« Wagner fait partie de mes maladies […] Par le truchement de Wagner la modernité parle son langage le plus intime […] “Wagner résume la modernité. Rien à faire, il faut commencer par être wagnérien…“ » Nietzsche, Le Cas Wagner, préface.
Il en va de Richard Wagner comme des religions : les Églises constituées mènent à la catastrophe, entraînées qu’elles sont par la frénésie de leurs luxes et stupres, ointes et engoncées dans leur graisse, alliées hypocrites des circonstances et des politiques les plus infâmes. Il y dans ce cours funeste une logique et même un destin, car les institutions de ce genre expriment, contenue dans leur perversion, une pulsion de mort… Pour autant, on ne confondra pas, jamais, le religieux avec les religions. Ces dernières sont des émanations dont l’opportunisme et le pouvoir constituent les ressorts, alors que le religieux est structurant de l’humanité.
Cela transposé, on comprend qu’on puisse « être wagnérien », comme Nietzsche le fut – et le resta ! –, lui qui aura le mieux compris de quoi il retournait avec le phénomène « Richard Wagner », (« avant tout, je suis un wagnérien », dit-il même très tardivement au moment de l’hostilité déclarée à Wagner), qu’on puisse être juif et conjointement aimer, et même davantage, la musique du Ring et de Parsifal pourtant composée par un antisémite déclaré. (Relevons à cet égard, une fois pour toutes, la « logique », la matrice et le « ventre » toujours si féconds de l’antisémitisme qui repose et se résume dans la formule d’implication suivante : haine du juif, le fidèle du monothéisme originel, volonté de le sacrifier, apparition de la figure du Christ, sa mise à mort, suivie d’un remords, c’est-à-dire l’inversion de la haine et du meurtre en adoration, le fond de la religion étant par conséquent, pour refermer le cercle, l’antisémitisme).
Richard Wagner lui-même suscite l’adoration la plus inconditionnelle et la haine la plus absolue (on peut sans la moindre réserve échanger les épithètes). Osons le dire, les deux sont pour ainsi dire méritées. Mais, et c’est même la leçon du Maître, c’est l’amour qui l’emporte et qui rédime. Écoutez le Ring, plongez et anéantissez-vous dans le deuxième acte de Tristan, suivez Vénus dans Tannhäuser et instruisez-vous dans Parsifal auprès de la métamorphose de Kundry ! De la dépense à la chasteté, du sauvetage de ses personnages, ainsi procède Wagner, jusqu’à la salvation de soi, du désir d’émancipation des femmes – oui ! le « libre-amour », « le refus des conventions » par lequel on résume l’attitude du Wagner et le sens du Ring – jusqu’à la culpabilisation, jusqu’à ce retournement ascétique dans Parsifal comme si Wagner avait eu honte. On doit ce constat crucial à Nietzsche dans Le Cas Wagner au paragraphe 4, en résumé de son désir de révolution, de son optimisme historique (« L’optimisme. Alors, Wagner en fut honteux ») jusqu’à sa religiosité terminale, et, pour finir, que condense en effet cette interrogation majeure qui est celle, personnifiée dans la figure de Wagner, de la Généalogie de la morale (III, § 2) : « Que signifie par exemple le fait qu’un artiste comme Richard Wagner rend sur ses vieux jours hommage à la chasteté ? »
On comprend mieux, par ces simples lignes et considérations, le retrait, lui-même une salvation, de Nietzsche ! (Celui-ci ajoutera au paragraphe 7, et par là il met le doigt sur l’esthétisme ravageur et par conséquent manipulateur, quelle que soit son apparence, vulgaire, commune ou bien celle des prétendus esthètes en tout genre, des bobos contemporains en particulier, sachant surtout qu’il n’y a pas contradiction entre ces extrêmes qui se rejoignent, la jouissance purement esthétique et la chasteté (quoi de plus jouissif que ce qu’avance de part en part Parsifal ?) : « je déteste toute musique dont l’unique ambition est d’agir sur les nerfs »).
« L’unique ambition »… Or, précisément, et c’est toute la question qui fait qu’on ne peut pas ne pas être wagnérien. Car Wagner est aussi autre chose, il avait d’autres ambitions, proprement musicales en particulier. Ainsi, comment « se passer » de Tristan, de son originalité, le mot est faible, de sa fécondité, comment ne pas voir dans l’orchestration du premier acte de Siegfried un chef-d’œuvre incomparable, etc. ?
