Dans la musique d’opéra, on trouve une autre forme de vérisme que celle, très connue et pratiquée, de Puccini. Ainsi, il est donné d’écouter La Voix humaine, une œuvre magistrale, on pèse ses mots, de Francis Poulenc sur un texte de Jean Cocteau, c’est le cas de le dire. Opéra en un acte, si l’on veut, quarante-cinq minutes de soliloque, si l’on peut dire, d’une femme qui téléphone à son amant qui l’a délaissée.
Voici une expérience douloureuse que chacun a pu connaître, pas seulement une femme au demeurant, également des hommes (et il serait très intéressant d’imaginer une œuvre semblable, un texte d’homme comportant la différence sexuelle qui, quoi qu’on dise bien rapidement et cavalièrement aujourd’hui, est structurante de l’humanité, ce qui ne signifie pas, bien entendu, qu’elle engage par nécessité ou contrainte les pratiques). Voici donc une expérience d’abandon, que même les hommes, au sens sexuel du terme, connaissent. Et cela pour dire qu’ils se reconnaissent également dans les mots de Cocteau et le chant du personnage féminin de Poulenc. Mais que reconnaissons-nous ? Et quelle est la marque de la différence sexuelle, c’est-à-dire du rapport spécial à la jouissance ? Car c’est bien une femme, en tant que femme, dans sa différence autrement dit, qui fait entendre sa voix ici, qui y exprime son désir, cherche, désespérément, un partage.
On a si souvent écouté la version enregistrée de l’œuvre par Denise Duval et Georges Prêtre qui date de 1958. On croit aussi se souvenir d’un autre disque du même chef avec Julia Migenes. Et puis on écoute encore cet enregistrement vraiment étonnant avec Felicity Lott accompagnée par Armin Jordan, ou encore Carole Farley dans son impressionnante incarnation du rôle. Mais c’est la voix de Denise Duval qu’on a dans l’oreille, qu’on cherche à entendre lorsqu’on découvre une interprétation nouvelle.
Et pourtant Véronique Gens, en tous points remarquable, ardente et fragile, courageuse en un mot, parvient non pas à faire oublier Denise Duval, ce n’est d’ailleurs vraiment pas l’intention, mais à coller (quel autre mot convoquer à cet égard ?) à ce dont la voix de la grande et première interprète avait su être l’expression quant à son désir. Ce que Denise Duval apportait en vulnérabilité et qui arrachait aussitôt une irrésistible compassion, Véronique Gens l’excède en intensité de désir. Et celui-ci est d’autant plus irrésistible, c’est aussi cela l’amour, ce qui annule degrés, résistances et logiques de tous ordres, culturels ou sociaux, qu’il se soutient du réel dont il est l’émanation sonore, ce réel qui est tout et rien, tout ou rien. Le désir rencontre une réalité, celle des raisons qu’on peut considérer comme contingentes de l’amant qui ne le reconnaît pas, contingentes en effet à l’égard de et face à la substance impérieuse de ce que la femme porte ici dans sa voix.
Quelle œuvre étrange en vérité ! Un personnage unique s’y expose, nommé « la femme », et on se doit par conséquent et en toute rigueur de prendre à la lettre cette appellation en y reconnaissant de surcroît comme de fait le désir féminin. Une œuvre au genre indéterminé s’impose (« tragédie lyrique » est-il écrit, on rencontre également par on ne sait trop quelle intervention sur certaines pochettes de disque « monodrame », « en un acte » est-il précisé et même le très sobre mais bien faible « pièce en un acte »).
Vérisme, est-il venu à l’esprit ? Oui, car le langage utilisé tout du long de l’œuvre est on ne peut plus prosaïque, plus immédiat et presque naturel a-t-on envie de dire. Vérisme encore en un sens très large, car on a droit, il faut le souligner, à bon nombre de clichés des conversations qui ont lieu en ces circonstances de disputes dans les couples, ces « éléments de langage » – pour une fois cette expression a une légitimité ! – traduisant avec leur mauvaise foi, leurs dénégations et leurs platitudes des traits majeurs de régression qui s’empilent de façon insupportable en constituant la dimension de l’infantile.
