaires, aujourd’hui en tout cas, si l’on suit les médias, doivent leur réalité au contexte industriel de leur production, donc au capitalisme mondial dont elles forment une part très substantielle du marché et qui se résume dans le mot marxien de « marchandise ». Car elles forment un marché ! Et c’est cela qui au cours des dernières décennies s’est radicalement modifié et a pris un tour en un mot très problématique pour qui y est un peu attentif et qui ne se trouve pas, en ne voulant surtout pas s’y trouver, inclus dans la machine de production.
Ce qui s’est modifié, avant tout, et qu’il faudrait interroger, car l’interrogation est conditionnée de ce fait-là sans parler des confusions linguistiques (pop, rock, populaire…), c’est la notion même de « populaire » ou de « peuple ». Qu’y a-t-il de commun entre les personnes présentes à Woodstock et le public de Hip Hop ou de Rap ? Qu’y a-t-il de commun, de l’autre côté de la scène, entre Beyoncé, Lady Gaga, ici prises pour exemples de réussite, de militantisme, de modèles de pensée et tel album de Grateful Dead, par exemple ce chef-d’œuvre d’improvisation géniale, impubliable aujourd’hui, intitulé Live Dead
Ou bien ce non moins génial, dans un autre genre, folk, Astral Weeks de van Morrisson,
(et bien d’autres exemples pourraient être convoqués ici…) ?
Une différence fondamentale doit être soulignée, celle de la participation, le mot est faible, au déploiement le plus intense, le plus vulgaire aussi, on doit risquer ce mot, du capital. Car le populaire et le peuple se sont transformés en public et en consommateurs, sectateurs des impératifs posés par les grandes marques de vêtements, de chaussures et d’accessoires, on ajoutera jusqu’à l’abrutissement. Là où un mode de vie avec ses formes expérimentales, bien en avance sur notre temps, songeons à la génération hippie, était en voie de constitution, là où la frugalité était de règle, désormais c’est le marché qui impose sa loi aux formes constituées et normées du marché. « Populaire » ne peut par conséquent inclure cette dimension fondamentale de l’aliénation et du fétichisme de la marchandise.
Déjà les Beatles avaient flirté avec la consommation (flirt contemporain de leur retrait de la scène), on songe à l’album Sergent Pepper et surtout au Double Blanc, mais la musique était sauve grâce à son inventivité et à sa génialité. De même, la carrière époustouflante des Rolling Stones ne peut tenir au seul consumérisme ou la cupidité des artistes et de leurs agents. Leur longévité relève bien plutôt de la tenue d’une ligne réellement créatrice et par conséquent artistique, (de celle qui en possède les moyens…) et même éthique. Et un « peuple » ou une dimension « populaire » a su, à juste titre, s’y reconnaître.
Et, précisément, il existe au moins, à ce sujet, deux formes de reconnaissance. Celle, proprement mimétique, que l’on voit à l’œuvre chez les amateurs de Hip-Hop, de Rap, de Techno, de ce qu’on désigne, mais on n’entend plus vraiment le terme, par Pop (est-ce le bon mot dans la mesure où il prête confusion avec la période pop de la fin des années 60 et du début des années 70, confusion déjà à l’œuvre dans le livre pourtant important et intéressant de Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, La Découverte, 2018) ? N’est-il pas passé d’usage ? Quel autre mot appeler ? Celui d’amateur est à l’évidence inadéquat ? Alors, celui de consommateur, qui manque encore, lui aussi, de justesse ?), et celle, de l’incorporation que l’on rencontre chez ceux qui écoute des chansons de variété.