L’amour dans l’œuvre, pleinement déplié, dans l’indistinction avec le religieux. Et dans la vie le sexe déployé sans la moindre retenue. Et nous voilà revenus au seuil de cette œuvre colossale et admirable dont Tannhaüser fournit la condensation : les deux pulsions, apparemment contradictoires, entre la sexualité débridée et l’amour le plus spiritualisé. Nul doute que ce fut là l’affaire de Richard Wagner lui-même dont il aura su faire, en la tirant du fond de lui-même, une œuvre. Cette créature sublime, irrésistible (qui peut résister au premier acte de Parsifal ?), voluptueuse en tous sens (qui ne désire pas connaître l’extase du deuxième acte de Tristan ?) aura fait une partie de l’Histoire de la modernité, depuis sa reconnaissance par Baudelaire dans sa lettre à l’auteur, par Nietzsche évidemment qui en aura fait le centre, en vérité la pierre de touche, de sa pensée, par Heidegger qui aura désigné dans le discord entre Nietzsche et Wagner (il s’agit de la fin de la note 6 de L’Époque des “conceptions du monde”, in Chemins qui ne mènent nulle part : « … nous comprendrons le combat de Nietzsche contre Wagner comme le tournant nécessaire de notre Histoire ») la question centrale de notre temps et de l’avenir (rien que cela ! Mais ce point on ne peut plus sérieux n’a jamais été étudié pour lui-même, quant à ses raisons et ses enjeux). (Ajoutons, en passant, que Heidegger aura répété quelque chose à la fois de Nietzsche – qui fut son interlocuteur philosophique pour traiter du devenir de l’Occident et de son nihilisme dès les années 33 et tout du long des cours qu’il lui consacre jusqu’à la fin de la guerre – et de Wagner (le nationalisme linguistique en particulier, et pas uniquement l’antisémitisme, même larvé)).
L’amour est censé résoudre l’histoire et le calvaire de l’humanité, son errance de Hollandais Volant (der Fliegende Holländer, traduit en français, en perdant tout sens, par Le Vaisseau fantôme). Mais quel amour ?
C’est cette interrogation, concernant la détermination de l’amour, qui présuppose qu’il en existe toute une échelle, ce qui est à la fois réel et vrai, qui vient au jour dans ce très imposant volume qui vient de paraître et auprès de l’éditeur duquel, Samuel Tastet, on exprime sa gratitude. Et à plusieurs égards : d’une part celui du courage qu’il aura fallu pour entreprendre cette édition qui inaugure une « Bibliothèque Richard Wagner », une collection de treize volumes des écrits du compositeur ; d’autre part celui d’un véritable travail éditorial qu’on n’a plus coutume de voir à l’œuvre en terrain français, à la différence de celui des Italiens, des Allemands et des Anglais (malgré tout, Dieu merci, en France, on dispose de l’édition de la Psyché de Erwin Rohde et de La Vie de Monsieur Descartes par Adrien Baillet, tous deux parus dans des éditions remarquables grâce à Jacques Neyme aux éditions Encre Marine) ; enfin le coup de chapeau qu’il faut rendre à l’érudition de Philippe Olivier qui, par sa traduction de l’ensemble et des notes très nombreuses en marge du texte qui constituent plusieurs livres dans ce monument (près de 1200 pages), fait revivre littéralement tout un monde. L’ensemble nous donne un intense et prolongé bonheur de lecture, de découvertes et permet un retour sur l’œuvre incomparable de l’auteur du Ring. Et cela d’autant plus qu’en liminaire, les éditeurs mettent heureusement les choses qui fâchent au point. Ainsi, l’antisémitisme de Wagner est reconnu et condamné, de même que les affiliations politiques qu’on sait, qui subsistent encore (on se permettra d’ajouter qu’au-delà du « Nouveau Bayreuth » qui, à des degrés divers, grâce à Wieland et à Wolfgang Wagner, grâce surtout à Patrice Chéreau, a, apparemment, on l’espère du moins, triomphé des démons, il se trouve qu’à la buvette du festival et lorsqu’on se promène un peu dans les allées lors des entractes, on perçoit encore, dans quelques recoins, à la condition bien sûr d’y être sensible et attentif, quelques émanations et même relents de l’ « Ancien »...).