C’est bien cela, aurait dit Freud, qui est « humain »… Le poétique, puisque l’œuvre en est traversée par moments, réside, comme dans la vie, et dans le souvenir (« souviens-toi »), c’est-à-dire ce qui fut croit-on heureux, mais surtout et plutôt manqué ou même raté, à vrai dire faux, et dont on se dit à la fin des fins qu’il aurait pu et dû être tout autre. Voilà, au fond, les hommes, au sens générique, sont aimables et désirables non par ce qu’ils sont, mais par ce dont ils sont la promesse qui ne sera jamais tenue. Et c’est justement ce manque, cet écart insurmontable que traduisent l’attente et la distance, à vrai dire cette castration et cette dimension d’inguérissable de l’humanité, la même faille creusant le désir en y inscrivant l’impossibilité. La remémoration, même trouble, de cet état de fait qui excède les histoires individuelles parce qu’il en détermine une part, fait le poétique, le déchirement qui en produit le langage à la fois infantile et métaphorique au sens où la métaphore n’est pas une simple image, mais une élévation, une hyperbole qui considère à la manière d’un oiseau un large paysage et qui constitue une conscience. Le désir, jusque-là horizontal, se fait élan et s’emporte. Il entend en lui-même la musicalité qui le rythme et lui confère une allure lyrique. Et on comprend soudainement l’opposition, dont les amours peuvent être les malentendus, entre le langage et ses sédimentations, et le désir.
Et quelle œuvre plus étrange encore dans son intitulé : La Voix humaine ! Pourquoi « humaine » ici alors qu’on s’attache d’emblée, exclusivement, à une voix « féminine » ? Quel écart entre le féminin et l’humain ! Certes, « la voix humaine » semble recouvrir et rassembler, si du moins cela se peut, les pôles de la différence sexuelle, mais ne faut-il pas, nécessairement, dans cette voix, différente et unique, entendre un sens autre ?
En effet, on est en droit de supposer qu’effectivement il existe un contenu universel dans la tonalité de cette voix. Universel, parce qu’il est le propre de chacun, parce qu’il est partagé et surtout se partage jusque dans la conflictualité comme c’est le cas ici, entre une femme et un homme. Le génie de Cocteau et celui que Poulenc développe est de tenir l’homme absent. Mais sa présence est lourde, pleine, presque insupportable par moment ne serait-ce qu’en raison de l’absence de réponse de sa part. En l’occurrence, l’absence est la modalité la plus efficiente de la présence. Plus exactement, afin de sortir de cet enchevêtrement d’apparences contradictoires, on a l’impression que la présence de l’homme face à la femme au sens physique du terme certes, mais surtout au sens symbolique, est impossible. Et c’est cette structure qui est universelle et donc partagée, cette coupure que Lacan définissait de la façon suivante, bien connue : « il n’y a pas de rapport sexuel ». Entendons qu’évidemment il a lieu, mais que le rapport se tient à une sorte d’immobilisation, de face-à-face, et non de fusion. En somme, le rapport existe, mais il ne se rapporte pas.
Déjà cela s’entend dans le langage, cet élément proprement humain, si précieux, mais qui dans le même temps nous sépare des choses comme si la pensée et tout ce qui s’y rapporte se trouvait dans l’impossibilité structurelle et non momentanée de se rapporter à quelque réalité que ce soit, si ce n’est dans la plus complète illusion, comme si aussi la séparation du désir féminin s’avérait insurmontable. (Freud, on s’en rappelle sans vraiment comprendre tellement c’est insupportable, le savait, lui qui s’attardait sur cette voix en lui qui demandait avec insistance « Was will das Weib ? » – que veut la femme ? –, lui qui cherchait également à dégager l’intelligibilité si improbable de ceci, que la femme elle-même l’ignore ! Une ignorance, ajoutera-t-on, par laquelle l’humain se compose dans la même douleur en enjambant les pôles sexuels de sa tragédie, une composition qui est peut-être aussi et surtout l’amour).
Et c’est bien là tout ce à quoi a affaire le désir, et qui cette fois-ci s’entend plus particulièrement dans la voix. Sa spécificité réside d’une part dans l’expression d’un soi qui ne peut se réfléchir, car on ne choisit pas le grain de sa voix ni le ressort pulsionnel qui agite le désir, qui s’y fait entendre et s’y exprime, d’autre part dans son adresse, car une voix est ce qui ouvre un dehors, même pour elle-même, et qui, dans ses interpellations mêmes, recherche une reconnaissance. Ce que cette tragédie lyrique met en scène, c’est que la réponse ne correspond pas à l’appel, ou encore que l’appel n’est pas contenu dans la réponse comme une sorte de loi de la physique qui, par exemple, implique le rebond de la balle après qu’on l’a lancée. En tout cas, et plus concrètement, le malentendu est total et corrobore l’absence de rapport qu’évoque la thèse de Lacan.
Malentendu, mal-entendu. C’est en effet le langage qui est en faute ou qui condense, ou qui sédimente la faute. Soit on entend ce qui est dit, soit ce qui l’a fait dire, soit encore ce qui est exprimé à l’inverse de ce qui est dit et qui se laisse reconnaître par sa tonalité. Dans sa diction, par conséquent.