En effet, il faut remonter en amont du problème parce qu’on ne saurait faire l’impasse dans le champ du divertissement musical sur la chanson populaire, qui est bien de la musique populaire (de l’accordéon d’Yvette Horner, d’Annie Cordy – et pourquoi pas, au nom de quel mépris ? –, jusqu’à Edith Piaf, Johnny et Mireille Mathieu, en passant par Dalida et bien d’autres, qui méritent tous une attention dès lors que l’on fait usage du terme de « populaire »). L’importance de ces chanteurs est de pénétrer une époque, d’en faire ressortir les états ainsi que les tensions. L’enjeu y est toujours, comme dans toute musique, le statut fait au désir. Et c’est en ce sens que le mot de « populaire » consolide sa véritable substance. Cette musique est à cet égard plus « populaire » que celle construite uniquement sur le marché et pour le marché (quant à elle très présente dans l’ouvrage). L’identification à l’idole n’est pas la même chose que la réflexivité et par conséquent la reconnaissance en soi de son désir. Dans le second cas, une ligne de vie tend à se révéler, dans le premier c’est une communauté identitariste qui à chaque fois s’agrège, surtout lorsqu’elle en appelle à la critique des identités établies (raciales, sexuelles, etc.). L’affect dominant du second cas est la promesse envers et contre tout maintenue du désir, celui du premier est la colère projetée en toute chose et qui tient lieu d’idée, comme toujours s’agissant des affects négatifs. Alors, la contestation n’est plus politique et ensuite traduite en pratique, elle est d’abord pratique et se prétend politique.
De toute façon, la source la plus reculée, et aussi la plus décisive, qui doit fonder une réflexion sur les musiques populaires, est en effet, et il est curieux de devoir le rappeler, le folklore. Celui-ci traverse le temps et n’est guère tributaire de la mode ou de « la scène ». Du moins, il le remonte, il revient, il se transforme. Autrement dit, il reste fondamental, au sens strict du terme puisqu’il est nourricier, comme il le fut, de façon décisive, pour la musique dite « classique ». Ce dernier terme, partout désormais péjoré, non sans bonnes raisons sous un certain angle, est plus heureusement celui qui reprend celui de folklore, moyennant le changement de plan impliqué par l’élaboration d’œuvres en tant que telles.
C’est au demeurant une autre question décisive que celle de l’œuvre. Si l’on met de côté la discussion philosophique portant sur le statut de l’œuvre, voire même sa nécessité, dans le champ de l’art, on se doit de constater d’une part qu’elle a encore « travaillé » la musique pop des années 60 et 70 ainsi qu’on l’a relevé plus haut à propos des Beatles et des Who, et d’autre part qu’elle est encore présente à l’esprit, peut-être déjà de manière rétrospective dans le Killer de Michael Jackson (quel titre quand on y songe, mais y songe-t-on même ?), mais aussi qu’elle semble avoir disparu, au titre de ce qu’on a nommé dans la tradition « le grand art » au profit de formes artistiques nouvelles comme le clip.
Cette disparition du « grand art » constitue, et pas seulement à propos des musiques populaires, l’événement majeur auquel est confronté l’art moderne, depuis la Renaissance italienne. Car on est passé d’un investissement existentiel, sur lequel on revient plus loin, religieux évidemment à l’origine, puis aussi politique, et ensuite plus philosophique (la vérité, le réel, le visible et l’invisible), on est passé des formes de « l’anti-destin » au divertissement, puis, aujourd’hui, à la consommation puisqu’à l’évidence les modes d’expositions des musiques qui sont promues commercialement se confondent avec les méthodes de management et de merchandising, les affiches et les contenus de la publicité. À l’inverse, dans ma ville, une des plus importantes du pays, dans le grand magasin de disques, à vrai dire, un des deux seuls, les rayons de la musique classique et du jazz font juste deux mètres linéaires dans un coin alors que les musiques dites populaires bénéficient de la quasi intégralité de l’espace.
