Il est rare que les titres donnés à des albums soient pertinents – c’est décidément une pratique récente, devenue récurrente, sur laquelle il faudra un jour s’interroger sérieusement, on pense aux objectifs poursuivis qui écrasent très directement et largement la dimension d’éclairement artistique et donc musicale –, mais celui-là, Noctuelles, l’est incontestablement. C’est un des mérites de Tom Carré, ce pianiste, cet artiste, et pas seulement ce « jeune » pianiste, un qualificatif qui vient mécaniquement sous la plume des commentateurs, mais qui amoindrit d’emblée l’écoute et, de fait, malheureusement, englobant le musicien dans ce jugement condescendant, la relativise.
Le programme de Tom Carré est en revanche si bien conçu, on va y revenir, qu’il constitue une sorte d’absolu, « tout un monde », diraient les poètes et après eux les philosophes : un monde dans lequel volent les papillons nocturnes, un monde-forêt, ce qu’au demeurant le monde est autant concrètement que métaphoriquement, dans lequel les êtres et les choses se reflètent, du calme jusqu’aux mouvements les plus agités, d’un clavier de piano solitaire, entre nuit et jour, jusqu’à ces papillons métamorphosées en mains qui le font trembler d’émotion. Même Mahler saura s’en souvenir dans le premier mouvement de sa 1°Symphonie.
Noctuelles, c’est le titre donné au programme composé par l’Humoreske op. 20 de Robert Schumann et les Miroirs de Maurice Ravel. Étrangement, les Papillons de Schumann n’y figurent pas. Pourtant, on les entend, on les sent frémir, on perçoit clairement l’agitation de l’air autour de notre tête. C’est la nuit, oui, l’épaisseur et les menaces de la nuit (de celle qui est décrite, rendue sensible dans les pages de E.T.A. Hoffmann). Et aussi, parfois, sa profondeur paisible. La musique ne va pas révéler ce que la nuit cache, comme du reste aucune œuvre d’art ne le fait ni le peut, mais déjà elle tisse et colore le voile qui se trouve devant elle, un voile vibrant, la musique même. Ce voile est celui de la beauté de ce monde, une « beauté », en effet, alors même que le terme, empêché par on ne sait quelle inquiétude première, ne s’impose vraiment pas, une beauté encore, comme un effet de sa médiatisation par leur biais qui enveloppe angoisses et craintes, visions terribles et menaces.
La nuit du monde, le monde-nuit, voilà le dehors. Le dedans est lui aussi un monde, une nuit dans laquelle volent les papillons comme autant de pensées et d’affects ailés, parfois paisiblement, parfois jusqu’à l’insupportable. Le dedans comporte un dehors et le dehors n’est que le dedans lorsqu’on parvient à le fixer devant soi. Innig, Innigkeit écrivait Rilke pour dire la façon, qui est toute la poésie, le réel que la réalité commune recouvre, dont une vie intérieure absorbe l’extériorité, la fait sienne, en ne composant plus qu’un avec elle, paisiblement, dans la refonte matérielle et spirituelle d’une conciliation originaire. Innig, comme cette toute petite mais si éloquent pièce de l’Humoreske de Schumann.
Ce monde de l’Innigkeit est réel, le plus réel, dans la mesure où c’est en lui que l’existence a lieu, alors que la réalité commune est ce à quoi on fait seulement face, le réel n’étant pas ou plus un spectacle mais une expérience intimement vécue. Et c’est pour cette raison que la musique est si attachée au réel, ce que n'ignoraient ni Rousseau, ni Schopenhauer, encore moins Nietzsche. Elle se soustrait au visible non pour l’abandonner mais dans le but de l’ouvrir. Et c’est alors la poésie qui devient seulement possible, une poésie verbale bien sûr, et aussi musicale et picturale, mais toujours comme conditionnée au préalable par l’expérience émotionnelle. La poésie sans la musique est une erreur, une faute. Ce que savaient très bien, entre beaucoup d’autres, concernant « la mélodie des choses », comme dira Rilke, et Baudelaire, et Verlaine, et Mallarmé, et Jaccottet. Le terrible est lorsque la musique se tait, comme anéantie dans un silence qui ne laisse même plus place au sonore mais à la percée des tympans. Celan. Mais alors, une musique malgré tout, contrairement à la thèse première d’Adorno qui formulait un interdit du poème, renaît on ne sait vraiment pas comment, plus du tout sous la forme d’un chant (la poésie), mais dans un élan ou une poussée de vie, le poème à nu.
C’est tout ce à quoi fait penser ce beau programme de Tom Carré, qui nous place à l’intérieur d’un monde, déjà menacé chez Schumann par une innommable folie, chez Ravel par la guerre qui va venir. De la musique, entend-on, avant la fin du monde, une musique, parfois encore protégée par le rêve, mais qui doit traverser l’écran de la folie et l’angoisse à l’égard de ce qui vient. Et dans cette musique, malgré, envers et contre tout, nous séjournons encore, certes plus directement ou conjointement, mais seulement dans et par la mémoire, ce qui ajoute à sa beauté, qui en forme une pelure nouvelle. Car cette musique appartient au passé dans la mesure où l’on ne pourrait plus, de quelque manière que ce soit, la composer aujourd’hui et que l’état du monde travaille avec toute ses puissances négatives contre elle.
