Pour Grillparzer, l’Augarten, ce grand parc situé entre la Brigittenau et la Leopoldstadt, était un lieu de bonheur et de plaisir, tout au moins durant la fête populaire qu’il décrit dans Le Pauvre musicien, récit qui date de 1848. (…)
Sur le tronc et les feuilles de ces arbres se reflète, avec une luminosité que ne laissait prévoir ni le gris du ciel ni le bulletin météorologique, l’éblouissement de la fête décrite par Grillparzer, la lumière de ses pages qui, il y a cent trente ans, ont évoqué les arbres et les frondaisons de l’Augarten. Le pauvre musicien est un homme qui n’a rien eu ni rien voulu avoir, un mendiant qui aime religieusement la musique mais racle on ne peut plus mal son violon, et qui a organisé avec une naïveté méticuleuse et tortueuse la faillite de sa vie, trouvant sans sa dégradation comme homme et comme être social une humble et secrète harmonie avec le flux de la vie, le contentement trouvé dans chaque instant, la persuasion. Kafka – qui voyait dans ce pauvre musicien celui qui a renoncé à tout et peut jouir à fond de la vie, parce que ce renoncement l’a libéré de tout projet contraignant – le comparait à Flaubert, à l’absence et au vide de L’Éducation sentimentale. Le personnage de Grillparzer vit « dans le vrai », comme disait Flaubert, mais la simplicité et la vérité, pour lui, coïncident avec l’art, avec la musique à laquelle il se consacre, alors que pour Flaubert ou pour Kafka une impérieuse vocation pour l’art éloigne de cette vérité humaine. D’ailleurs l’art de ce pauvre musicien, bien qu’il le vénère comme harmonie, n’est qu’un disgracieux grincement. Son existence de raté est toutefois ce qui le sauve ; elle le soustrait aux rôles à tenir dans l’histoire et dans la société, elle lui permet de se consacrer à des bagatelles insignifiantes, de perdre et de gaspiller son temps, de jouir de choses minuscules et absurdes et d’accéder, avec sa maladresse balourde, à la légèreté d’un Mozart.
L’austriacité, c’est l’art de la fugue, le vagabondage, l’amour de la halte dans l’attente d’une patrie qui, comme dit le Wanderer (le Voyageur) de Schubert, est toujours recherchée, pressentie, mais jamais trouvée. Cette patrie inconnue, dans laquelle on vit avec un compte à découvert, c’est l’Autriche, mais c’est aussi la vie, aimable et – au bord du néant – heureuse. »
Claudio Magris, Danube, trad. Jean et Marie-Noëlle Pastureau (trad. légèrement modifiée), Gallimard, L’Arpenteur, 1988, p. 248-250.
André Hirt