Quant aux dématérialisations de la musique, elles posent d’autres problèmes, en premier lieu celle de son existence pure et simple. La dématérialisation n’est que l’image ou la vérité de leur contenu. Même la musique classique devient éphémère avec le streaming ; sa source, si décisive (qui chante, qui joue ? l’on songe à la passion qu’on avait pour les pochettes de disques en général, et la musique pop, le jazz avec le label Blue Note en particulier qui auront produit des chefs-d’œuvre) est occultée, c’est-à-dire oubliée. La musique devient celle de la « mélodie infinie » du supermarché dont Nietzsche avait prévu le destin. Les musiques dites populaires saturent l’espace social, ascenseurs ou bien métro, dans ma ville en tout cas et un peu partout, de façon assourdissante, presque dantesque (on n’y entendra jamais – et il faudrait bien sûr s’arrêter sur et commenter le sens de ce « jamais » ! – Mozart, Pascal Dusapin ou bien Michel Petrucciani, ou encore Joe Henderson…). Économiquement parlant, les managers du Capital ont tort : la question n’est pas celle d’une demande qui serait faible ou insuffisante, mais d’une offre réduite, a priori ciblée, à la fois unique et immédiatement remplaçable.
Si on cherche à faire le point, de façon générale, sur un mode historique et événementiel, on parlera de la dimension romanesque (durable, incorporée) de la chanson populaire, cinématographique (l’art archi-dominant), ou « clippesque » du Hip Hop et du Rap (relayée de façon indispensable par les réseaux sociaux, tributaire de la mode), ou bien intérieure et expressive de la chanson, visible, apparente et démonstrative pour l’autre (tout ce qui est fait et vécu doit être filmé et diffusé dans l’instant). Quant à la musique classique, il est possible de la registrer à la poésie, elle-même de plus en plus évanescente. Reste le jazz, hésitant entre l’absorption dans le grand circuit du commerce et la création musicale. Le jazz est un seuil, l’a toujours été. Dans son fond, il est la liberté même, comme le fut la grande musique Pop des années 60 et 70.
Par ailleurs, ce qui est plus certain encore, c’est que la musique dite « populaire » est devenue, car elle ne l’était pas à l’origine, non en raison d’on ne sait quelle pureté projetée dans le passé par une illusion rétrospective, la musique des masses. Masse et populaire ne sont guère des notions synonymes : d’un côté l’indistinction et le fusionnel, la dissolution des individualités, la violence qui affleure grâce à la désinhibition et à un affect émergent de toute puissance, de l’autre une suite ou un prolongement de l’histoire du folklore. Autrement dit, s’agissant du premier point, on se trouve en face des images sonores et en l’occurrence devenues également visuelles d’un moment historique, dans une langue déterminée, de l’expression immédiate sur un mode musical (une langue mondialisée, et non plus inscrite dans un espace, un lieu, un pays, une langue – qui n’engage pas la question, heideggérienne, de son unicité ou de sa détermination par une terre, mais de ceci, qu’il ne s’agit pas ou plus d’une langue, de ce qui fait sens dans l’expression, certes, mais d’abord qui témoigne de l’élaboration du sens). Ce trait de l’immédiateté permet de cerner au plus près, même si c’est de façon encore bien trop formelle, la réalité sociale et civilisationnelle (car cette musique porte désormais, en raison de sa mondialisation, celle de l’Occident, les traits de la civilisation, cela dit un instant sans jugement de valeur). Ce trait, encore, autoriserait la distinction d’avec toute musique médiatisée, au sens technique du terme, « savante » dit-on, ou encore « composée ». Car le trait définitif de ce qu’on peut appeler populaire, sa forme de classicisme si l’on préfère, est, on l’a déjà noté, qu’il est incorporé en chaque individu, qu’il fredonne une chanson ou qu’il reconnaisse spontanément un moment musical.