Et ces Miroirs de Maurice Ravel ! On les connaissait, presque par cœur, grâce à un très vieux disque de Marcelle Meyer, puis vint Gieseking réédité par la collection Références d’André Tubeuf, on apprit enfin à voir en Dominique Merlet un immense pianiste, un très grand ravélien. C’est peu de dire que l’œuvre hante… Elle ne cesse, comme son titre l’indique, de faire se réfléchir la vie intérieure, qui est bien plus que subjective puisqu’elle embrasse un monde, puisque ce qu’elle ressent est à la fois immémorial et quasiment prophétique. Car tout y est renvoi, le temps lui-même s’y trouve dans l’instant ou dilaté ou concentré, ce qui est peut-être la même chose dans une œuvre. Celle de Ravel n’est explicitement pas romantique pour un sou, ce qui ne l’empêche pas de l’être au fond par cette dimension réflexive justement, celle qui infinitise toute chose. Elle n’est pas, cette œuvre, davantage « impressionniste » comme on l’affirme souvent et trop facilement, en assimilant cette musique à celle des salons et des tasses de thé, en la ramenant, de fait, à des contenus purement esthétiques et esthétisants, c’est-à-dire irresponsables, autrement dit encore à une musique dans laquelle on ne joue pas d’une manière ou d’une autre sa peau, ce qui est pourtant la raison d’être de toute grande œuvre.
Romantique, les Miroirs le sont donc encore, et, du reste, ce que Tom Carré fait entendre et même voir, c’est une œuvre qui s’apparente peu à Liszt et bien davantage à Schumann précisément. On y perçoit moins une extase, une forme de concentration pieuse, qu’une vraie folie que les Noctuelles font sentir par le vent qu’elles soulèvent. Ainsi, cet abattement des Oiseaux tristes ! Ce tangage cette fois-ci, en son début du moins, délicieux d’Une Barque sur l’océan, et les résonances de La Vallée des cloches… Mais peu importent les classifications, seule compte la musique par sa provenance et ses destinations. Le cœur de Oiseaux tristes est si fou dans l’envolée, Tom Carré sait y étaler la musique comme on chercherait à distinguer le chant de chaque, la faire respirer parce qu’il la respire lui-même en la rendant élastique comme en creusant l’espace dans les écarts d’intensité. La musique devient claire, cristalline là où par exemple dans Gieseking elle est encore retenue et comme étouffée, presque discrète. Tom Carré rend à ces œuvres leur bipolarité constitutive, soit dans celle de Schumann la distance entre l’effondrement toujours si proche et la frénésie vitale, ou dans celle de Ravel le flottement, comme sur une crête, ou sur le seuil qui sépare la réalité du rêve.
Quelles que soient au demeurant les dispositions subjectives et humorales de l’auditeur, l’interprète rapproche ces œuvres de nous, de même que dans leur lecture au piano il en rend toute la modernité par le creusement du son, le travail sur les degrés d’intensité. Et surtout, c’est frappant, par une spatialisation extrême de la musique (les « oiseaux tristes, écrit Ravel, (sont) perdus dans une sombre forêt… » ; ainsi la résonance ou l’écho dans La Vallée des cloches ; et dans Une Barque sur l’océan, l’interprétation est presque par instants géniale par le vertige musicalement produit).
On dit toujours, et ce serait le cas de Jankélévitch, que la musique est pure durée, temps réel, surtout pas espace. Mais Bergson aveugle à cet égard. Le temps est unidirectionnel, l’espace ne l’est pas, il se creuse on ne sait comment ni vers où. C’est lui qui cause les cauchemars et qui engendre le temps, le temps qui, pour commencer, se déroule sur les seuils des prémonitions. L’œuvre de Ravel, on l’a rappelé, est hantée, avant comme pendant et après, par la guerre. Elle est incompréhensible autrement.
Toutes ces considérations n’enlèvent rien à la réalité des impressions de rêve qui enveloppent ces deux grandes œuvres. Les rêves en eux-mêmes passent de l’obscurité, leurs traits les plus sombres si l’on préfère, à l’exaltation et à la poussée de la vie la plus exaltée. Ce sont des œuvres de Stimmung, d’atmosphère, d’ambiance psychique, de tonalités en vérité, constituées autant par des états d’âme (Schumann surtout) que par des intensités perceptives, qu’on les hallucinations, visions ou pensées (plutôt Ravel). Humoreske, des humeurs, de états versatiles, des hyperboles, de l’ironie romantique, c’est-à-dire de la réflexivité à l’infini, encore et toujours de l’espace et de la spatialisation. L’espace enfin, si l’on peut dire, celui des mondes intérieurs comme extérieurs – mais quelle différence à l’égard de l’expérience et de ce qui est vécu ? –, son exploration au gré de ses courbures qui ne sont que l’effet du temps qu’il engendre dans sa propagation. La musique est décidément ce monde dans le monde, ce monde qui excède le monde, qui l’écarte, l’écartèle parfois, l’approfondit et l’élève. Tom Carré sait éviter le danger de l’interprète devant ces deux œuvres, celui d’en condenser les termes, en mettant au premier plan leur virtuosité, leur coulée. Inversement, il a su éviter toute forme de saturation, cette bousculade habituelle des interprètes de Schumann, qui ont trop appris et pas assez senti, qui regardent davantage vers le public que vers ce qui vient en eux.
Tom Carré est de ces derniers.
© André Hirt
Tom Carré, Noctuelles, Robert Schumann, Humoreske pour piano op. 20 ; Maurice Ravel, Miroirs pour piano. Scala Music, 2023
Tom Carré donnera un concert de sortie du disque dimanche 5 février 2023 à 16h à La Scala Provence–Avignon
Vidéo : (trop) rapide présentation du disque