Et on reste émerveillé par cette langue chantante, le français, dont on a répété à l’envi qu’à l’inverse de l’italien ou de l’allemand il ne se prêtait pas au chant, alors que ses inflexions, le jeu des voyelles et des consonnes, leur interpénétration ou parfois la distance qu’elles prennent les unes par rapport aux autres, donnent lieu à une palette qu’on ne se contentera pas de saluer en termes simplement esthétiques. Ce sont, et c’est bien plus décisif, les effets du désir qui se font entendre et dont la musique, au cœur de la diction qu’elle intensifie, fait valoir.
Le fait qu’il n’y ait pas de retour, ou pas de rappel dans l’appel, donc de réponse, ne doit pas faire oublier l’importance qu’il convient d’attribuer au téléphone. En effet, cet objet est non pas symbolique (il ne se réduit pas à un substitut), mais il figure, c’est un comble pour ce qui ne peut être symbolisé, c’est là sa définition même, le réel. Au téléphone, lorsqu’on compose un appel, au moyen d’un numéro, c’est la personne qu’on appelle et qui donc répond qui va imposer son ton. Le ton, en d’autres termes, la tonalité de l’appel. Ce dernier n’a l’initiative qu’en apparence puisque c’est le destinataire de l’appel qui va déterminer, par sa diction, son intensité, ses silences, son humeur la nature de l’appel. L’expérience est celle, on peut le comprendre à présent assez aisément, du point de butée du désir sur son objet. Et tout autant celle du point de naissance de la musique, née de ce rejet, de cette déception de l’adresse, car c’est cette ligne de séparation qui engage autant une satisfaction possible et même un bonheur qu’une nostalgie immédiate, comme une lumière renvoyée, et de fait atténuée, tamisée, presque en voie d’extinction. Le téléphone met en scène, il le souligne, l’état réel du désir. En un mot, il s’agit toujours de l’écho et d’Écho.
L’abandon par l’amant est en quelque sorte destinal dans l’ordre du désir, même lorsque, rarement, remarquons-le, la situation que propose la réalité semble témoigner du contraire, pour les raisons qu’on a dites à propos du rapport sexuel. C’est ce qui fait que l’attente est destinale. La déception de même. Et finalement, dans l’absence ou la présence – ce qui revient désormais au même, dans la réalité comme au bout du fil (relevons cette expression remarquable sur laquelle on peut méditer) ! –, l’espoir comme au contraire sa perte s’inclinent devant ce destin.
On peut avoir peur du téléphone pour de nombreuses raisons. Pour la génération qui est la mienne, qui n’en possédait pas à domicile, il n’annonçait que de (très) mauvaises nouvelles… Mais surtout, sa sonnerie, sa musique primaire sont le rappel de la perte, de l’abandon, jusque dans l’accueil.
Un point reste en suspens : quelle peut bien être cette voix qui chante et parle, c’est-à-dire désire ? La voix, la musique en réalité, est l’expression projetée d’une perte. Il n’y ainsi de voix que de la perte, et de sa perte, en d’autres termes de l’objet de son adresse, et ainsi que l’objet-téléphone le démontre, comme de sa motivation ou de sa cause. Une telle voix appartient bien sûr au corps. Toutefois, dans ses expressions, elle s’y oppose comme au réel et à la réalité confondues, preuve que le désir se soutient d’un élan immatériel, transcendant, et en ce sens il est l’envoyé du désir insensé, de sa réalité irréfragable, qu’un autre opéra a mis en scène, Salomé, de Richard Strauss. L’œuvre de Poulenc et celle de Strauss appartiennent à la même famille du désir absolu, quoi qu’on dise s’agissant de ce rapport inattendu, un rapport peut-être, on l’assume, plus pertinent que l’association et la référence à Puccini.
Le silence, l’abandon, et l’attente qui malgré tout les traversent encore, sont portés par l’élan physique de Véronique Gens. Et l’Orchestre National de Lille dirigé par Alexandre Bloch aura su faire sentir la violence, oui, la violence certes contenue de cette musique. La violence du désir, une violence vaincue mais d’autant plus réaffirmée, toujours en attente d’une percée au-delà de ce que ni le réel ni la réalité n’autorisent. À l’écoute de cette œuvre, on se dit qu’un mot la résume, douloureusement et que la musique seule permet de rendre, celui de déception que ce réel et cette réalité imposent.
© André Hirt
Le programme du disque sera intégralement donné en concert au Nouveau siècle de Lille par les mêmes interprètes le mercredi 25 janvier 2023 à 20 heures.
Une présentation de l’enregistrement du disque
Francis Poulenc, La Voix humaine, Véronique Gens, orchestre national de Lille, Alexandre Bloch, Alpha Outhere, 2022.