Il reste que la « masse » en sa matérialité indistincte et « sa misère psychologique » (Freud), son agressivité, la pulsion de mort qu’elle véhicule, résulte de la perte de l’autorité du Père, ou de ce qui en symboliserait la fonction. Freud, dans une formule célèbre de Malaise dans la civilisation, affirme que « ce qui fut commencé avec le père s’achève avec la masse ». L’autorité singulière de la masse (et le XX° siècle fut celui des masses et sans doute le XXI° le sera-t-il davantage encore, à telle enseigne qu’aucune réflexion sérieuse sur les diffusions musicales ne peut laisser dans l’ombre cette réalité avec sa tonalité de fond) réside dans la violence, à son propre encontre comme à l’égard de l’extérieur, c’est-à-dire en dérivation de sa propre angoisse. Ce cadre, car il s’agit d’un cadre auquel personne ni rien ne peut échapper puisqu’il s’agit de notre « monde », s’avère pourtant particulièrement repérable dans ce qui est nommé, de façon majoritaire, dans le volume qu’on lit, « musique populaire ». Et, surtout, il s’agit de la raison fondamentale pour laquelle « penser » ces musiques s’avère si nécessaire. Une fois de plus, l’anthologie des études rassemblées par Gérôme Guibert et Guillaume Heuguet est appelée à devenir un classique, un moment indispensable pour qui veut pénétrer la variété et la richesse des musiques populaires et l’organon qu’elles représentent aux yeux des sciences sociales, certes, mais aussi de la psychanalyse et de la philosophie pour pénétrer la réalité comme l’état actuel de la civilisation.
On doit faire le constat d’un échec de l’inclusion de la musique classique au capitalisme, sauf à modifier cette musique. Le jazz a lui aussi longtemps résisté. Dans le cas de la musique classique, le public est resté âgé et bourgeois », dans l’ensemble il est jeune seulement dans les très grandes villes en raison de la présence des conservatoires. Pour autant, même restreint, sauf là aussi dans quelques et très rares salles, le public est peu instruit de la musique qu’il entend. La preuve en est la prudence, la timidité de la programmation musicale (symphonies de Beethoven, de Mozart, etc.). (Une remarque personnelle : en plus de quarante ans d’enseignement, et dans des classes prestigieuses, je n’ai pas rencontré un seul élève ou étudiant mélomane, pas un seul !).
Ce qui est certain, mais moins apparent, c’est, et c’est un peu le cas pour la plupart des musiques, sauf le jazz, étrangement, c’est l’effondrement de la qualité de l’écoute au profit, mais c’est le cas désormais concernant toute chose et cela tient même lieu de « pensée », de la stimulation des affects et des émotions. Ce qui est attendu n’est pas l’inattendu ou la découverte, mais l’attendu. Le plaisir est de répétition et non de rencontre ou de surprise. Le « monde » du classique, c’est un comble, a perdu la qualité d’écoute que requiert pourtant la musique (la preuve en est donnée depuis l’histoire homérique des Sirènes). Le silence de ces dernières, ainsi que Kafka en a livré la suggestion, est aussi assourdissant que le bruit le plus assommant, et autant que l’est une musique qui disloque et épuise l’écoute. Alors, une certaine forme prise par les musiques et une dimension de silence profond se confondent.
Le « classique » a perdu son public par la conjugaison de très nombreuses raisons : par son formalisme dogmatique, donc de son propre fait ; par le peu de place qui lui est laissé dans les médias, donc en raison de l’ignorance de plus large des sociétés ; par manque d’éducation ; par le développement singulier de ces mêmes sociétés qui cultivent autre chose que les qualités d’écoute et de silence nécessaires à toute attention portée à une œuvre, la culture de l’attention et de la patience s’étant perdue, en fait usée. Le « classique » ne se vit, ne se déploie plus que dans des cercles de happy few, dont les membres, solitaires, s’ignorent entre eux. Davantage même que la poésie, qui bénéficie encore d’une sorte de partage, le « classique » incarne, dans la vulnérabilité, une forme très secrète de résistance. Les éléments de cette dernière se composent d’un principe espérance et d’une forme de messianisme qui ne passera plus, on en est certain à présent, que par le chas d’une aiguille, selon l’image qu’on infère de Walter Benjamin. C’est que la passivité de ce qui reste de l’écoute s’est propagée en refoulant les exigences de cette dernière tout en faisant place en même temps à l’assujettissement émotionnel et par conséquent à une aliénation dont les formes les moins sensibles ou reconnaissables sont d’autant plus puissantes.