De quoi est-il question dans ces lettres de Richard femmes à « ses » femmes ? Tout d’abord on écrivait des lettres dans lesquelles on déposait pour ainsi dire sa vie entière aussi bien intime que sociale. Au gré des innombrables lieux d’habitation et des voyages, le quotidien comme l’exceptionnel, on communiquait ses lectures et son savoir. Et la remarque qu’on ne peut s’empêcher de faire est celle de la qualité, on allait dire le niveau si ce terme n’avait pas aujourd’hui si mauvaise presse, des échanges. Certes, il est question sans cesse d’argent (le personnage d’Alberich trouve dans ces soucis de quoi se former), de goûts de luxe, de reproches, de mensonges et de mauvaise foi aussi. Mais l’essentiel est toujours porté par ce qui n’est pas nécessairement mentionné : ce qui fait vivre, qui donne sens, le travail surtout (et Wagner, comme tout grand créateur est un immense travailleur !), l’importance de la création, de la liaison de cette dernière avec l’existence, l’art comme moyen, enjeu et finalité de la civilisation. Nous avons perdu tout cela. C’est pourtant partout sensible, en quelque façon par tous, certes dans les difficultés de la verbalisation, pour d’autres, cela devient très conscient par contraste avec la fréquentation d’une œuvre de cette dimension et à la lecture d’une correspondance de ce niveau.
La question essentielle que répètent ces lettres est toutefois la suivante.
L’amour, donc. Mais lequel ? Celui de Minna, la première épouse, une femme quelque peu perdue, attachante, et, à la réflexion, lorsqu’on prend conscience qu’on minore ce lien au profit de Mathilde et de Cosima, on se demande si ce n’est pas elle, oui, que Wagner a toujours à l’esprit et chevillée au corps afin de la sauver d’on ne sait quelle perdition, toujours est-il que c’est elle qui fut la compagne et l’interlocutrice dans la période du pain noir et des déboires en tous genres qui fut aussi celle de l’origine de la créativité (c’est elle qui collectionne le plus grand nombre de lettres, 269) ; celui de Mathilde Wesendonck, certainement l’inspiratrice, elle qui éveilla le miracle de Tristan, 149 lettres tout de même, elle qui saura se soustraire à la part mauvaise de la magie wagnérienne, par lucidité on peut le gager et pas uniquement par fidélité à son mari – une inspiratrice, car c’est elle la muse, est toujours lointaine, inoubliable, la distance prise étant une condition de la création qui a pour ferment la liberté et la possibilité d’élaborer une forme en s’extrayant de la passion qui, on le sait, dissout en effet toute lucidité dans l’indifférenciation comme dans le deuxième acte de Tristan ; celui de Judith Gauthier, qui rêva, dit-on, d’avoir un enfant de Wagner, ce qui en dit long concernant sa vie fantasmatique et ce qu’elle projetait dans cet amour (35 lettres, seulement, a-t-on envie de dire pour rendre ce chiffre signifiant dans l’esprit de celui qui les a écrites, et qui n'est peut-être pas à la hauteur de l’émoi érotique qu’elle suscita auprès de lui) ; ou celui de Cosima qui mit fin à l’errance de Wagner et à sa vie de Wanderer, elle la gardienne du temple, convaincue à tort ou à raison – parce que les autres femmes ne cessèrent pas d’être fécondes dans la création du Maître et de faire retour dans son esprit – d’être l’élue parmi les élues (67 lettres seulement, mais il est vrai qu’elle ne quitta plus Wagner d’une semelle, veillant au grain et surtout aux tentations de son époux dont les autres conquêtes féminines sont, Philippe Olivier le mentionne, très nombreuses).
