« Le roulement de la canonnade tambourinait parfois aux vitres avec les coups les plus lourds. La nuit ne supprimait pas la distance, mais la rendait abstraite et presque immatérielle ; on eût dit qu’il n’y avait plus rien entre moi et cette percussion lourde qui heurtait la porte. L’impression d’isolement que j’avais ressentie, dès que j’avais mis le pied sur le quai de la gare, dérivait vers une rêverie bizarre. Paris me semblait brusquement très loin, coupé de moi par ces forêts trempées, cette tempête noire : le sentiment s’éveillait en moi que je me trouvais ici sur une lisière à peine franche. Un no man’s land abandonné — une de ces zones qu’on évacue et d’où l’autorité déjà déménage, mais où l’ennemi n’a pas encore pénétré. Je me représentais avec malaise autour de moi les villas claquemurées depuis des années au fond de leurs parcs en broussaille, cernées de flaques, raclées par les branches — écoutant du fond de leur silence d’étang noir le tremblement sournoisement alerté de leurs vitres. Par moments, quand une saute de vent écartait pour quelques secondes la canonnade comme un rideau, j’écoutais l’orage des futaies qui se reformait après l’accalmie, reprenait souffle pour la mauvaise nuit. La mala noche… Le mot me traversa l’esprit et y fit tout à coup un sillage éveillé. Dans la pénombre vacillante des bougies, les images y glissaient sans résistance ; brusquement le souvenir de la gravure de Goya se referma sur moi. Sur le fond opaque, couleur de mine de plomb, de la nuit de tempête qui les apporte, on y voit deux femmes : une forme noire, une forme blanche. Que se passe-t-il sur cette lande perdue, au fond de cette nuit sans lune : sabbat — enlèvement — infanticide ? Tout le côté clandestin, litigieux, du rendez-vous de nuit s’embusque dans les lourdes jupes ballonnées de voleuse d’enfants de la silhouette noire, dans son visage ombré, mongol et clos, aux lourdes paupières obliques. Mais la lumière de chaux vive qui découpe sur la nuit la silhouette blanche, le vent fou qui retrousse jusqu’aux reins le jupon clair sur des jambes parfaites, qui fait claquer le voile comme un drapeau et dessine en les encapuchonnant les contours d’une épaule, d’une tête charmante, sont tout entiers ceux du désir. Le visage enfoui, tourné du côté de la nuit, regarde quelque chose qu’on ne voit pas ; la posture est celle indifféremment de l’effroi, de la fascination ou de la stupeur. Il y a l’anonymat sauvage du désir, et il y a quelque tentation pire dans cette silhouette troussée et flagellée, où triomphe on ne sait quelle élégance perdue, dans ce vent brutal qui plaque le voile sur les yeux et la bouche et dénude les cuisses. »
Julien Gracq, « Le Roi Cophetua », Bibliothèque de la Pléiade, II, pp. 504-505.
Le choix d’Olivier Koettlitz