Ce qui s’inscrit plus profondément en défaveur de la musique dite « classique » – ce qui a empêché et ce qui empêche toujours cette musique d’être « populaire », une musique qui, de bourgeoise même au sens le plus neutre du mot, n’a jamais su, malgré Verdi, malgré Wagner, l’appel au peuple (« le peuple manque » de Mallarmé), malgré tous les efforts pédagogiques, se faire reconnaître du « peuple » –, et qui constitue une trame de fond à propos de laquelle on vient d’exposer, beaucoup trop rapidement, quelques éléments pour en juger, c’est qu’elle n’a pas su proposer de forme de vie. Inversement, déjà dans ses plus grands moments inauguraux, celui de la Pop des années 60 et 70, ce qui était en jeu, c’était une forme de vie en alternative au développement du capitalisme déjà libéral dont Thatcher ne fut que l’exécutrice, au sens propre du terme, elle-même provoquant dialectiquement l’essor du Punk. On pensera ce qu’on voudra de ces formes de vie, mais on ne pourra nier qu’elles surent se développer à défaut de s’être produites intentionnellement. Et on en partage toujours et encore l’idée.
Les raisons de l’impuissance de la musique « classique », de sa défaite historique, dont on ignore si elle est définitive car il existe tellement de grands compositeurs et interprètes aujourd’hui dont on mesure à peine la solitude et au fond le désespoir, la misère aussi incroyable au regard du travail accompli et des talents déployés, sont nombreuses et complexes. Ce qui est certain, en revanche, tient à l’identification du destin historique de cette musique avec le déclin des sociétés bourgeoises et aussi avec le développement des démocraties représentatives, des États-nations. À présent, la mondialisation « culturelle » en a secrété l’essence qui est au mieux médiocre, on ne peut que le reconnaître. Le devenir mondial de la musique (elle est devenu « unique », presque palimpsestueuse (et on a la tentation de faire usage d’une autre orthographe…), si peu inventive) a certes produit des modes de vie, plutôt que des formes (les modes sont mimétiques, les formes sont construites, donc au moins quelque peu pensées). La musique « classique » contenait dialectiquement en son sein une conscience nécessaire de l’émancipation et de la libération de l’humanité entière. Beethoven, Wagner. Gustav Mahler recherchaient explicitement une percée, un salut, un sauvetage de la Nature. Schoenberg avait dans son Moïse et Aaron exposé à la fois les apories de l’art et ses plus hautes exigences théologiques, philosophiques et finalement politiques (le rapport si décisif au peuple, toujours lui, celui-là même dont parlait déjà Hölderlin dans ses versions d’Empédocle et dont il n'a pas, dans l’inachèvement, trouvé la clé). Une forme de vie, une vie construite, celle que Marx lui-même ne parvenait néanmoins pas à figurer, malgré son rêve, « le rêve d’une chose » selon sa très belle formule qui meut sa pensée et qui devrait toujours mouvoir la nôtre, une forme qui rêve par conséquent d’elle-même, une forme libre, à la fois individuelle et collective, et non licencieuse par conséquent, cette allure dégradée et débraillée, confuse et vulgaire de la liberté très en vogue désormais.
Dans les conséquences de cette défaite historique, où il n’y a pas de gagnant, ni la musique, ni le peuple, la seule chose dont on puisse être assuré, c’est qu’il n’est vraiment pas certain, bien loin de là, que la forme de vie désirable soit celle que proposa Michael Jackson ou serait celle qu’indique Beyoncé.
© André Hirt
Penser les musiques populaires. Une anthologie établie par Gérôme Guibert & Guillaume Heuguet, éd. Cité de la musique- Philharmonie de Paris, 2022, 25€