Au-delà de ces amours très différentes, également selon leurs degrés d’importance et d’intensité – à la lecture, assez discrètement, mais avec intensité, on peut gager que Mathilde Wesendonck ne quitta plus l’esprit et le corps de Wagner –, on devrait insister, si on en avait les moyens (!) sur l’importance de « la vie sexuelle » des grands créateurs et sur la nature de cette dernière (il n’y a là aucune curiosité vulgaire ou malsaine ; il s’agirait de s’interroger sur le ressort le plus secret, le plus abyssal sans doute, de la créativité et de la pensée). Freud, mais aussi Jacques Derrida, nous l’ont fait comprendre, sans qu’il soit certain que nous ayons vraiment compris aujourd’hui encore l’importance de cette recherche (et la recherche, quelle qu’elle soit, est sexuelle, recherche des origines, et la sexualité elle-même contient l’origine de l’intelligence et de la formation du « pourquoi » et du « comment », ainsi que l’avance Freud dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle). C’est en tout cas dans l’indivision de la pulsion sexuelle et de la créativité qu’il faut chercher et l’intensité de l’inventivité artistique et les voies dans lesquelles circule la psychè dans le labyrinthe du sens qui l’agite, la perturbe et l’engage à ses expressions qui l’excèdent elle-même.
Il y a ce « mystère » Wagner d’un côté, et de l’autre la réalité des femmes amoureuses. Mais il faut commencer par « l’effet Wagner » comme on parlera plus tard, de nos jours, de l’effet que produit une star sur ses fans (Liszt et Wagner furent incontestablement les initiateurs de ce star-system et d’un régime nouveau des nerfs, qui définit, Baudelaire l’avait remarqué de son côté, son époque – on n’a pas suffisamment souligné, Wagner étant à la fois l’initiateur et le symptôme, le bouleversement que le système nerveux dut et doit, aujourd’hui plus que jamais, affronter dans les conditions du Moderne et de l’hyper-moderne…). Nietzsche l’avait bien saisi, cet effet, dans Le Cas Wagner : « Le succès de Wagner – son succès sur les nerfs, et donc auprès des femmes… ». Et, quelques lignes plus haut, dans le paragraphe 5, cet autre constat qui accuse la conversion schopenhauerienne : « Wagner est la ruine de la musique. Il a su déceler en elle le moyen d’agacer les nerfs fatigués – et, par là, il a rendu le musique malade », et puis enfin, car nous en sommes présentement là : « De nos jours, on ne gagne plus d’argent, qu’avec de la musique malade. Nos grands théâtres vivent de Wagner ».
Le théâtre, le mot est lâché. Wagner est à lui seul un théâtre, et ce n’est pas un hasard si c’est un théâtre, celui de Bayreuth qui en est l’incarnation de l’incarnation, ou encore l’exposition. Et qui dit théâtre, en ce sens, dit d’abord apparence, mime, jeu, possession, avant tout séduction par « ce génie théâtral », « notre homme de scène par excellence » écrit toujours Nietzsche au paragraphe 8.
Et lorsque le même Nietzsche ne cesse de répéter dans de nombreuses variations que Wagner « nous prend nos femmes », il dit vrai. Elles succombent, elles capitulent. Nietzsche remarque qu’il parvient à ses fins par des procédés « élémentaires », la sensualité, « la recherche de l’effet ». Tout cela ne serait donc que « comédie ». Notre question est : est-ce cela l’amour ? L’amour n’est-il que cela ? Y a-t-il, en fin de compte, de l’amour, quelque chose comme l’amour ? On ne sait pas.
Ce qu’on sait en revanche, c’est que ses apparences, et il n’y a peut-être qu’elles, sont celles que prend le Minotaure. Wagner est le Minotaure. Nietzsche voulait être Thésée, il désirait « sauver » son Ariane, alias Cosima. Les dernières lettres du philosophe reviennent sans cesse sur ce désir de tuer le Minotaure… Mais c’est bien lui, et lui seul, le Minotaure, qui aura su séduire toutes les femmes.
© André Hirt
Richard Wagner, Minna, Mathilde, Judith & Cosima – Correspondance (1842-1898) – Une autre tétralogie.
Préface de Hans-Dieter Lucas, Avant-propos d’Yves Courmes, Introduction et notes de Philippe Olivier. Édition établie par Philippe Olivier et Samuel Tastet. Est-Samuel Tastet Éditeur,1181 pages, 1,9 kg. 45 €.
Une interprétation remarquable des Wesendonck Lieder de Richard Wagner par A.S. von Otter et M. Minkowski :